Et si tu décides de tuer quelqu’un,
prends n’importe qui et non quelqu’un :
certains hommes sont constitués de parties plus spéciales, plus
précieuses : si tu tues quelqu’un
évite
un président, un roi
ou un type
derrière un bureau –
ceux-là on de célestes longitudes
de lumineuses attitudes.
Si tu te décides,
prends-nous
nous qui attendons en fumant, le regard sombre
nous sommes rouillés de tristesse et fiévreux
à force de grimper à des échelles cassées.
Prends-nous :
nous n’avons jamais été des enfants
comme les tiens.
Nous ne comprenons pas les chansons d’amour
comme ton amoureuse.
Nos visages sont du linoléum craquelé,
craquelé sous les pas lourds
et assurés de nos maîtres.
Nous sommes bombardés de fanes de carottes
de graines de pavot et de grammaire bancale ;
nous perdons nos journées comme des merles fous
et prions pour des nuits alcoolisées.
Nos sourires suintant de suave humanité nous
enveloppent comme les confettis d’un autre :
nous n’appartenons même pas au Parti.
Nous sommes une scène esquissée par
le pinceau blanc terreux de l’Epoque.
Nous fumons, endormis comme un plat de figues.
Nous fumons, aussi morts que du brouillard.
Prends-nous.
Un meurtre dans une baignoire
ou quelque chose de rapide et brillant ; nos noms
dans les journaux.
Reconnus enfin, l’espace d’un instant,
par des millions de grappes d’yeux indifférents
qui se réservent
pour ne ciller et s’enflammer
qu’au moment où leurs comiques vaniteux, dorlotés, convenables
débitent leurs blagues du café de commerce.
Reconnus, enfin, l’espace d’un instant,
comme ils seront reconnus
et comme vous serez reconnus
par un homme tout gris sur un cheval tout gris
qui caresse une épée
plus longue que la nuit
plus longue que l’épine dorsale douloureuse de la montagne,
plus longue que tous les cris
lâchés par nos gorges comme des bombes A
qui ont explosé dans un pays plus neuf,
moins organisé.
Nous fumons et les nuages ne nous remarquent pas.
Un chat passe, il se secoue, Shakespeare tombe de son dos.
Suif, suif, chandelle de cire : nos colonnes vertébrales
sont molles et notre conscience brûle
sans y voir de mal
la dernière mèche que la vie
nous a donnée.
Un vieil homme m'a demandé une cigarette
et m'a raconté ses problèmes
et voici
ce qu'il a dit :
que cette Epoque a été criminelle
et que la Pitié a ramassé les billes
et que la Haine a ramassé le
cash.
Il aurait pu être ton père
ou le mien.
Il aurait pu être un détraqué sexuel
ou un saint.
Mais quoi qu'il fût,
il était condamné
et nous avons fumé au
soleil
et avons pris le temps de
regarder autour de nous
pour voir qui était le
prochain.
Années: 1920 - 1994
Epoque – Courant religieux: Récent et Libéralisme économique
Sexe: H
Profession et précisions: écrivain
Continent – Pays: Amérique du nord - Usa