discours scientifique
[…] le "Potlatch" est là pour nous témoigner que l’homme a pu déjà avoir, par rapport à cette destinée à l’endroit des biens, ce recul, cette perception, cette perspective possible, qui a pu lui faire lier le maintien, la discipline si l’on peut dire, de son désir, en tant qu’il est ce à quoi il a affaire dans son destin, à faire dépendre cette discipline de quelque chose qui se manifestait de façon positive, avouée, avérée comme liée à la destruction comme telle de ce qu’il en est des biens. […]
Et à propos de l’amour courtois précisément, à ce moment [au début du 12e siècle] nous voyons apparaître dans tel rite féodal, représenté par une sorte de fête, de réunion de barons quelque part du côté de Narbonne, une manifestation tout à fait analogue comportant l’énorme destruction, non seulement de biens immédiatement consommés sous forme de festin, mais de bêtes et de harnais détruits. Comme si, du seul fait que vienne au premier plan cette problématique du désir, quelque chose comme un corrélatif nécessaire apparaissait dans le besoin de ces destructions qu’on appelle destructions de prestige, pour autant qu’en effet elles se manifestent comme telles.
C’est-à-dire que ces façons gratuites sont effectuées par des sujets face à face, s’affrontant, et représentant ceux qui, dans la collectivité, se manifestent alors comme les sujets "élus", et c’est ce qui donne son sens à la cérémonie : face à face, les seigneurs et ceux qui dans cette cérémonie s’affirment comme tels, se défient, rivalisent à qui se montrera capable de détruire le plus de ces biens.
Tel est l’autre pôle, le seul que nous ayons parmi les exemples de la manifestation d’une certaine maîtrise, d’une certaine conscience dans le rapport de l’homme à ses biens, le seul exemple que nous ayons de quelque chose qui, dans cet ordre : – se passe consciemment, – se passe d’une façon maîtrisée, – se passe, en d’autres termes, d’une façon différente de ce que causent et déterminent les immenses destructions auxquelles vous tous - puisque nous sommes, à quelques années près, des générations pas tellement distantes - vous avez déjà pu assister, de consommation de biens, de destructions immenses.
Ces modes qui nous apparaissent comme quelques inexplicables accidents, retours de sauvagerie, alors qu’il s’agit bien plutôt de quelque chose d’aussi nécessairement lié que possible à ce qui est pour nous l’avance de notre discours. […]
Pour nous, pour ce discours de la communauté, ce discours du bien général, nous avons affaire aux effets d’un discours de la science, où se montre, pour la première fois dévoilée, une question qui est proprement la nôtre. C’est à savoir ce que veut dire ce qui s’y manifeste de la puissance du signifiant comme tel. […]
En quoi ? En ceci, c’est que le discours issu des mathématiques est un discours qui - par structure, par définition - n’oublie rien. À la différence du discours de cette mémorisation première, celle qui se poursuit au fond de nous, à notre insu, du discours mémorial de l’inconscient, dont le centre est absent, dont la place et l’organisation sont situées par le "il ne savait pas", qui est proprement le signe de cette omission fondamentale où le sujet vient se situer.
Et l’Homme, à un moment, a appris à se servir, à lancer, à faire circuler, dans le réel et dans le monde, ce discours des mathématiques qui, lui, ne saurait procéder, à moins que rien ne soit oublié. Quand seulement une petite chaîne signifiante commence à fonctionner sur ce principe, il semble bien que les choses se poursuivent tout comme si elles fonctionnaient toutes seules, puisque aussi bien là nous en sommes à ceci : c’est à pouvoir nous demander si ce discours de la physique, ce discours engendré par la toute-puissance du signifiant - ce discours de la physique va confiner à l’intégration de la Nature ou à sa désintégration.
Tel est ce qui pour nous, complique et singulièrement - encore que sans doute ce ne soit qu’une de ses phases - le problème de notre désir. Disons que, pour celui qui vous parle, c’est là à proprement parler que se situe la révélation du caractère décisivement original de la place où se situe le désir humain comme tel, dans ce rapport de l’homme au signifiant, et dans le fait de savoir si, ce rapport, il doit ou non le détruire.
[…] c’est à savoir que c’est là que se tend la question du sens de la pulsion de mort. C’est très exactement en tant que cette pulsion est liée à l’histoire que se pose le problème. C’est une question "ici et maintenant", et non pas ici une question "ad aeternum". C’est en fonction de cela que le mouvement du désir est en train de passer la ligne d’une sorte de dévoilement, que l’avènement de la notion freudienne de la pulsion de mort a son sens pour nous.
En disant ceci donc, nous ne savons rien, sinon qu’il y a la question et qu’elle se pose en ces termes, celle du rapport de l’être humain vivant avec le signifiant comme tel, avec le signifiant en tant qu’au niveau du signifiant peut être pour lui remise en question tout cycle possible de l’étant, y étant compris le mouvement de perte et le retour de la vie elle-même.
Auteur:
Lacan Jacques
Années: 1901 - 1981
Epoque – Courant religieux: récent et libéralisme économique
Sexe: H
Profession et précisions: psychanalyste
Continent – Pays: Europe - France
Info:
18 mai 1960
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