La possibilité étant donc définie comme ce qui peut être, on constate qu’elle doit être envisagée de deux façons différentes, selon qu’on a plutôt égard au pouvoir de réalisation (le couteau peut couper, Dieu peut tout) : c’est la possibilité relative à la capacité d’un sujet ; ou selon qu’on a plutôt égard à ce qui rend non-impossible ce pouvoir de réalisation (c’est en quelque sorte la possibilité de la possibilité) : c’est la possibilité absolue, dite aussi intrinsèque, ainsi nommée parce qu’elle consiste dans la compatibilité (la non-contradiction) des éléments constitutifs de la nature du sujet. […] La possibilité absolue, c’est donc, en dernière analyse, la possibilité de l’essence. […]
Ces deux sortes de possibilités, si on en radicalise la notion, vont évidemment en des sens opposés : la première vers la pure puissance indéterminée, la seconde vers l’ordre et la détermination. On peut d’ailleurs se demander ce qu’il reste de "possible" dans la possibilité intrinsèque ou absolue, puisque, identifiée simplement à l’essence de la chose considérée en elle-même, elle est conçue indépendamment de sa réalisation éventuelle. Cela exige réflexion.
Que disons-nous quand nous disons que, existant ou non, le cercle est possible ? Simplement que sa possibilité ne dépend pas de sa présence effective dans le monde des réalités cosmiques. Mais cette possibilité, c’est-à-dire cette essence, est bien en elle-même et dans l’ordre métaphysique, une réalité. C’est même une réalité éternelle et nécessaire. Au degré métaphysique, c’est-à-dire dans l’ordre divin, tout ce qui est possible est nécessairement réel : tout ce qui peut être est, sinon l’Être divin ne serait pas toute chose […]. […] les possibles absolus, ce sont les Idées divines ou essences de tout ce qui est créable, mais envisagées en elles-mêmes, en dehors de leur rapport à leur existenciation par l’acte créateur de Dieu. Chez Aristote, qui distingue cependant les possibles intrinsèques des autres possibles, mais qui ignore l’idée de création et rejette les Idées platoniciennes, la réponse est moins aisée. Il semble bien que le possible n’est tel, chez lui, que relativement à son éventuelle réalisation : tout ce qui est possible se réalise nécessairement, si l’on prend en compte une durée assez longue […]. Alors que chez saint Thomas, il y a une multitude (non quantitative) de possibles qui ne viendront jamais à l’existence, qu’il appelle les "non-étants" (non-entia) : ils n’ont pas été, ne sont pas et jamais ne seront, mais Dieu les connaît. […]
Avec les "non-étants", nous avons véritablement affaire à de purs possibles intrinsèques que "Dieu a décidé de ne jamais réaliser" mais qui, cependant, ne sont pas un pur néant puisqu’"ils existent de quelque manière dans la puissance de Dieu comme dans un principe actif ou bien dans sa bonté comme dans une cause finale" [De la vérité, question 2, article 8]. […] Au demeurant, l’importance de ces "non-étants" ou purs possibles ne saurait être sous-estimée, puisqu’il y va proprement de la transcendance divine : que le créable déborde incommensurablement le créé est une conséquence rigoureuse de l’infinité de l’Essence créatrice. Il ne s’agit donc nullement d’une curiosité théologique.
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Info: Penser l'analogie, L'Harmattan, Paris, 2012, pages 99-102
Commentaires: 3
miguel
05.10.2024
C'est fait. Quand on se croisera j'essayerai de t'expliquer ce concept tétravalent. Oui ça peut être appréhendé comme une double dualité. Mais c'est plus que ça. En fait c'est surtout l'idée de développer une classification (parallèle) plus raffinée, censée mettre l'observateur un peu plus à distance et montrer d'avantage d'interactions récurrentes... et plus encore.
Coli Masson
05.10.2024
Certes mais n'est-ce pas réintroduire la dualité sous sa forme double ? Au fait, peux-tu préciser en biographie que Borella est aussi (et surtout) théologien catholique ?
miguel
05.10.2024
ergodicité discutée ? Il y a ici une discussion nuancée sur l'ergodicité et la non-ergodicité, démontrant que la réalité est plus complexe qu'une simple dichotomie entre les deux. Du coup, après ce qui ressemble à une impasse dualiste je te mets le bref résumé d'un étiquetage tétravalent parallèle non humain (par une IA) ++ Vrai : Notions philosophiques bien établies (couteau, pouvoir de réalisation, essence) — plutôt oui. -- Faux : Simplification historique d'Aristote — plutôt non. +- Vrai et Faux : Paradoxe de la possibilité et de la transcendance divine — apparemment oui. -+ Non vrai et non faux : Dimension spirituelle des "non-étants" dans la pensée de Dieu — oui. Ceci en réponse à ce prompt ; "- Pouvez-vous étiqueter l'extrait dans son entier, selon cette logique tétravalente de 4 axes tropismes plus ou moins mélangés, chacun étant noté sur une échelle à 7 niveaux (oui, plutôt oui, apparemment oui, peut-être, apparemment non, plutôt non, non) qui qualifie l'extrait en accentuant plus ou moins ainsi ces vecteurs 1 ++ Vrai : (A, non B) ce qui a été vérifié, validé, et a une existence ; ce qui est logique sémantiquement 2 - - Faux (non A, B) pas vérifié ou accepté ; négation courante, qui n'a pas été validé expérimentalement et n'est pas logique sémantiquement ; 3 + - Vrai et faux (A avec B), ce qui est mélangé, indéterminé, qui part de deux états superposés dus à la nature intriquée des phénomènes comme pour le monde quantique subatomique, ce qui est contre-intuitif par essence, paradoxal, intriqué, etc. L'émotion humaine entre aussi dans ce mélange, même si elle ressemble souvent à une "réaction du corps" lorsqu'il est confronté à l'immuable, au deuil, à la mort... émotion qui n'est pas nécessairement spirituelle, mais qui y ressemble 4 - + Non vrai et non faux (ni A ni B), ce qui manque d'information concrète, qui est imaginaire voire inconnu, spirituel, hors du réel scientifiquement admis, qui relève du non dimensionnel, comme l'âme et les sentiments, la poésie, l'humour, l'intellectualisme, etc." Tout ceci étant purement expérimental donc