[…] il résumait les événements de cette journée. Réveil, bain, rasage, entrée chez elle sur convocation de Mozart, baisers, petit déjeuner en noble robe de chambre, baisers, conversation littéraire et artistique, première jonction, exclamations spécifiques, entrecoupées d’assurances d’amour, commentaires tendres, repos, deuxième bain, changement de robe de chambre, disques, musique à la radio, lecture à haute voix par elle, disques, baisers, déjeuner au salon, café, flottille polaire, puis jonction numéro deux après retrait de l’attirail d’équitation jeté au bas du lit, puis jonction numéro trois après le cinéma privé. La regardant dormir, il conjugua silencieusement le verbe faire l'amour, au passé, au présent et, hélas, au futur. Il venait d'attaquer le subjonctif lorsque, brusquement réveillée, elle lui baisa la main, puis le regarda, bouleversante de foi et attendant de lui.
— Que fait-on, aimé ?
Mais toujours la même chose, hurla-t-il en lui-même, on s'aime ! A Genève, elle ne lui aurait pas posé cette terrible question. À Genève, il n'y avait qu'à être ensemble, et c'était le bonheur. Tandis que maintenant elle voulait tout le temps savoir quelle pitance il allait lui offrir. La prendre encore ? Aucune envie. Elle non plus, d'ailleurs. Lui dire une tendresse ? Elle n'en sauterait pas au plafond. Essayer tout de même.
— Je t'aime, lui dit-il une fois de plus en ce jour, jour d'amour comme tous leurs jours.
Pour le remercier, elle lui prit la main, y déposa un baiser, curieusement petit mais bruyant. Les mots, les mêmes mots qui au Ritz l’avaient étourdie de bonheur, les mêmes mots déclenchaient maintenant un baiser nain à son intestinal.
Dehors, universelle, une inlassable pluie disait leur malheur. Enfermés dans la souricière d'amour, condamnés aux travaux d'amour à perpétuité, ils étaient couchés l'un près de l'autre, beaux, tendres, aimants et sans but. Sans but. Que faire pour animer cette torpeur ? Il la serra contre lui pour animer la torpeur. Alors elle se pelotonna contre lui. Que faire maintenant ? Ils avaient depuis longtemps dévidé leurs cocons de souvenirs, de pensées, de goûts communs. Tout leur cocon sensuel aussi. On allait vite au bout de la chair. De nouveau, elle se blottit contre l'homme de sa vie et il eut mal de pitié. Il n'avait pas répondu à sa question et la pauvre n'osait pas la répéter. Ah, ce qu'il faudrait maintenant, c'était deux heures d'adultère au Ritz ! Elle, venue en cachette le voir à quatre heures, venue avec battements de cœur et de paupières, et sachant avec douleur et joie de vivre qu'elle devait absolument le quitter à six heures. Ah, elle ne songerait pas alors à lui demander ce qu'on allait faire !
— Aimé, il pleut moins maintenant. Voulez-vous qu'on fasse tout de même quelques pas dehors ? Cela vous ferait du bien.
S'ils étaient à Genève, elle toujours vivant avec son Deume, et si elle devait être de retour à Cologny dans deux heures, est-ce qu'elle lui proposerait une promenade hygiénique ? Non, collée à lui jusqu'à la dernière minute, intéressée, vivante ! Et en rentrant à Cologny, elle serait insupportable avec le pauvre Deume, cristalliserait sur l'amant si rarement vu, cristalliserait en attendant le prochain revoir. Et quel délice de penser que le mois prochain ils profiteraient d'une absence du mari pour aller passer trois jours à Agay, trois jours qu'elle cajolerait d'avance, trois jours dont elle caresserait les petites plumes pendant les soirées mornes avec le mari. Mais c'était lui qui était le mari maintenant, un mari à qui on donnait des baisers bruyants sur la joue, comme à un bébé. Et même elle lui parlait parfois comme à un mari. Ne lui avait-elle pas dit l'autre jour qu'elle avait sa migraine ?
Auteur:
Info: Belle du Seigneur, éditions Gallimard, 1968, pages 843-845
Commentaires: 1
miguel
13.12.2025
fantasme, soliloque