(Question) - Vous parlez de l’anthropocène, mais dans votre livre, vous lui préférez le mot de phytocène. De quoi s’agit-il ?
(EC) - C'est une notion inventée par l'anthropologue canadienne Natasha Myers qui entend souligner à quel point notre monde a été créé par les plantes. Les deux notions expriment une idée plus générale : le monde ne se définit pas comme une réalité préalable à l'avènement du vivant, il est au contraire le résultat de l'action du vivant. Cette idée naît en France à la fin du XVIIIe siècle avec Lamarck. Celui-ci explique que la plupart des matières qui se trouvent à la surface du globe terrestre sont produites par l'influence des vivants. Le monde en dehors de nous n'est que la vie et le corps des autres vivants. C'est pour cela que vivre signifie toujours consommer la vie des autres : nous nous entre-mangeons, nous nous entre-buvons ! L'anthropocène n'est donc qu'une configuration particulière de cette nécessité indépassable qui fait que tout est dans tout, et que tout vivant vit de la vie des autres. De ce point de vue, il n'y a pas d'équilibre idéal, stable et définitif dans la nature, même sans l'homme. L'apparition et l'évolution de la vie sur la Terre sont le fruit d'une série de catastrophes. Au fond, la vie est la plus grande maladie de cette planète.
(Question) - L’homme doit donc établir des relations plus égalitaires avec les autres êtres vivants. Cette idée peut-elle être illustrée par l’image de la forêt, qui regroupe des êtres très divers vivant en interdépendance avec un certain équilibre ?
(EC) - C'est l'une des idées centrales de la Vie secrète des arbres de Peter Wollheben, et c'est aussi celle d'Eduardo Kohn dans son livre Comment pensent les forêts. Pour ma part, je suis un peu réticent. D'une part, il me semble que cela reste une idée romantique, car elle prétend retrouver une nature pure, immaculée, sans humain. Or, les villes sont déjà des forêts, mieux, des jungles, peuplées par des centaines d'espèces minérales, végétales et animales, et dans ces jungles tout est en mouvement, tout circule et chacun vit la vie des autres.
(Question) - Peut-on alors retenir l’idée de complémentarité entre les êtres vivants ?
(EC) - S’il faut retenir une signification politique à mon livre, il faudrait plutôt parler de mélange. Dans le vivant, rien n’est pur. Tout est dans tout. Non seulement notre corps est une sorte de zoo, où des bactéries, des champignons et des virus vivent en symbiose ; mais en plus, nous partageons la plupart de nos organes avec un nombre infini d’autres espèces. Sans compter que dans notre ADN il y a les traces d’autres formes de vie que nous avons traversées avant de devenir humain. Manger ou respirer, c’est donc faire l’expérience de l’impossibilité de séparer la vie des uns et des autres. A l’intérieur du mélange, tout dépend de tout mais tout ne peut pas être égal à tout.
(Question) - Est-ce que vous ne décrivez pas finalement une nature politiquement libérale : une interdépendance faite d’inégalités ?
(EC) - La dépendance est un rapport politique qui ne doit pas être nié ni vu négativement. Nous dépendons de la planète au même titre que la planète dépend de nous. C’est seulement cette interdépendance qui fait de la planète et de l’humanité deux sujets politiques. C’est seulement parce que nous dépendons d’autres et que d’autres dépendent de nous qu’il y a de la politique. C’est seulement parce que nous nous mélangeons aux autres et que nous ne pouvons pas nous passer de le faire que nous sommes des êtres politiques. La gauche ne peut que repartir de là.
Auteur:
Info: https://www.liberation.fr/. A propos de son livre "la Vie des plantes", 25 décembre 2017
Commentaires: 0