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procréation médicalement assistée

Qu’Indy décide de recourir à la PMA parce que son mari était stérile, il pouvait bien entendu le comprendre ; qu’elle choisisse en plus de recourir à la GPA, c’était déjà plus discutable, à ses yeux tout du moins, mais il était peut-être victime de conceptions morales dépassées, la marchandisation de la grossesse était peut-être tout à fait légitime, il ne croyait pas à vrai dire, mais il évitait en général de trop penser à ces questions. Qu’elle se rende en Californie pour procéder à l’ensemble de ces opérations, parfait, c’était l’option la plus performante sur le plan technologique, c’était également la plus chère – mais elle semblait avoir les moyens, il se demandait d’ailleurs d’où pouvait venir l’argent, ce n’était certainement pas son salaire de "journaliste de société" qui lui permettait ces fantaisies, et même si elle avait été une "grande plume", comme on dit, cela serait resté hors de portée. C’étaient probablement ses parents qui avaient payé, elle-même était plutôt radine, du genre à aller en Belgique ou en Ukraine. Tout cela, bon, admettons, mais qu’est-ce qui avait bien pu lui prendre, parmi l’immense catalogue de géniteurs qui devait avoir été mis à sa disposition par la société califor-nienne de biotech dont elle avait utilisé les services, de choisir un géniteur de race noire ? Sans doute la volonté d’affirmer son indépendance d’esprit, son anticonformisme, son antiracisme par la même occasion. Elle avait utilisé son enfant comme une sorte de placard publicitaire, comme un moyen d’afficher l’image qu’elle souhaitait donner d’elle-même – chaleureuse, ouverte, citoyenne du monde – alors qu’il la connaissait comme plutôt égoïste, avare, et surtout conformiste au dernier degré.

Ou bien – et l’hypothèse était encore pire – elle avait souhaité par ce choix humilier Aurélien, faire savoir à tous dès la première seconde qu’il n’était pas, ne pouvait en aucun cas être le père véritable de l’enfant. Si telle avait été son intention, elle avait pleinement réussi.

Auteur: Houellebecq Michel

Info: Anéantir, p 205

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dernières paroles

Il m’est arrivé une histoire extraordinaire avec lui. On allait le voir pendant les répétitions du “Roi se meurt” avec Georges Werler, mon metteur en scène.

Ionesco était très malade, on le portait dans un fauteuil voltaire, et sa femme lui apportait des grands verres de thé, mais fort, fort, rouge sang. C’était très impressionnant. Alors il buvait ce thé pour essayer de se garder en vie. Souvent, on parlait de choses et d’autres, il était adorable, c’était un homme exquis, un homme enfant, un homme qui méritait d’être enfant. Il demandait : “Vous croyez que ça vaut quelque chose, tout ça ?” Et je lui disais : “Eugène, enfin, vous êtes le seul auteur vivant qui êtes entré à La Pléiade. Alors quand même, ce n’est pas pour rien. Et toute votre œuvre est là" Et lui : "Oui. Vous trouvez ça intéressant ?" Vraiment, il était très sincère. Et un jour je lui dit : "Vous savez, je ne peux pas venir la semaine prochaine". Lui : "Oh, quel dommage ! Vous ne pouvez vraiment pas venir ?" Je lui réponds : "Non, parce que je suis obligé d’aller voir ma mère". Il fait : "Oh ! Vous avez encore votre maman. Et elle a quel âge ?" Je lui dis : "101 ans". Et alors j’ai senti que ça lui faisait un effet extraordinaire. Comme s’il se disait : “Mais alors, tous les espoirs me sont permis. Si la mère de Michel vit jusqu’à 101 ans, pourquoi pas moi ?"

Nous sommes ensuite partis en tournée. Et puis on a appris sa mort. On a été très secoué, on jouait “Le roi se meurt”, c’était très bizarre. Je suis remonté pour l’enterrement. Puis je suis repassé chez moi après le service, avant de repartir en tournée. Et là, j’ai écouté mon répondeur. Il y avait plusieurs messages et tout à coup j’ai entendu : "Allo ! Ici Ionesco. Comment va votre maman ?".

