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affrontement racial

Les noirs et les blancs sont l'échiquier politique américain. Aux états-unis, les blancs sont la version originale, les noirs la polycopie. En réalité, la couleur joue un tout autre rôle. En art, ce sont les noirs qui sont le prototype, l'original, et les blancs qui sont la contre-épreuve de cette estampe, le négatif de ce film, la transcription recopiée. Les noirs sont le papier blanc, les blancs le papier carbone. Le roman américain, même quand il montre des nègres flambant au pétrole, est le lynchage de la civilisation blanche. Dans l'art américain, la conscience est une blanche esclave d'un roi nègre : le subconscient.

Auteur: Morand Paul

Info: Chroniques 1931-1954 (2001, 651 p., Grasset, p.427)

[ nouveau monde ] [ négrification ] [ ethnie perdante ] [ ethnie gagnante ] [ humiliation ]

 

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affrontement racial

J'ai juste eu le temps de percevoir un rai brutal de lumière, un bruit de rires bizarres, une espèce d'exclamation rauque. Je suis devant la vitre, médusé. Des rideaux dissimulent tout l'intérieur, mais laissent passer une lueur assez forte. Je distingue contre la porte, à droite, un écriteau de bois : "A la ville d'Oran, café-hôtel. Chambres au mois et à la journée." Un bouge à sidis. Elle est là-dedans. Je suis interdit, épouvanté. Mais ma main est déjà sur la poignée. Ce qui m'a poussé (je crois pouvoir le dire, maintenant, après coup) c'est un dernier sentiment d'incrédulité, le refus d'admettre qu'une telle chose soit possible. J'ouvre la porte avec décision. Je fais deux pas. C'est bien un bistrot à sidis, pareil du reste à tous les bistrots de faubourg, assez exigu, éclairé très crûment. Mes yeux vont aussitôt à la petite. Elle est bien là, elle se tourne vers moi. Tout le monde me regarde. Ce sont des Bicots. Je vois des gueules bistrées, des tignasses crépues, des nez en bec d'aigle. Ils sont presque tous debout, autour du zinc qui reluit, ils doivent être sept ou huit. J'en repère deux, trois, à chapeaux mous, complets prétentieux ; un autre, en noir, de mine assez noble, peut-être. Au bout du groupe, il y a un gros type assis d'une trentaine d'années, frisottant, le mieux habillé, en bleu marine. J'aperçois un képi de sous-officier de tirailleurs, et dessous une tête maigre de Sarrasin, belle, ma foi ! Je vois aussi une seconde fille, près du type en bleu, un peu plus grande que l'autre, vingt-quatre ou vingt-cinq ans, mince, bien faite, semble t-il, mise avec simplicité, sans mauvais goût. C'est sur elle peut-être que mon regard s'arrête avec le plus de stupeur. Elle est d'une décence de silhouette invraisemblable dans un tel lieu. Et avec cela, des mèches de cheveux désordonnées, les pupilles agrandies et égarées, sa blouse claire dépoitraillée sur le creux de deux seins palpitants.

- Qu'y c'qu'y c'est ?

Un affreux asticot, debout, derrière le zinc, m'interpelle aigrement. Le tenancier sans doute.

J'articule d'une voix aussi naturelle que possible :

- Je désirerais boire un verre.

J'ai les yeux vissés sur la petite. C'est pourtant bien elle, son chapeau, ses boucles, sa petite jupe plissée, ses yeux clairs et rieurs. Je distingue vaguement une autre salle, au fond, plus grande, avec des festons de bois découpés à la morisque.

L'asticot a demandé je ne sais quoi, en arabe, à un des macaques. Il aboie, à mon adresse :

- Pas di verr. Ci fermé ici.

Je vois sur moi les yeux féroces et perçants de tous ces coquins. Je suis sans armes, dans ce coupe-gorge. Je me tourne d'instinct vers l'individu en bleu, le plus civilisé, apparemment, de la bande. C'est un Levantin de je ne sais quel Levant, déjà empâté, très infatué. Ce pourrait être un de ces "étudiants" qu'on voit au quartier autour des restaurants orientaux. Etudiant, barbeau, trafiquant de je ne sais quoi, le tout à la fois, sans doute. Il y a des raies rosâtres, trop larges, sur son complet bien coupé. Il s'est levé nonchalamment, il me toise avec une mine supérieure. Il laisse tomber trois ou quatre mots d'arabe qui font éclater tous les macaques d'un rire énorme. je vois ces gueules de pirates fendues, leurs grandes dents jaunes. Ils se foutent de moi devant la petite. Je dois pâlir brusquement : la colère, en même temps que la peur, mais la colère plus forte que la peur. Je les dévisage, j'arrête mon regard sur les deux filles :

- Il me semble que ce n'est pas fermé pour tout le monde...

