art pictural

[…] il s’agit d’un tableau qui s’appelle "PSICHE sorprende AMORE" [de Zucchi], c’est-à-dire ÉROS. C’est la scène classique de PSYCHÉ élevant sa petite lampe sur ÉROS qui est depuis un moment son amant nocturne et jamais aperçu. Vous avez sans doute, je pense, une petite idée de ce drame classique.

PSYCHÉ favorisée par cet extraordinaire amour, celui d’ÉROS lui-même, jouit d’un bonheur qui pourrait être parfait si ne lui venait pas la curiosité de voir de qui il s’agit. Ce n’est pas qu’elle ne soit pas avertie par son amant lui-même de ne chercher jamais, en aucun cas, à projeter sur lui la lumière, sans qu’il puisse lui dire quelle sanction en résulterait, mais l’insistance est extrême. Néanmoins PSYCHÉ ne peut faire autrement que d’y venir et, à ce moment-là, les malheurs de PSYCHÉ commencent. […] 

Je ne sais pas si vous avez déjà vu traiter ce sujet d’ÉROS et PSYCHÉ de cette façon. Pour moi ce qui m’a frappé - cela a été traité d’une façon innombrable, aussi bien en sculpture qu’en peinture - c’est que je n’ai jamais vu PSYCHÉ apparaître, dans l’œuvre d’art, armée comme elle l’est dans ce tableau, de ce qui est représenté là très vivement comme un petit tranchoir et qui est précisément un cimeterre sur ce tableau. D’autre part, vous remarquerez que ce qui est ici significativement projeté sous la forme de la fleur, et du bouquet dont elle fait partie, et du vase aussi où elle s’insère, vous verrez dans le tableau d’une façon très intense, très marquée, que cette fleur est à proprement parler le centre mental visuel du tableau.

Elle l’est de la façon suivante, ce bouquet et cette fleur viennent au premier plan et sont vus, comme on dit, à "contre-jour", c’est-à-dire que cela fait ici une masse noire : c’est elle qui est traitée d’une façon telle qu’elle donne à ce tableau son caractère qu’on peut appeler maniériste. C’est dessiné d’une façon extrêmement raffinée. Il y aurait certainement des choses à dire sur les fleurs qui sont choisies dans ce bouquet. Mais autour du bouquet, venant derrière le bouquet, rayonne une lumière intense qui porte sur les cuisses allongées et le ventre du personnage qui symbolise ÉROS. Et il est véritablement impossible de ne pas voir ici, désigné de la façon la plus précise et comme par l’index le plus appuyé, l’organe qui doit anatomiquement se dissimuler derrière cette masse de fleurs, à savoir très précisément le phallus de l’ÉROS.

[…] On nous a beaucoup représenté JUDITH et HOLOPHERNE, mais quand même HOLOPHERNE ça n’est pas ce dont il s’agit ici, c’est "couper cabèche". De sorte que le geste même, tendu, de l’autre bras qui porte la lampe est quelque chose qui est également fait pour nous évoquer toutes les résonances justement de ce type d’autre tableau auquel je fais allusion. La lampe est là suspendue au-dessus de la tête de l’ÉROS. Vous savez que dans l’histoire c’est une goutte d’huile renversée dans un mouvement un peu brusque de PSYCHÉ, fort émue, qui vient réveiller l’ÉROS lui causant d’ailleurs, l’histoire nous le précise, une blessure dont il souffre longtemps.

Observons, pour être minutieux, que dans la reproduction que vous avez sous les yeux, vous pouvez voir qu’il y a quelque chose en effet comme un trait lumineux qui part de la lampe pour aller vers l’épaule de l’ÉROS. Néanmoins l’obliquité de ce trait ne laisse pas penser qu’il s’agisse de cette larme d’huile, mais d’un trait de lumière. Certains penseront qu’il y a là quelque chose qui est en effet bien remarquable et qui représente de la part de l’artiste une innovation, et donc une intention que nous pourrions lui attribuer sans ambiguïté, je veux dire celle de représenter la menace de la castration appliquée dans la conjoncture amoureuse.

[…] Or ce que je vous ai pointé tout à l’heure, c’est que c’est à la suite de l’insistance perfide de ses sœurs qui n’ont de cesse que de l’amener à tomber dans le piège, à violer les promesses qu’elle a faites à son amant divin, que PSYCHÉ succombe. Et le dernier moyen de ses sœurs est de suggérer qu’il s’agit d’un monstre épouvantable, d’un serpent de l’aspect le plus hideux, qu’assurément elle n’est pas sans courir avec lui quelque danger. À la suite de quoi le court-circuit mental se produit à savoir que, remarquant les recommandations, les interdits extrêmement insistants auxquels son interlocuteur nocturne recourt, lui impose en lui recommandant en aucun cas de violer son interdiction très sévère, de ne pas chercher à le voir, elle ne voit que trop bien coïncider cette recommandation avec ce que lui suggèrent ses sœurs. Et c’est là qu’elle franchit le pas fatal.

[…] J’espère que vous avez bien remarqué ce tableau. Ces fleurs qui sont là devant le sexe de l’ÉROS, elles ne sont justement point si marquées d’une telle abondance pour qu’on ne puisse voir que justement derrière il n’y a rien. Il n’y a littéralement pas la place au moindre sexe, de sorte que ce que PSYCHÉ est là sur le point de trancher littéralement est déjà disparu du réel.

Auteur: Lacan Jacques

Info: 12 avril 1961

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Ajouté à la BD par Coli Masson

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