Auteur: Bouquet Michel

Info: Rapporté par Lionel Chiuch

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géopolitique

Francisco Franco, indépendamment d’autres aspects parfois discutables de son action politique, pouvait être considéré comme le véritable inventeur, au niveau mondial, du tourisme de charme, mais son œuvre ne s’arrêtait pas là, cet esprit universel devait plus tard jeter les bases d’un authentique tourisme de masse (qu’on songe à Benidorm ! qu’on songe à Torremolinos ! existait-il dans le monde, durant les années 1960, quoi que ce soit qui puisse y être comparé ?), Francisco Franco était en réalité un authentique géant du tourisme, et c’est à cette aune qu’il finirait par être réévalué, il commençait d’ailleurs à l’être dans quelques écoles hôtelières suisses, et plus généralement sur le plan économique le franquisme avait récemment fait l’objet de travaux intéressants à Harvard et à Yale, montrant comment le caudillo, pressentant que l’Espagne ne parviendrait jamais à raccrocher au train de la révolution industrielle qu’elle avait il faut bien le dire totalement manqué, avait hardiment décidé de brûler les étapes en investissant dans la troisième phase, la phase finale de l’économie européenne, celle du tertiaire, du tourisme et des services, donnant ainsi à son pays un avantage concurrentiel décisif à l’heure où les salariés des nouveaux pays industriels, accédant à un pouvoir d’achat plus élevé, souhaiteraient l’utiliser en Europe soit dans le tourisme de charme, soit dans le tourisme de masse, conformément à leur statut, il n’y avait ceci dit pour l’instant aucun Chinois au parador de Chinchon, un couple d’universitaires anglais des plus ordinaires attendait son tour derrière nous, mais les Chinois viendraient, ils viendraient certainement, je n’avais aucun doute sur leur venue, la seule chose était peut-être quand même de simplifier les formalités d’accueil, quel que soit le respect que l’on puisse et que l’on doive éprouver pour l’œuvre touristique du caudillo les choses avaient changé, il était peu probable maintenant que des espions venus du froid songent à se glisser dans l’innocente cohorte des touristes ordinaires, les espions venus du froid étaient eux-mêmes devenus des touristes ordinaires à l’instar de leur chef, Vladimir Poutine, le premier d’entre eux.

Auteur: Houellebecq Michel

Info: Dans "Sérotonine", pages 39-41

[ développement ] [ historique ]

 

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tube rock

[…] il était j'imagine pas très loin de minuit lorsque je lui proposai de mettre de la musique, ce qui depuis longtemps était la seule chose à faire, la seule chose possible dans notre situation, il acquiesça avec reconnaissance et là je ne me souviens plus trop bien de ce qu'il a mis parce que j'étais moi-même complètement saoul, saoul et désespéré, le fait de repenser à Camille m'avait achevé en quelques secondes, immédiatement avant je me sentais le mec fort, le sage et le consolateur, et d'un seul coup je n'étais plus qu'une merde à la dérive, enfin je suis sûr qu'il nous a mis ce qu'il avait de mieux, ce à quoi il tenait le plus. Le seul souvenir précis que j'ai, c'est un enregistrement de Child in time, un pirate réalisé à Duisburg en 1970, la sonorité de ses Klipschorn était vraiment exceptionnelle, esthétiquement c'était peut-être le plus beau moment de ma vie, je tiens à le signaler dans la mesure où la beauté peut servir à quelque chose, enfin on a dû se le passer trente ou quarante fois, à chaque fois captivés, sur le fond de la calme maîtrise de John Lord, par le mouvement d'envol absolu par lequel Ian Gillan passait de la parole au chant, puis du chant au cri, et ensuite revenait à la parole, immédiatement après s'ensuivait le break majestueux de Ian Paice, il est vrai que John Lord le soutenait avec son habituel mélange d’efficacité et de grandeur, mais quand même le break de Ian Paice était somptueux, c'était sans doute le plus beau break de l'histoire du rock, puis Gillan revenait et la seconde partie du sacrifice était consommée, Ian Gillan s'envolait à nouveau de la parole au chant, puis du chant au cri pur, et malheureusement peu après le morceau se terminait et il n'y avait plus qu'à replacer l'aiguille au début et nous aurions pu vivre éternellement ainsi, éternellement je ne sais pas c’était sans doute une illusion mais une illusion belle...

