déresponsabilisation

Jadis, l’on avait meilleure conscience à être une personne qu'aujourd'hui. Les hommes étaient semblables à des épis dans un champ ; ils étaient probablement plus violemment secoués qu'aujourd'hui par Dieu, la grêle, l'incendie, la peste et la guerre ; mais c'était dans l'ensemble, municipalement, nationalement, c'était en tant que champ, et ce qui restait à l'épi isolé de mouvements personnels était quelque chose de clairement défini dont on pouvait aisément prendre la responsabilité. De nos jours, au contraire, le centre de gravité de la responsabilité n'est plus en l'homme mais dans les rapports des choses entre elles. N'a-t-on pas remarqué que les expériences vécues se sont détachées de l'homme ? Elles sont passées sur la scène, dans les livres, dans les rapports des laboratoires et des expéditions scientifiques, dans les communautés, religieuses ou autres (…) Qui oserait encore prétendre, aujourd'hui, que sa colère soit vraiment la sienne, quand tant de gens se mêlent de lui en parler et de s'y retrouver mieux que lui-même ? Il s'est constitué un monde de qualités sans homme, d'expériences vécues sans personne pour les vivre ; on en viendrait presque à penser que l'homme, dans le cas idéal, finira par ne plus pouvoir disposer d'une expérience privée et que le doux fardeau de la responsabilité personnelle se dissoudra dans l'algèbre des significations possibles. Il est probable que la désagrégation de la conception anthropomorphique qui, pendant si longtemps, fît de l'homme le centre de l'univers, mais est en passe de disparaître depuis plusieurs siècles déjà, atteint enfin le Moi lui-même.


Auteur: Musil Robert

Info: L'Homme sans qualités, tome 1

[ dépersonnalisation ] [ virtualisation ]

 

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Ajouté à la BD par Le sous-projectionniste

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