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spiritualité

Nous ne possédons rien au monde - car le hasard peut tout nous ôter - sinon le pouvoir de dire je. C'est cela qu'il faut donner à Dieu, c'est-à-dire détruire. Il n'y a absolument aucun autre acte libre qui nous soit permis, sinon la destruction du je.

Offrande : on ne peut pas offrir autre chose que le je, et tout ce qu'on nomme offrande n'est pas autre chose qu'une étiquette posée sur une revanche du je.

Rien au monde ne peut nous enlever le pouvoir de dire je. Rien, sauf l'extrême malheur. Rien n'est pire que l'extrême malheur qui du dehors détruit le je, puisque dès lors on ne peut plus le détruire soi-même. Qu'arrive-t-il à ceux dont le malheur a détruit du dehors le je ? On ne peut se représenter pour eux que l'anéantissement à la manière de la conception athée ou matérialiste.

Qu'ils aient perdu le je, cela ne veut pas dire qu'ils n'aient plus d'égoïsme. Au contraire. Certes, cela arrive quelquefois, quand il se produit un dévouement de chien. Mais d'autres fois l'être est au contraire réduit à l'égoïsme nu, végétatif. Un égoïsme sans je.

Pour peu qu'on ait commencé le processus de destruction du je, on peut empêcher qu'aucun malheur fasse du mal. Car le je n'est pas détruit par la pression extérieure sans une extrême révolte. Si on se refuse à cette révolte par amour pour Dieu, alors la destruction du je ne se produit pas du dehors, mais du dedans.

Auteur: Weil Simone

Info: La pesanteur et la grâce, p.35, Pocket-Agora no99

[ ego ] [ abandon ]

 
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misère

Il est difficile d’être cru quand on ne décrit que des impressions. Pourtant on ne peut décrire autrement le malheur d’une condition humaine. Le malheur n’est fait que d’impressions. Les circonstances matérielles de la vie, aussi longtemps qu’il est à la rigueur possible d’y vivre, ne rendent pas à elles seules compte du malheur, car des circonstances équivalentes, attachées à d’autres sentiments, rendraient heureux. Ce sont les sentiments attachés aux circonstances d’une vie qui rendent heureux ou malheureux, mais ces sentiments ne sont pas arbitraires, ils ne sont pas imposés ou effacés par suggestion, ils ne peuvent être changés que par une transformation radicale des circonstances elles-mêmes. Pour les changer, il faut d’abord les connaître. Rien n’est plus difficile à connaître que le malheur ; il est toujours un mystère. Il est muet, comme disait un proverbe grec. Il faut être particulièrement préparé à l’analyse intérieure pour en saisir les vraies nuances et leurs causes, et ce n’est pas généralement le cas des malheureux. Même si on est préparé, le malheur même empêche cette activité de la pensée, et l’humiliation a toujours pour effet de créer des zones interdites où la pensée ne s’aventure pas et qui sont couvertes soit de silence soit de mensonge. Quand les malheureux se plaignent, ils se plaignent presque toujours à faux, sans évoquer leur véritable malheur ; et d’ailleurs, dans le cas du malheur profond et permanent, une très forte pudeur arrête les plaintes. Ainsi chaque condition malheureuse parmi les hommes crée une zone de silence où les êtres humains se trouvent enfermés comme dans une île.

Auteur: Weil Simone

Info: "La condition ouvrière", Journal d'usine, éditions Gallimard, 2002, pages 341-342

[ isolement ] [ indicible ]

 
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syndicalisme

Même là où les abus ne vont pas si loin, les délégués ont souvent tendance à accroître l’importance de leur rôle au delà de ce qui est utile. Ils recueillent presque indistinctement les réclamations légitimes ou absurdes, importantes ou infimes, ils harcèlent la maîtrise et la direction, souvent avec la menace du débrayage à la bouche, et créent chez les chefs, sur qui pèsent déjà lourdement les préoccupations purement techniques, un état nerveux intolérable. Il y a lieu d’ailleurs de se demander s’il s’agit seulement de maladresse, ou s’il n’y a pas là quelquefois une tactique consciente, comme semblerait l’indiquer une phrase prononcée un jour par un délégué ouvrier d’une autre région, qui se vantait de harceler son chef d’atelier tous les jours, sans répit, pour ne jamais lui laisser le loisir de reprendre le dessus. D’autre part, le pouvoir que possèdent les délégués a dès à présent créé une certaine séparation entre eux et les ouvriers du rang ; de leur part la camaraderie est mêlée d’une nuance très nette de condescendance, et souvent les ouvriers les traitent un peu comme des supérieurs hiérarchiques. Cette séparation est d’autant plus accentuée que les délégués négligent souvent de rendre compte de leurs démarches. Enfin, comme ils sont pratiquement irresponsables, du fait qu’ils sont élus pour un an, et comme ils usurpent en fait des fonctions proprement syndicales, ils en arrivent tout naturellement à dominer le syndicat. Ils ont la possibilité d’exercer sur les ouvriers syndiqués ou non une pression considérable, et c’est eux qui déterminent en fait l’action syndicale, du fait qu’ils peuvent à volonté provoquer des heurts, des conflits, des débrayages et presque des grèves.