Auteur: Houellebecq Michel

Info: Dans "Sérotonine", pages 226-227 à propos d'un morceau de Deep Purple

[ description sonore ] [ chanson ]

 
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biais d'interprétation

Vous êtes sans doute au courant des usages ésotériques de la physique quantique, des thérapies parallèles et autres cures holistiques prétendument fondées sur cette théorie. Ces spéculations débridées se prévalent des lectures réalistes de la physique quantique, surinterprétées de façon extrêmement douteuse, il est vrai. Les cures holistiques prétendent se baser sur la non-séparabilité quantique, de même que la télépathie déclare s’appuyer sur les influences non-locales de type bohmien. Or, l’interprétation réflexive de la théorie quantique sape à la base cette tentative d’usage fantaisiste. Pour comprendre comment cela se fait, considérez le théorème de Bell. Selon ce théorème, il suffit de poser les deux hypothèses de localité et de réalisme pour en inférer les inégalités de Bell, qui sont violées par les prévisions quantiques et par toutes les expériences (nombreuses) qui les corroborent. La plupart des interprètes en ont conclu qu’il fallait mettre en cause la localité, ce qui a pu faire croire à un assez grand nombre de chercheurs excellents qu’il existe enfin une démonstration scientifique que le monde est un grand Tout solidaire. À partir de là, et moyennant toutes sortes d’approximations et de glissements de pensée que les chercheurs sérieux dénoncent, certains auteurs de livres destinés au grand public se sont cru autorisés à proclamer que la physique quantique nous permet de comprendre la télépathie voire la psychokinèse, ou bien qu’à travers elle "La Science" confirme les visions mystiques de l’uni-totalité. Mais le théorème de Bell n’ouvrait-il pas une deuxième possibilité, celle qui consiste à mettre en cause l’hypothèse de réalisme des propriétés microphysiques ? Si l’on opte (comme quelques auteurs ont tenté de le faire) pour cette seconde branche de l’alternative, les deux points d’appui allégués des usages ésotériques de la théorie quantique s’écroulent en même temps : (1) la théorie quantique n’est pas une description des arrière-fonds cachés du monde réel, mais seulement un dispositif cohérent de prévision des phénomènes expérimentaux ou technologiques ; et (2) il n’y a rien en elle qui impose un holisme ontologique. Vous imaginez la déception de ceux qui avaient fondé leur espoir de réenchantement du monde sur la physique quantique !

Auteur: Bitbol Michel

Info: http://www.actu-philosophia.com/Entretien-avec-Michel-Bitbol-autour-de-La-520

[ déviances interprétatives ]

 
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sociologie du sexe

C’est justement ça qui est étonnant chez toi : tu aimes faire plaisir. Offrir son corps comme un objet agréable, donner gratuitement du plaisir : voilà ce que les Occidentaux ne savent plus faire. Ils ont complètement perdu le sens du don. Ils ont beau s’acharner, ils ne parviennent plus à ressentir le sexe comme naturel. Non seulement ils ont honte de leur propre corps, qui n’est pas à la hauteur des standards du porno, mais, pour les mêmes raisons, ils n’éprouvent plus aucune attirance pour le corps de l’autre. Il est impossible de faire l’amour sans un certain abandon, sans l’acceptation au moins temporaire d’un certain état de dépendance et de faiblesse. L’exaltation sentimentale et l’obsession sexuelle ont la même origine, toutes deux procèdent d’un oubli partiel de soi ; ce n’est pas un domaine dans lequel on puisse se réaliser sans se perdre. Nous sommes devenus froids, rationnels, extrêmement conscients de notre existence individuelle et de nos droits ; nous souhaitons avant tout éviter l’aliénation et la dépendance ; en outre, nous sommes obsédés par la santé et par l’hygiène : ce ne sont vraiment pas les conditions idéales pour faire l’amour. Au point où nous en sommes, la professionnalisation de la sexualité en Occident est devenue inéluctable. Évidemment, il y a aussi le SM. C’est un univers purement cérébral, avec des règles précises, un accord préétabli. Les masochistes ne s’intéressent qu’à leurs propres sensations, ils essaient de voir jusqu’où ils pourront aller dans la douleur, un peu comme les sportifs de l’extrême. Les sadiques c’est autre chose, ils vont de toute façon aussi loin que possible, ils ont le désir de détruire : s’ils pouvaient mutiler ou tuer, ils le feraient. — Je n’ai même pas envie d’y repenser, dit-elle en frissonnant ; ça me dégoûte vraiment. — C’est parce que tu es restée sexuelle, animale. Tu es normale en fait, tu ne ressembles pas vraiment aux Occidentales. Le SM organisé, avec des règles, ne peut concerner que des gens cultivés, cérébraux, qui ont perdu toute attirance pour le sexe. Pour tous les autres, il n’y a plus qu’une solution : les produits porno, avec des professionnelles ; et, si on veut du sexe réel, les pays du tiers-monde.

