Au dix-huitième siècle Ruggero Boscovich et Jospeh Priestley proposent deux architectures du réel qui se répondent en profondeur : l’une, physico-mathématique, fondée sur des points de force ; l’autre, métaphysico-morale, fondée sur la nécessité des actes humains.
Boscovich conçoit la matière non comme un agrégat d’atomes durs, mais comme un essaim de points sans étendue, soumis à une loi unique de force, alternativement répulsive à très courte distance et attractive à plus grande échelle. Cette courbe de force lui permet d’expliquer cohésion, élasticité, impénetrabilité et gravitation dans un même cadre continu, sans rupture ni infinitésimaux. Le monde physique devient un tissu de relations dynamiques, où les " atomes " ne sont plus des grains solides, mais des centres de puissance agissant à distance.
Priestley transpose, sur le plan de l’esprit et de la morale, une logique analogue de causalité continue. Matérialiste, il tient la pensée, la sensation et la volonté pour des fonctions d’une matière active, dont les états mentaux résultent de chaînes d’associations et de causes déterminées. Le libre-arbitre, au sens d’une indifférence radicale de la volonté, est pour lui une illusion : dans un même état d’âme et de circonstances, le même choix se reproduirait nécessairement. Cette nécessité, loin d’abolir la responsabilité, fonde au contraire la possibilité de corriger les passions par l’éducation, la sanction, la réforme sociale.
Convergence : un monde sans " trous " métaphysiques
Ainsi, Boscovich supprime la " brique " atomique inerte au profit d’un champ de forces continu ; Priestley supprime l’âme immatérielle au profit d’une psychologie ancrée dans le flux causal matériel. Chez l’un comme chez l’autre, la nature n’est plus un collage de substances hétérogènes, mais un seul continuum de déterminations : physiques chez Boscovich, psychologiques et morales chez Priestley. Leurs systèmes convergent dans une même ambition : faire de l’univers – matière, esprit, histoire humaine – un tout intelligible sans hiatus, où ce que l’on appelait jadis miracle, liberté absolue ou substance spirituelle devient effet d’un ordre unique, continu et, pour Priestley, voulu par Dieu.
Charles Sanders Peirce sera ensuite influencé par les approches de Boscovich et Priestley, bien que son système soit beaucoup plus vaste et original.
Peirce partage avec Boscovich l’idée d’un univers dynamique, fondé sur des relations et des forces plutôt que sur des substances statiques. Son concept de " synéchisme ", qui insiste sur la continuité et l’interconnexion de toutes choses sans coupure, évoque clairement l’idée boscovichienne d’un tissu de forces progressant selon des continuités plutôt que la discontinuité atomiste.
Alors que sur le plan de la causalité et de la nécessité, la doctrine de Priestley d’un univers régi par une causalité matérielle déterministe préfigurait la conception peircéenne selon laquelle la réalité est gouvernée par des lois régissant des habitudes et relations causales régulières, mais toujours ouvertes à de nouveaux états et interprétations. La dimension pragmatiste de Peirce valorisait ainsi pareillement l’expérience sensible et l’enchaînement logique des croyances comme bases de la connaissance, en écho au matérialisme empirique de Priestley.
Synthèse peircéenne
Peirce élabora une philosophie triadique fondée sur la relation signe-interprétant-objet, articulée à une métaphysique où la réalité est un réseau d’habitudes causales et une continuité dynamique. Si Boscovich inspire la continuité physique et Priestley la causalité nécessaire, Peirce transpose ces idées dans un cadre sémiotique novateur, qui mêle le continu, le causal et le signifiant en une logique vivante et évolutive, enrichissant le tout en introduisant la notion de tychisme, ou doctrine du hasard, qui nuance ses idées de continuité et de causalité stricte héritées de Boscovich et Priestley.
Le tychisme affirme que le hasard joue un rôle réel et fondamental dans le déroulement du réel. Contrairement à une causalité rigide et déterministe, Peirce conçoit que l’univers est partiellement ouvert à des événements irréductibles au seul enchaînement causal, permettant l’émergence de nouveauté et d’indétermination.
Équilibre entre nécessité et contingence
Cette idée ne rejette pas la loi ni la régularité, mais les assouplit ; elle introduit un équilibre entre le tychisme (hasard), le synechisme (continuité), et l'anancisme (nécessité). Ainsi, la réalité est à la fois enchaînement causal et goulet d’innovation grâce au hasard, ce qui fonde une métaphysique dynamique et ouverte.
Apport original de Peirce
Le tychisme complète donc le système en refusant la réduction exclusive à la stricte causalité philosophique au sens de Priestley, tout en maintenant la continuité physique chère à Boscovich. Cette triple polarité (tychisme, synéchisme, anancisme) fait de Peirce le fondateur d’une philosophie qui accueille structure et contingence, ordre et aléatoire, dans un même continuum vivifié.
Ainsi, ces philosophes pionniers, en privilégiant continuité, causalité nécessaire et hasard créatif, ouvrent la voie à une compréhension élargie du vivant comme processus fondamentalement transductif et coopératif, au cœur même du MTTV-FLP.