Auteur: Weil Simone

Info: "La condition ouvrière", Journal d'usine, éditions Gallimard, 2002, pages 367-368

[ inconvénients ] [ orgueil ] [ dérives ]

 
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triade

Il faut distinguer trois domaines. D'abord ce qui ne dépend absolument pas de nous ; cela comprend tous les faits accomplis dans tout l'univers à cet instant-ci, puis tout ce qui est en voie d'accomplissement ou destiné à s'accomplir plus tard hors de notre portée. Dans ce domaine tout ce qui se produit en fait est la volonté de Dieu, sans aucune exception. Il faut donc dans ce domaine aimer absolument tout, dans l'ensemble et dans chaque détail, y compris le mal sous toutes ses formes; [...]
Le second domaine est celui qui est placé sous l'empire de la volonté. Il comprend les choses purement naturelles, proches, facilement représentables au moyen de l'intelligence et de l'imagination, parmi lesquelles nous pouvons choisir, disposer et combiner du dehors des moyens déterminés en vue de fins déterminées et finies., Dans ce domaine, il faut exécuter sans défaillance ni délai tout ce qui apparaît manifestement comme un devoir.
Le troisième domaine est celui des choses qui sans être situées sous l'empire de la volonté, sans être relatives aux devoirs naturels, ne sont pourtant pas entièrement indépendantes de nous. Dans ce domaine, nous subissons une contrainte de la part de Dieu, à condition que nous méritions de la subir et dans la mesure exacte où nous le méritons. Dieu récompense l'âme qui pense à lui avec attention et amour, et il la récompense en exerçant sur elle une contrainte rigoureusement, mathématiquement proportionnelle à cette attention et à cet amour. Il faut s'abandonner à cette poussée, courir jusqu'au point précis où elle mène, et ne pas faire un seul pas de plus, même dans le sens du bien.

Auteur: Weil Simone

Info: Attente de Dieu, collection livre de vie, imprimé en 1977, p.13 à 15

[ christianisme ] [ philosophie ]

 

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laissé pour compte

Un idiot du village, au sens littéral du mot, qui aime réellement la vérité, quand même il n'émettrait jamais que des balbutiements, est par la pensée infiniment supérieur à Aristote. Il est infiniment plus proche de Platon qu'Aristote ne l'a jamais été. Il a du génie, au lieu qu'à Aristote le mot de talent convient seul. Si une fée venait lui proposer de changer son sort contre une destinée analogue à celle d'Aristote, la sagesse pour lui serait de refuser sans hésitation. Mais il n'en sait rien. Personne ne le lui dit. Tout le monde lui dit le contraire. Il faut le lui dire. Il faut encourager les idiots, les gens sans talent, les gens de talent médiocre ou à peine mieux que moyen, qui ont du génie. Il n'y a pas à craindre de les rendre orgueilleux. L'amour de la vérité est toujours accompagné d'humilité. Le génie réel n'est pas autre chose que la vertu surnaturelle d'humilité dans le domaine de la pensée.

Au lieu d'encourager la floraison des talents, comme on se le proposait en 1789, il faut chérir et réchauffer avec un tendre respect la croissance du génie ; car seuls les héros réellement purs, les saints et les génies peuvent être un secours pour les malheureux. Entre les deux, les gens de talent, d'intelligence, d'énergie, de caractère, de forte personnalité, font écran et empêchent le secours. Il ne faut faire aucun mal à l'écran, mais il faut le mettre doucement de côté, en tâchant qu'il s'en aperçoive le moins possible. Et il faut casser l'écran beaucoup plus dangereux du collectif, en supprimant toute la part de nos institutions et de nos mœurs où habite une forme quelconque de l'esprit de parti. Ni les personnalités ni les partis n'accordent jamais audience soit à la vérité soit au malheur.