Auteur: Houellebecq Michel

Info: Plateforme

[ indifférenciation ]

 
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littérature

[…] Thomas Mann lui-même, et c’était extrêmement grave, avait été incapable d’échapper à la fascination de la jeunesse et de la beauté, qu’il avait finalement placées au-dessus de tout, au-dessus de toutes les qualités intellectuelles et morales, et devant lesquelles il s’était au bout du compte lui aussi, sans la moindre retenue, abjectement vautré. Ainsi toute la culture du monde ne servait à rien, toute la culture du monde n'apportait aucun bénéfice moral ni aucun avantage, puisque dans les mêmes années, exactement dans les mêmes années, Marcel Proust concluait, à la fin du "Temps retrouvé", avec une remarquable franchise, que ce n'étaient pas seulement les relations mondaines, mais même les relations amicales qui n'offraient rien de substantiel, qu'elles étaient tout simplement une perte de temps, et que ce n'était nullement de conversations intellectuelles que l'écrivain, contrairement à ce que croient les gens du monde, avait besoin, mais de "légères amours avec des jeunes filles en fleurs". Je tiens beaucoup, à ce stade de l'argumentation, à remplacer "jeunes filles en fleurs" par "jeunes chattes humides" ; cela contribuera me semble-t-il à la clarté du débat, sans nuire à sa poésie (qu'y a-t-il de plus beau, de plus poétique, qu'une chatte qui commence à s'humidifier ? Je demande qu'on y songe sérieusement, avant de me répondre. Une bite qui entame son ascension verticale ? Cela pourrait se soutenir. Tout dépend, comme beaucoup de choses en ce monde, du point de vue sexuel que l'on adopte).
Marcel Proust et Thomas Mann, pour en revenir à mon sujet, avaient beau posséder toute la culture du monde, ils avaient beau être à la tête (en cet impressionnant début du XXe siècle, qui synthétisait à lui seul huit siècles et même un peu plus de culture européenne) de tout le savoir et de toute l’intelligence du monde, ils avaient beau représenter, chacun de leur côté, le sommet des civilisations française et allemande, c’est-à-dire des civilisations les plus brillantes, les plus profondes et les plus raffinées de leur temps, ils n’en étaient pas moins restés à la merci, et prêts à se prosterner devant n’importe quelle jeune chatte humide, ou n’importe quelle jeune bite vaillamment dressée – suivant leurs préférences personnelles, Thomas Mann demeurant à cet égard indécidable, et Proust au fond n’étant pas très clair non plus.

Auteur: Houellebecq Michel

Info: Dans "Sérotonine", pages 333-335

[ défaite ] [ instincts primaires ] [ bestialité ]

 

