Comment donc expliquer spéculativement le paradoxe d’une "fusion sans confusion" de l’âme avec Dieu ? Comment un être singulier peut-il se transformer totalement en un autre sans pour autant cesser d’être lui-même ?
La première réponse à une telle question nous est offerte par l’acte intellectuel. L’intelligence, en effet, s’unit à ce qui n’est pas elle, reçoit en elle son objet, et, dans cette ouverture à l’autre, réalise sa nature propre. C’est pourquoi la fine pointe de l’intelligence, qui est aussi le cœur de l’être et son centre, ce que sainte Thérèse d’Avila appelle "l’esprit de l’âme" est considérée par la théologie comme le "lieu" de la déification, celui où l’Essence divine s’unit à l’être créé et devient l’acte même de son intellect, exactement comme la luminosité d’un cristal est l’acte de la seule lumière du soleil. L’Être divin actualise le cœur-intellect qui resplendit d’une Lumière incréée. […]
Il s’agit donc bien d’une identité de l’intellection (de l’Essence divine) avec son objet (l’Essence divine). Mais pour que cette Essence puisse devenir l’acte cognitif de l’intellect humain, il faut bien que dans sa pure essence lumineuse, cet intellect soit au fond identique à la lumière de l’Intellect divin […]. La connaissance de l’Essence divine consiste au fond en ce que Dieu est connaissance dans l’acte même de notre intellection […]. C’est donc dans cet acte de connaissance que l’intellect réalise son identité à son prototype in divinis, c’est-à-dire à l’Idée que Dieu, de toute éternité, a formée de cet intellect. La vision béatifique que l’intellect "déifié" possède de l’Essence divine ne peut être rien d’autre, en fin de compte, que la vision que l’Essence divine possède elle-même de cet intellect. Les créatures, selon saint Thomas, n’ont-elles pas en Dieu un "être incréé", ainsi que nous l’avons rappelé ailleurs ? Or, cet être incréé, qui est l’Idée ou l’archétype que Dieu forme de la créature dans son Verbe, ou Connaissance de Lui-même, n’est-il pas également et nécessairement le mode selon lequel Dieu se laisse participer par les créatures ? La "forme" dans laquelle ou selon laquelle Dieu voit la créature n’est-elle pas aussi la "forme" selon laquelle la créature glorifiée voit Dieu ?
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Info: Le sens du surnaturel, L'Harmattan, 1997, pages 213 à 215
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