Essentiellement, la thèse luthérienne est née d’une angoisse incoercible, celle de la damnation. Le moine Luther au cours de crises assurément épouvantables et d’une indicible horreur, éprouve le sentiment qu’aucune œuvre, si méritoire soit-elle en elle-même, ne peut apaiser la justice de Dieu : ni jeûnes, ni mortifications, ni actions charitables, ni messes, ni prières, n’ont la moindre valeur au prix de son péché omniprésent. […] Pour échapper à cette obsession, il élabore un "montage psychique" qui lui permet de neutraliser sa peur panique de l’enfer, sans abolir pour autant le mépris haineux et violent de sa propre nature, lequel est en effet constitutif de son être. Ce montage, plus ou moins conscient, se cristallise subitement (en 1518 ?) au cours d’une lecture d’un passage de l’Epître aux Romains (1, 17), cent fois médité, et dont le sens commence subitement à lui apparaître : "la justice de Dieu est révélée dans l’Evangile, comme il est écrit : Le juste vivra par la foi". Cette Justice, comprend-il soudain, n’est pas la justice-acte (rendre la justice, juger), mais la justice-état (être juste). […] La justice-état (ou justice passive) est celle du Christ, est le Christ lui-même, au dire de saint Paul. Comment nous est-elle conférée ? Par pénétration intérieure ? Mais alors, c’est moi qui serais juste ! Or cela est impossible puisque je suis péché. Non, elle nous est imputée de l’extérieur : la rédemption du Christ en laquelle nous sommes justifiés, nous laisse subsister comme pécheurs invétérés, tant que nous vivrons ; simplement, elle nous recouvre comme un manteau et nous sauve de la damnation, en obtenant, non que nous ne péchions plus, mais que nos péchés ne nous soient plus imputés à crime. C’est pourquoi il est normal que les œuvres ne servent de rien. Affirmer un instant qu’une œuvre humaine puisse avoir valeur de coopération rédemptrice, et surtout l’œuvre prétendument sacrificielle de la messe, équivaut à nier la crucifixion : c’est un abominable blasphème, c’est manquer de foi en Jésus-Christ seul. Tel est le premier point.
Maintenant je sais que l’invincible ignominie de ma nature n’est pas la preuve de ma damnation, puisque le Christ nous sauve "malgré nous" de l’extérieur. Encore faut-il, pour guérir l’obsession de l’Enfer, que j’applique cette certitude à moi-même. Comment savoir que moi, je suis sauvé ? Quel signe infaillible peut me l’attester ? Saint Paul nous le dit : c’est la foi. […] Le fait de la foi, en moi, est la preuve que Jésus-Christ m’a bien sauvé, moi. Mais avoir la foi, c’est croire précisément que seul Jésus-Christ me sauve, et donc rejeter avec horreur toute foi dans les œuvres, sinon je ne crois pas en Jésus-Christ mais en moi. Ainsi la justification forensique (extérieure) et la foi-signe de justification se rejoignent et se conditionnent réciproquement. Tel est le deuxième point.