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mode

Je n’aurais pas pour ma part levé le petit doigt pour posséder une Rolex, des Nike ou une BMW Z3 ; je n’avais même jamais réussi à établir la moindre différence entre les produits de marque et les produits démarqués. Aux yeux du monde, j’avais évidemment tort. J’en avais conscience : ma position était minoritaire, et par conséquent erronée. Il devait y avoir une différence entre les chemises Yves Saint Laurent et les autres chemises, entre les mocassins Gucci et les mocassins André. Cette différence, j’étais le seul à ne pas la percevoir ; il s’agissait d’une infirmité, dont je ne pouvais me prévaloir pour condamner le monde. Demande-t-on à un aveugle de s’ériger en expert de la peinture post-impressionniste ? Par mon aveuglement certes involontaire, je me mettais en dehors d’une réalité humaine vivante, suffisamment forte pour provoquer des dévouements et des crimes. Ces jeunes, à travers leur instinct demi-sauvage, pressentaient sans nul doute la présence du beau ; leur désir était louable, et parfaitement conforme aux normes sociales ; il suffisait en somme de rectifier son mode d’expression inadéquat. À bien y réfléchir, pourtant, je devais convenir que Valérie et Marie-Jeanne, les deux seules présences féminines un tant soit peu consistantes de ma vie, manifestaient une indifférence totale aux « chemisiers Kenzo et aux sacs Prada ; en réalité, pour autant que je puisse le savoir, elles achetaient à peu près n’importe quelle marque. Jean-Yves, l’individu que je connaisse bénéficiant du plus haut salaire, optait préférentiellement pour des polos Lacoste ; mais il le faisait en quelque sorte machinalement, par ancienne habitude, sans même vérifier si sa marque favorite n’avait pas été dépassée en notoriété par un challenger plus récent. Certaines fonctionnaires du ministère de la Culture, que je connaissais de vue (si l’on peut dire, car j’oubliais régulièrement, entre chaque rencontre, leur nom, leur fonction et jusqu’à leur visage) achetaient des vêtements de créateur ; mais il s’agissait invariablement de créateurs jeunes et obscurs, distribués dans une seule boutique à Paris, et je savais qu’elles n’auraient pas hésité à les abandonner si d’aventure ils avaient connu un succès plus large. La puissance de Nike, Adidas, Armani, Vuitton, était ceci dit indiscutable ; je pouvais en avoir la preuve concrète, chaque fois que nécessaire, en parcourant Le Figaro et son cahier saumon. Mais qui exactement, en dehors des jeunes de banlieue, faisait le succès de ces marques ? Il devait y avoir des secteurs entiers de la société qui me demeuraient étrangers ; à moins qu’il ne s’agisse, plus banalement, des classes enrichies du tiers-monde. J’avais peu voyagé, peu vécu, et il devenait de plus en plus clair que je ne comprenais pas grand-chose au monde moderne.

Auteur: Houellebecq Michel

Info: Plateforme

[ habillement ] [ ajustement ] [ tyrannie des apparences ] [ surmoi frustrant ]

 
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inconnaissance

J’ai lu l’écriture de l’homme. J’ai vagabondé à travers ses pages, j’ai feuilleté ses idées. Je sais jusqu’où allèrent les peuples et combien les mena loin la tentation de l’esprit. Certains souffrirent pour inventer des formules, d’autres pour engendrer des héros ou pour figer l’ennui dans la foi. Tous dépensèrent leurs richesses parce qu’ils redoutaient le spectre du vide. Et quand ils ne crurent plus à rien, quand la vitalité ne soutint plus la flammèche des tromperies fécondes, ils se livrèrent aux délices du déclin, aux langueurs d’un esprit épuisé.

Ce qu’ils m’ont enseigné – une curiosité dévorante m’entraînait dans les méandres du devenir – n’est qu’eau morte où se reflètent les charognes de la pensée. Tout ce que je sais, je le dois aux fureurs de l’ignorance. Lorsque tout ce que j’ai appris disparaît, alors, nu, le monde nu devant moi, je commence à tout comprendre.

Je fus le compagnon des sceptiques d’Athènes, des écervelés de Rome, des saints de l’Espagne, des penseurs nordiques et des poètes britanniques aux ferveurs brumeuses – le débauché des passions inutiles, le zélateur vicieux et délaissé de toutes les inspirations.

… Et puis, revenu de tout cela, ce fut moi que je retrouvai. Je me remis en route sans eux, explorateur de mon ignorance. Quiconque fait le tour de l’histoire retombe durement en lui-même. Lorsque s’achève le labeur de ses pensées, l’homme, plus seul qu’auparavant, sourit innocemment à la virtualité.

