mai 68

J’ai assisté à une dizaine de séances au cirque d’en face, à l’Odéon. Au début, j’avais été séduit par le côté bordel métaphysique, par une mise en cause radicale de tout qui frisait quelquefois le délire ; puis la fatigue est vite venue : je ne connais rien de plus lassant que la rhétorique naïve des utopistes, jeunes ou vieux. Que l’essence de l’homme soit la parole, cela est plus ou moins vrai ; mettez à la place de l’homme le Français, et la définition est absolument exacte. Ce n’est pas au plaisir, c’est à la volupté, à l’orgasme de parler que j’ai assisté depuis trois semaines. Ce n’est pas un hasard que la Trappe* soit née au milieu de ce peuple : où ailleurs aurait-on inventé avec plus d’à-propos le supplice du silence ?

Ceci dit, le drame de ces étudiants est sans bornes : Dieu même ne pourrait trouver une solution aux problèmes que pose, rien qu’à Paris, l’existence de quarante mille “littéraires“ dont l’avenir est nécessairement bouché. Parmi eux, des milliers et des milliers “étudiant“ la sociologie, une science sans objet et qui a de plus le grand inconvénient de rendre arrogant quiconque en a acquis un vague vernis.

Auteur: Cioran Emil Michel

Info: Lettre à Armel Guerne, 13 juin 1968 *ordre monastique cistercien

[ parlottes ]

 

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Commentaires

Coli Masson, colimasson@live.fr
2024-03-04 15:33
"Que l’essence de l’homme soit la parole, cela est plus ou moins vrai ; mettez à la place de l’homme le Français, et la définition est absolument exacte. " ceci me fait penser au "parlêtre" de Lacan.
miguel, filsdelapensee@bluewin.ch
2024-03-05 11:58
oui, une notion bien gauloise post salonarde et très importante.... souvent appréciée comme de la parlotte par les saxons, alors que cette spécificité amène bien des qualités : sympathique passe-temps, créativité, ouverture... réflexion