Que seul le Christ nous sauve, l’Eglise l’a toujours su et enseigné ; mais que saint Paul expose clairement la justification forensique et la foi-signe est tout simplement insoutenable. […] L’idée que la nature humaine, dans sa substance propre, reste radicalement extérieure à la grâce de la rédemption, en sorte que nous sommes à la fois pécheurs et justes […] est purement luthérienne. […]
[Conséquences théologiques de la thèse luthérienne] Fondamentalement, et quelle que soit la bonté de ses intentions, cette thèse repose sur l’incompatibilité radicale de la nature et de la grâce, ou plutôt sur l’opposition irréductible et l’exclusion réciproque de l’ordre naturel et de l’ordre surnaturel, que la grâce vient précisément accorder l’un à l’autre, puisque cette grâce découle toujours de l’unique Hypostase du Christ en laquelle la divinité s’est unie à l’humanité. Ici, au contraire, la surnature ne peut opérer qu’en détruisant la nature, et il nous est extrêmement difficile de considérer une pareille thèse autrement que comme "dia-bolique", dans la mesure où elle fait œuvre de division (dia-ballein). C’est dans le cœur de chaque chrétien qu’elle introduit une séparation infranchissable entre ce qui relève de la créature et ce qui relève de l’acte rédempteur. Elle ferme la nature sur elle-même, la vouant au péché, et du même coup referme la porte du Ciel que le Christ nous avait ouverte. Par décret luthérien, il est interdit à la grâce divine de prendre racine dans la terre humaine. Voici dès lors notre monde déserté du sacré. […] le symbolique est chassé de notre existence chrétienne, au nom même de l’honneur de Dieu. Aucune forme terrestre, aucune œuvre humaine, aucun acte, ne sont porteurs de la grâce du Christ, d’un Christ jaloux et avare qui ne confie plus la force de son amour rédempteur à la faiblesse mais aussi à la dignité de sa noble créature, et, par l’intermédiaire de l’homme consécrateur, aux choses mêmes. Ce qui disparaît ainsi, c’est "l’immanence de grâce" du Christ rédempteur dans sa création, c’est-à-dire l’ordre sacramentel et rituel, l’ordre ecclésial, le Corps mystique, toute cette sacralisation du cosmos terrestre et humain, qui est l’incarnation prolongée, répandue et communiquée, l’image et les prémices des "nouveaux Cieux et de la nouvelle Terre".
On dirait sans doute que cette profanisation radicale de l’ordre naturel est corrélative d’une intériorisation de la relation au Christ, puisque le seul signe terrestre du divin qui demeure est la foi, et que ce qui était perdu là est gagné ici. Il faut cependant préciser. La foi luthérienne est-elle une réalité surnaturelle dans l’âme humaine ? Un habitus ? La réponse n’est pas aisée, car les textes sont contradictoires. Mais aucun doute n’est possible quant à la tendance générale de sa conception. Ce qui est ici souligné presque exclusivement, c’est la dimension humaine de la foi, la foi comme acte humain, volonté humaine en la miséricorde. C’est la foi sentie par le croyant, la foi réduite à l’expérience subjective de la foi, et non proprement la foi théologale, grâce dont la réalité spirituelle n’est aucunement perceptible à la conscience ordinaire. Or, si la grâce demeure extérieure à l’homme, l’homme ne demeure-t-il pas extérieur à la grâce ? D’où le besoin, chez Luther, de sur-accentuer la dimension volitive et sentimentale de l’acte de foi, bref, de procéder à une psychologisation du spirituel. […]
[Conséquences philosophiques de la thèse luthérienne]
L’exclusion réciproque des ordres naturel et surnaturel n’est pas seulement ruineuse du cosmos sacré et de l’intériorité spirituelle, elle est également destructrice, à la longue, de la réalité humaine comme telle ; car la consistance ontologique de l’ordre humain n’est fondée et n’est assurée que par son ordination à l’ordre divin. Il faut toujours revenir à l’attestation de la Genèse : la nature de l’être humain, c’est sa déiformité. Déiforme par essence, il doit accomplir son destin ontologique d’image de Dieu et devenir ressemblant, car "nous sommes de la race de Dieu" nous apprend saint Paul (Ac 17, 29). Sans doute la nature humaine ne peut-elle, par elle-même – et pas même chez Adam – réaliser sa perfection surnaturelle. Mais c’est uniquement cette possible relation à sa réalisation future qui définit et garantit sa réalité actuelle. C’est pourquoi il n’y a pas d’humanisme purement naturaliste. Réduite à elle-même, la nature humaine ne constitue nullement un fondement. Si l’homme ne se tourne pas vers Dieu, c’est dans le monde et la matière qu’il cherchera sa cause finale et le principe de son illusoire accomplissement.
Profanisation du monde, psychologisation de l’Esprit, sécularisation de l’être humain, telles sont les trois conséquences inéluctables inscrites dans le principe fondateur du luthéranisme.
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Info: Le sens du surnaturel, L'Harmattan, 1997, pages 56 à 62
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