Ce ne sont pas les exploits temporels qui te mettront sur le chemin de ton accomplissement. Affronte l’instant, ne redoute pas la fatigue, ce ne sont pas les hommes qui t’initieront aux mystères gisant dans ton ignorance. Le monde se tapit en elle. Écoute-la sans parler, tu y entendras tout. Il n’existe ni vérité ni erreur, ni objet ni fantasme. Prête l’oreille au monde qui couve quelque part en toi et qui est, sans avoir besoin de se montrer. Tout réside en toi, la place y est vaste pour les continents de la pensée.

Rien ne nous précède, rien ne nous côtoie, rien ne nous succède. L’isolement d’une créature est l’isolement de toutes. L’être est un jamais absolu.

Qui pourrait être dénué de fierté au point de tolérer quoi que ce soit en dehors de lui ? Avant toi retentirent des chants, après toi continuera la poésie des nuits – cela, as-tu la force de le supporter ?

Si, dans la débâcle du temps, dans le miracle d’une présence, je ne vois pas se faire et se défaire le monde vivant, alors ce que je fus et que je suis n’approche même pas le frisson d’une ombre d’étonnement.

Auteur: Cioran Emil Michel

Info: Bréviaire des vaincus (17)

[ monadisme ]

 
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inversion des valeurs

La vraie raison de l’euthanasie, en réalité, c’est que nous ne supportons plus les vieux, nous ne voulons même pas savoir qu’ils existent, c’est pour ça que nous les parquons dans des endroits spécialisés, hors de la vue des autres humains. La quasi-totalité des gens aujourd’hui considèrent que la valeur d’un être humain décroît au fur et à mesure que son âge augmente ; que la vie d’un jeune homme, et plus encore d’un enfant, a largement plus de valeur que celle d’une très vieille personne ; je suppose que vous serez également d’accord avec moi là-dessus ?

— Oui, tout à fait.

— Eh bien ça, c’est un retournement complet, une mutation anthropologique radicale. Bien sûr, du fait que le pourcentage de vieillards dans la population ne cesse d’augmenter, c’est assez malencontreux. Mais il y a autre chose, de beaucoup plus grave… 

Dans toutes les civilisations antérieures, dit-il finalement, ce qui déterminait l’estime, voire l’admiration qu’on pouvait porter à un homme, ce qui permettait de juger de sa valeur, c’était la manière dont il s’était effectivement comporté tout au long de sa vie ; même l’honorabilité bourgeoise n’était accordée que de confiance, à titre provisoire ; il fallait ensuite, par toute une vie d’honnêteté, la mériter. En accordant plus de valeur à la vie d’un enfant – alors que nous ne savons nullement ce qu’il va devenir, s’il sera intelligent ou stupide, un génie, un criminel ou un saint – nous dénions toute valeur à nos actions réelles. Nos actes héroïques ou généreux, tout ce que nous avons réussi à accomplir, nos réalisations, nos œuvres, rien de tout cela n’a plus le moindre prix aux yeux du monde – et, très vite, n’en a pas davantage à nos propres yeux. Nous ôtons ainsi toute motivation et tout sens à la vie ; c’est, très exactement, ce que l’on appelle le nihilisme. Dévaluer le passé et le présent au profit du devenir, dévaluer le réel pour lui préférer une virtualité située dans un futur vague, ce sont des symptômes du nihilisme européen bien plus décisifs que tous ceux que Nietzsche a pu relever – enfin maintenant il faudrait parler du nihilisme occidental, voire du nihilisme moderne, je ne suis pas du tout certain que les pays asiatiques soient épargnés à moyen terme. Il est vrai que Nietzsche ne pouvait pas repérer le phénomène, il ne s’est manifesté que largement après sa mort. Alors non, en effet, je ne suis pas chrétien ; j’ai même tendance à considérer que c’est avec le christianisme que ça a commencé, cette tendance à se résigner au monde présent, aussi insupportable soit-il, dans l’attente d’un sauveur et d’un avenir hypothétique ; le péché originel du christianisme, à mes yeux, c’est l’espérance.

Auteur: Houellebecq Michel

Info: Anéantir, p.453

[ assurances-vie ]

 
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