Un hurlement de toute la bicaillerie. Je suis en un instant encerclé. La figure du sous-off est à trois pouces de la mienne. J'enregistre machinalement qu'il a quatre rubans à sa tunique.

Il me saisit le bras :

- Allez, dehors !

La petite lève la main :

- Non ! c'est un amoureux. Il me suit depuis le boulevard des Belges.

- Suivi ? Mouche ! Poulice ! Kha Poulice...

Ils glapissent à plein gosier. Je suis happé par dix pattes terribles : "mais non de Dieu ! écoutez-moi !" J'essaie d'atteindre mon portefeuille pour brandir ma carte d'étudiant. Une main lève une bouteille, un couteau jaillit. Ils ont dû croire que j'allais sortir un feu. Ce sont eux qui m'arrachent le portefeuille. J'ai les poignets immobilisés, je m'accroche où je peux avec les ongles. Ils me traînent jusqu'à la porte, j'encaisse trois ou quatre coups de poings. Je suis précipité dans les ténèbres extérieures, mes papiers lancés sur le sol, à demi déshabillé, ma chemise déchirée. Je tremble de la tête aux pieds. Les salauds m'ont attient à la mâchoire, derrière l'oreille. Une grande bordée de leur affreux rire. La porte se referme brusquement derrière moi.

Je fais une quarantaine de mètres en flageolant. Je reprends haleine, je me rajuste et me remets un peu. Je suis encore tout tremblotant de rage et de trouille : "Je vais chercher les flics !" Je voudrais me ruer avec une troupe en armes à l'assaut de cet effroyable repaire... Mais depuis quand ai-je recours aux flics ? D'ailleurs, que leur dirais-je ? Je m'en tire en somme à bon compte. Tout seul parmi parmi ces sauvages, aux poches pleines de rasoirs, de surins, de revolvers. Ma carte les aura rassurés ! Ils m'ont évacué par mépris. Toute récidive de ma part serait folle. Au reste, du coin de la place où je me suis embusqué, je vois l'asticot ouvrir la porte, accrocher un volet de bois, rentrer par-dessous. Le bouge est bouclée, barricadé. Je n'ai plus rien à faire ici.

Mais la petite est derrière cette porte, derrière ces fenêtres. Il y a cinq fenêtres au moins qui sont éclairées, aux deux étages plus voilées que celles du bas, tout à fait louches. Quinze ans. Cette petite perfection. Et elle traverse tout Lyon pour venir se faire mettre, pour venir se faire bitter dans cet immonde claque... Le petit ange aux cils innocents... La petite gaupe, oui ! ... Gaupette : voilà son nom.

Ses parents sont sortis, pour toute la nuit, peut-être. Elle a couru chez elle pour s'en assurer, se donner l'alibi de les embrasser. Ah ! sur le chapitre de la rouerie... Et puis elle s'envole ; ça la tient. Et moi qui l'imaginais déjà en tournée de charité ! Toujours conjecturer le vice plutôt que la vertu. Mais à ce point-là ! Quel roman noir, quel tréfonds ! mais comment expliquer le début ? Dans quelles pattes a-t-elle pu tomber ? Y revenir toute seule ! Une entremise de cette autre fille ?... Celle-là aussi, quelle apparition ! Ce tailleur de chaste et modeste petite bourgeoise. Et ces seins affolés ! Elle venait déjà de se faire branler en attendant l'autre ? Sa moule toute ouverte, pendant qu'elle me regardait, du jus plein le poil, jusqu'aux cuisses...

Mais elles sont là-dedans toutes les deux. Comment parvenir à penser ça ? Lequel de ces singes, avec Gaupette ? L'espèce d'étudiant ? Mais c'était lui, quand je suis entré, qui avait l'air de tenir l'autre fille.

