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introspection
L'intensité des sensations a toujours été plus faible, chez moi, que l'intensité de la conscience que j'en avais. J'ai toujours souffert davantage de ma conscience de la douleur que de la souffrance même dont j'avais conscience.
La vie de mes émotions a choisi de s'installer, dès l'origine, dans les salons de la pensée, et j'ai toujours vécu là plus largement ma connaissance émotive de la vie.
Et comme la pensée, lorsqu'elle héberge l'émotion, devient plus exigeante qu'elle, ce régime de la conscience, où j'ai opté de vivre ce que je ressentais, a rendu ma manière de sentir plus quotidienne, plus titillante et plus épidermique.
Je me suis créé écho et abîme, en pensant. Je me suis multiplié, en m'approfondissant. L'épisode le plus minime - un changement né de la lumière, la chute enroulée d'une feuille, un pétale jauni qui se détache, une voix de l'autre côté du mur, et les pas de la personne qui parle mêlés aux pas de celle qui probablement l'écoute, le portail entrebâillé sur le vieux jardin, la cour s'ouvrant sur l'arc des maisons rassemblées sous la lune -, toutes ces choses, qui ne m'appartiennent pas, retiennent ma méditation sensible dans les liens de la résonance et de la nostalgie. Dans chacune de ces sensations je suis autre, je me renouvelle douloureusement dans chaque impression indéfinie.
Je vis d'impressions qui ne m'appartiennent pas, je me dilapide en renoncements, je suis autre dans la manière même dont je suis moi.
Auteur:
Pessoa Fernando (Alv. de Campos)
Années: 1888 - 1935
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: H
Profession et précisions: écrivain
Continent – Pays: Europe - Portugal
Info:
Le livre de l'intranquillité
[
exil intérieur
]
autoportrait
Je suis probablement ce qu’on appelle un décadent, et il doit exister en moi (comme définition extérieure de mon esprit) de ces scintillations tristes, d’une étrangeté postiche, qui cristallisent en mots imprévus une âme exotique et véhémente. Je sens que je suis ainsi fait, et que je suis absurde. C’est pourquoi je tente, pour imiter une hypothèse des auteurs classiques, de figurer tout au moins, par le biais d’une mathématiques expressive, les sensations décoratives de mon âme de remplacement. Il arrive un moment, au cours de mes méditations écrites, où je ne sais plus bien où se trouve le centre de mon attention - dans les sensations éparses que j’essaye de décrire, telles des tapisseries inconnues, ou bien dans les mots au milieu desquels, en voulant décrire ma description elle-même, je finis par m’embrouiller, m’égarer et voir d’autres choses par-delà. Je sens se former en moi des associations d’idées, de mots et d’images - tout cela de façon lucide et diffuse en même temps -, et je dis tout autant ce que j’éprouve que ce que je crois éprouver ; je ne distingue plus ce que mon âme me suggère des images qui fleurissent sur le sol où elle les a laissé choir ; je ne discerne même plus si le son d’un mot barbare, ou le rythme d’une phrase intercalée, ne m’éloignent pas du sujet déjà bien défini, de la sensation engrangée, et ne me dispensent pas ainsi de penser et de dire, comme des grands voyages faits pour me distraire. Et tout cela qui, avec la répétition, devrait me donner une impression de futilité, d’échec, de souffrance enfin, ne réussit qu’à me donner des ailes dorées. Dès que je me mets à parler d’images - et peut-être parce que j’allais en condamner l’abus -, voilà que naissent en moi d’autres images ; dès que je me dresse en moi-même pour refuser ce que je n’éprouve pas, me voilà précisément en train de l’éprouver, et mon refus lui-même devient une impression tout ornée de broderies ; lorsque, ayant finalement perdu confiance en mes efforts, je veux me laisser aller aux voies de traverse, voici qu’un terme bien classique, un adjectif spatial et sobre, me font voir clairement devant moi, avec l’éclat d’un rayon de soleil, la page écrite somnolentement, et les lettres nées de l’encre de ma plume sont alors une carte absurde aux signes magiques. Et je me dépose en même temps que ma plume, et je m’enveloppe dans la longue cape de l’inertie, adossé à mon siège, épars, lointain, intervallaire et succube, final comme un naufragé se noyant en vue d’îles merveilleuses, au sein même de ces mers dorées de mauve dont, sur des couches lointaines, il avait véritablement rêvé.
