" Le maître dont l’oracle est à Delphes ne dit, ni ne cache, mais il donne des signes ", dit Héraclite. Il parle ici d’Apollon. La divinité, nous dit-il, ne dit ni ne cache. La manifestation de ce qui est caché n’est ni immédiate ni impossible. Le sens ne tombe pas tout cuit dans la main de celui qui cherche; il ne reste pas non plus caché ou délibérément hors d’atteinte. Le sens ne jaillit pas d’un coup, nous dispensant de la recherche; il ne se dérobe pas non plus, confinant nos vies à l’absurde. Au contraire, le mouvement du sens est subtil: il se dévoile, il se montre, à travers des signes, au cœur de la vie. La divinité donne des signes. Toute la question est là, dans les signes. En somme, rien n’est immédiat, et rien n’est hors d’atteinte. Tout est là, mais en filigrane.
Car la question du sens se pose régulièrement dans nos activités comme dans nos vies. Quel est le sens de ce que je fais? Comment est-ce qu’un engagement ponctuel s’inscrit dans un ensemble plus vaste, un projet plus large, pour lui donner sens et direction? La question du sens devient même aiguë quand l’on se trouve atteint par la maladie grave, rejoint par un pronostic létal. " Qu’est-ce qui m’arrive? ", " Pourquoi moi? ", " Pourquoi si tôt? " " Quel est le sens de cette vie qui se termine? " On se trouve alors comme convoqué par une nouvelle nécessité de sens.
La divinité, nous dit Héraclite, pose des signes. Et le propre de l’homme, c’est l’interprétation de ces indices. Mais pour les interpréter, il faut d’abord les discerner, avoir des yeux pour les voir! Ainsi donc, dans cette quête de sens qui est la nôtre, la première qualité requise, c’est notre disponibilité, notre capacité de reconnaître les signes comme étant tels. Si je ne suis pas disponible, je vais manquer la rencontre, rien de plus logique. En somme, le sens émerge, car la vie produit continuellement du sens en produisant des signes. Et je peux m’ajuster avec fluidité à ce sens qui émerge, comme je peux rester aveugle et fermé à ces indices.
Ainsi donc la quête de sens se joue d’abord au cœur de la vie, et non dans une réflexion qui se tienne à distance de la vie. C’est ce que dit Jean-Yves Leloup: " Plutôt que de réfléchir sur le sens de la vie, il s’agit de la vivre. Et le sens se révèle dans l’intensité avec laquelle nous vivons cette vie-là. Sinon, nous nous posons en dehors de la vie, et nous nous observons en train de vivre…". Il ne faut jamais oublier que c’est de la vie elle-même que jaillit le sens. " La question du sens ne surgit pas de la pensée des intellectuels, mais des “cris” de la vie " (Père Amédée et Dr Dominique Megglé).
Et le propre de l’humain, c’est justement l’interprétation de ces signes qui sont là. Comme disait Epictète dans ses Entretiens " L’homme a été placé dans le monde pour contempler Dieu et ses œuvres; et non seulement pour les contempler, mais encore pour les interpréter ". Contempler c’est apprécier les choses pour elles-mêmes tout en les rapportant à leur auteur. Et interpréter, c’est y ajouter l’apport d’une signification qui est le propre de l’homme. Il s’agit de mettre des mots sur ce qui advient, de relier les signes entre eux en se plaçant sur un plan plus large. Il s’agit d’intégrer un événement, un indice, un signal, dans un ensemble plus vaste. Ce travail d’interprétation va permettre de donner sens, de créer du sens. Il peut produire un mieux-être chez celui qui en est l’auteur, voire même une transformation de sa personne toute entière.
Nous vous offrons dans ce numéro d’INFOKara les fruits de recherches et d’expériences très diverses qui, je l’espère, deviendront pour vous, lecteurs, des signes. C’est ainsi que la caresse devient signe d’humanité profonde dans la relation à l’Autre. Et les philosophes et théologiens juifs cités par Eytan Ellenberger, E. Lévinas et M.-A. Ouknine, font par excellence œuvre d’interprétation et de production de sens. De même, les questionnements ou les doutes des étudiants en soins infirmiers sont d’une fraîcheur qui se fait signe: est-ce que les " praticiens chevronnés " que nous pensons être devenus ont encore l’humilité de s’avouer leurs craintes ou leur impuissance? Ne sommes-nous pas tous des débutants? Quant aux animaux, ils deviennent aussi, par leur présence dans nos institutions, des signes de l’amitié du monde, pour ceux qui savent observer leur rôle et leurs comportements. En tous les cas, les signes sont là tout autour de nous, que nous sachions les lire ou non!
Au-dessus de la porte d’entrée de sa maison de Küsnacht, C.G. Jung avait gravé cette déclaration de l’oracle de Delphes: " Vocatus atque non vocatus, Deus aderit " (Appelé ou non appelé, le Dieu sera présent). Les signes sont là. A nous d’être disponibles pour les lire et les interpréter. A nous de laisser émerger ET de créer le sens.
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Info: La lecture des signes et l'émergence du sens. Pp 41 à 42
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