La bagarre m'a fait débander un moment. Mais mes images, mes convoitises ont été trop violentes, à la fin de cette poursuite, dans ces rues noires. Je suis repris par cette excitation furibonde. Je ne peux plus m'en aller. L'autre fille a amené Gaupette. Elle l'a sans doute branlée, gougnottée avant. Le gros métèque se les farcit toutes les deux. Il a déjà du déculotter Gaupette. Ses pattes sur la petite jupe plissée, la petite culotte blanche, chaude, les deux cuisses roses, déjà femelles, le petit derrière. Le petit con doré. Le métèque l'enfile, pendant que l'autre fille s'astique, ou qu'un des sidis la tronche, le rempilé peut-être sur Gaupette. Ce n'est pas une invention répugnante de ma cervelle, c'est la vérité exacte. Ces bougres en rut perpétuel, montés comme des ânes. Son con de petite fille avec ces manches-là dedans ! C'est horrible, c'est ignoble. Et pourtant plus c'est ignoble et plus ça me chauffe, m'incendie. On comprend que dans de telles passes, s'il n'y avait pas les mécanismes et les habitudes de la civilisation, on se mettrait à bramer, à hurler au con. Je suis un moment sur le point de me taper un rassis, dans le noir, contre le mur d'une des baraques aveugles.

... Je suis là depuis plus d'une heure, sur cette espèce de carrefour d'assassinat, totalement sourd et désert, dans cette nuit crapuleuse. La petite Gaupette est en train de forniquer, de s'en faire mettre plein le vagin. Elle est sous zob !

Mais je peux l'avoir, moi aussi, je peux me l'envoyer. Elle ne demande que ça ! Elle ne pensait qu'à ça, pendant toute ma chasse, dans le tramway. Et je n'osais pas lui murmurer un "bonsoir"! Elle pensait que j'allais être de la partouze. Elle m'y emmenait. Ça lui allait bien ! elle n'a probablement jamais fait ça de sa vie avec un garçon européen, ça devait l'exciter. Elle a essayé de me tirer du pétrin. Si elle n'avait pas fait cette gaffe : "Il me suit depuis les Brotteaux! " Elle aurait seulement dit "je le connais, c'est un camarade !", je restais. Elle avait envie de moi. En ce moment, je la baiserais, je me frotterais à son ventre, à son poil, à ses fesses, j'aurais ma queue entre ses cuisses.

La porte s'ouvre derrière le volet de bois. Un couple sort, en se baissant. J'aperçois une grosse garce en cheveux, avec un grand bougre. Je m'approche, je ne sais pourquoi, comme si je pouvais leur demander de me réintroduire. Je vois les traits de l'homme, aussi barbares que ceux des sidis. Mais celui-là paraît avoir l'accent espagnol. La femme, elle, est Lyonnaise. Je suis à quatre ou cinq pas d'eux. L'"Espagnol" se retourne, me voit, i la l'air encore plus féroce que les Bics. Je ralentis, je les laisse filer. A la lueur de l'unique bec de gaz du coin, je devine le monumental pétard sur lequel chaloupe la pouffiasse, un gros cul qui vient de s'évaser, de s'enfoutrer, pendant que derrière la cloison, Gaupette...

Oh ! je la veux moi aussi ! Pourquoi les Bics m'ont-ils chassé ? Je ne leur voulais aucun mal. Je suis un salopard, comme eux. Si j'essayais d'entrer de nouveau, de leur expliquer ? Je vais frapper au volet, quelques petits coups, puis plus fort. Il semble que le bistrot soit vide. On ne répond pas, ça ne bouge pas. Je n’ose pas appeler.

Je commence à avoir froid. Mais je n’arrive pas à quitter la place. Gaupette ne couchera tout de même pas là. Si les deux filles sortent seules, je les aborde au coin de la rue. J’attendrai leur sortie, le temps qu’il faut.

Mais personne ne sort plus de ce borgnard. Tout est éteint en bas ; aux étages, il n’y a plus que deux fenêtres vaguement éclairées. Je n’y comprends plus rien. Je m’avise enfin, en contournant les bicoques voisines, d’aller jeter un coup d’œil cinq ou six mètres de la bâtisses, fermant sans doute une sorte de cour. Il y a une porte dans ce mur. En face, une ruelle, toute droite, bordée d’entrepôts noirs, conduit à une espèce de boulevard mieux éclairé que le reste de ce lugubre quartier. Elles ont pu s’en aller par là. Ce doit être la sortie des initiés. A moins qu’elles ne couchent ici. Serait-ce plus incroyable que le reste.

Je suis là depuis près de trois heures, et il en est bientôt onze. Je suis transi, écœuré, furieux. Je n’ai plus qu’à rentrer chez moi. Mais je me perds dans ces "chemins", ces rues inconnues, cet effrayant faubourg où il semble que je sois seul vivant. J’aperçois enfin un taxi. Tant pis pour la dépense.

Auteur: Rebatet Lucien

Info: les deux étendards (1952, 1312 p., Gallimard) p. 722-727

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