Parfois je songe, avec une volupté triste, que si un jour, dans un avenir auquel je n'appartiendrai plus, des louanges viennent prolonger la vie de ces pages, j'aurai enfin quelqu'un qui me "comprenne", une vraie famille où je puisse naître et être aimé. Mais, bien loin d'y naître, je serai mort depuis longtemps. Je ne serai compris qu'en effigie, quand l'affection ne pourra plus compenser, pour le mort, la désaffection qu'il aura seule connue de son vivant.
Un jour peut-être on comprendra que j'ai accompli, comme nul autre, mon devoir - de naissance, dirai-je - d'interprète d'une bonne part de notre siècle ; et quand on le comprendra, on écrira qu'à mon époque j'ai été incompris, que j'ai malheureusement vécu au milieu de l'indifférence et de la froideur générales, et qu'il est bien dommage que cela me soit arrivé. Et celui qui écrira tout cela péchera, à l'époque où il l'écrira, par incompréhension envers mon homologue de cette époque future, tout comme ceux qui m'entourent aujourd'hui.
Auteur:
Info: Le livre de l'intranquillité, Texte 191
Commentaires: 0