Auteur:
Pessoa Fernando (Alv. de Campos)
Années: 1888 - 1935
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: H
Profession et précisions: écrivain
Continent – Pays: Europe - Portugal
Info:
Le livre de l'intranquillité
[
introspectif
]
[
langage
]
[
onirisme
]
imagination
Tout est absurde. Celui-ci consacre sa vie à gagner de l’argent pour le mettre de côté, sans avoir seulement d’enfants à qui le laisser, ni le moindre espoir de voir quelque ciel réserver un sort transcendantal à sa fortune. Cet autre consacre tous ses efforts à se faire une réputation qui ne lui servira qu’une fois mort, mais il ne croit nullement à la survie qui lui permettrait de jouir de cette même réputation. Cet autre encore s’épuise à rechercher mille choses qu’en fait il n’apprécie nullement. Un autre, un peu plus loin (…)
Celui-ci lit pour savoir, inutilement. Cet autre jouit pour vivre, tout aussi inutilement.
Je me trouve dans un tram, et j’examine lentement, à mon habitude, tous les détails concrets des personnes qui se trouvent devant moi. Pour moi les détails sont des choses, des mots, des lettres. Cette robe que porte la jeune fille assise en face de moi, je la décompose en ses divers éléments : l’étoffe dont elle est faite et le travail qu’elle a coûté — puisque je la vois en tant que robe, et non pas comme simple étoffe ; la fine broderie qui borde le ras du cou se décompose à son tour : le galon de soie dont on l’a brodé, et le travail qu’a demandé cette broderie. Et immédiatement, comme dans un ouvrage primaire d’économie politique, se déploient sous mes yeux les usines et les activités diverses — l’usine où l’on a fabriqué le galon, d’un ton plus foncé, qui a servi à orner, de petites choses entortillées, l’endroit qui fait le tour du cou ; et je vois les ateliers dans les usines— machines, ouvriers, cousettes — mes yeux tournés vers le dedans pénètrent dans les bureaux, je vois les directeurs chercher un peu de calme, et je surveille, dans les registres, la comptabilisation de chaque chose ; mais je ne m’arrête pas là : je vois, au-delà, la vie familiale de ceux dont la vie quotidienne s’écoule dans ces usines, dans ces bureaux… Le monde entier se déroule sous mes yeux, du seul fait que j’ai devant moi, au-dessous d’un cou brun, qui par ailleurs supporte je ne sais quelle tête, une bordure, irrégulièrement régulière, d’un vert sombre sur le vert plus clair de la robe.
La vie sociale tout entière gît sous mon regard.
En outre, je devine les amours, les cachotteries et l’âme de tous ceux qui ont œuvré pour que la femme qui se trouve là, devant moi, dans un tram, porte, autour de son cou de mortelle, la sinueuse banalité d’un galon de soie vert sombre se détachant sur un tissu d’un vert plus clair.
J’ai le vertige. Les banquettes du tram, dont le siège est garni de paille aux brins alternativement plus fins et plus robustes, m’emportent vers des régions lointaines, se multiplient en industries, ouvriers et maisons d’ouvriers, existences, réalités — tout.
Je descends du tram, épuisé, somnambulique. J’ai vécu la vie tout entière.
Auteur:
Pessoa Fernando (Alv. de Campos)
Années: 1888 - 1935
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: H
Profession et précisions: écrivain
Continent – Pays: Europe - Portugal
Info:
Oeuvre poétique, NRF 2001
[
réalité support
]
[
désenchantement
]