Auteur: Weil Simone

Info: Dans "La personne et le sacré"

[ savoir-connaissance ] [ intelligence intuitive ] [ incorruptibilité ] [ exclu ] [ quart-monde ]

 
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usine

Il y a deux facteurs, dans cet esclavage : la vitesse et les ordres. La vitesse : pour y "arriver", il faut répéter mouvement après mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi, irritation, tristesse ou dégoût : ils ralentiraient la cadence. Et la joie de même. Les ordres : depuis qu’on pointe en entrant jusqu’à ce qu’on pointe en sortant, on peut à chaque moment recevoir n’importe quel ordre. Et toujours il faut se taire et obéir. L’ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même inexécutable ; ou bien deux chefs donner des ordres contradictoires ; ça ne fait rien : se taire et plier. Adresser la parole à un chef – même pour une chose indispensable – c’est toujours, même si c’est un brave type (même les braves types ont des moments d’humeur) s’exposer à se faire rabrouer ; et quand ça arrive, il faut encore se taire. Quant à ses propres accès d’énervement et de mauvaise humeur, il faut les ravaler ; ils ne peuvent se traduire ni en paroles ni en gestes, car les gestes sont à chaque instant déterminés par le travail. Cette situation fait que la pensée se recroqueville, se rétracte, comme la chair se rétracte devant un bistouri. On ne peut pas être "conscient". [...]

Et à travers tout ça, un sourire, une parole de bonté, un instant de contact humain ont plus de valeur que les amitiés les plus dévouées parmi les privilégiés grands ou petits. Là seulement on sait ce que c’est que la fraternité humaine. Mais il y en a peu, très peu.

Auteur: Weil Simone

Info: Lettre à Albertine Thévenon, Fin décembre 1935

[ vie mécanique ] [ soumission ] [ moment de grâce ]

 

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déprise de soi

Bien qu'aujourd'hui on semble l'ignorer, la formation de la faculté d'attention est le but véritable et presque l'unique intérêt des études. La plupart des exercices scolaires ont aussi un certain intérêt intrinsèque ; mais cet intérêt est secondaire. Tous les exercices qui font vraiment appel au pouvoir d'attention sont intéressants au même titre et presque également.

Les lycéens, les étudiants qui aiment Dieu ne devraient jamais dire : "Moi, j'aime les mathématiques", "Moi, j'aime le français", "Moi, j'aime le grec". Ils doivent apprendre à aimer tout cela parce que tout cela fait croître cette attention, qui, orientée vers Dieu, est la substance même de la prière.

N'avoir ni don ni goût naturel pour la géométrie n'empêche pas la recherche d'un problème ou l'étude d'une démonstration de développer l'attention. C'est presque le contraire. C'est presque une circonstance favorable.

Même il importe peu qu'on réussisse à trouver la solution ou à saisir la démonstration, quoiqu'il faille vraiment s'efforcer d'y réussir. Jamais, en aucun cas, aucun effort d'attention véritable n'est perdu. Toujours il est pleinement efficace spirituellement, et par suite aussi, par surcroît, sur le plan inférieur de l'intelligence, car toute lumière spirituelle éclaire l'intelligence.

Si on cherche avec une véritable attention la solution d'un problème de géométrie et si, au bout d'une heure, on n'est pas plus avancé qu'en commençant, on a néanmoins avancé, durant chaque minute de cette heure, dans une autre dimension plus mystérieuse. Sans qu'on le sente, sans qu'on le sache, cet effort en apparence stérile et sans fruit a mis plus de lumière dans l'âme. Le fruit se retrouvera un jour, plus tard, dans la prière. Il se retrouvera sans doute aussi par surcroît dans un domaine quelconque de l'intelligence, peut-être tout à fait étranger à la mathématique. Peut-être un jour celui qui a donné cet effort inefficace sera-t-il capable de saisir plus directement, à cause de cet effort, la beauté d'un vers de Racine. Mais que le fruit de cet effort doive se retrouver dans la prière, cela est certain, cela ne fait aucun doute.

Auteur: Weil Simone

Info: "Attente de Dieu"

[ persévérance ] [ gratuité ] [ karma yoga ] [ travail ]

 

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organisation scientifique du travail

Du point de vue de l’effet moral sur les ouvriers, la taylorisation a sans aucun doute provoqué la disqualification des ouvriers. Ceci a été contesté par les apologistes de la rationalisation, notamment par Dubreuilh dans Standards. Mais Taylor a été le premier à s’en vanter, en arrivant à ne faire entrer que 75 % d’ouvriers qualifiés dans la production, contre 25 % d’ouvriers non qualifiés pour le finissage. Chez Ford, il n’y a que 1 % d’ouvriers qui aient besoin d’un apprentissage de plus d’un jour.

Ce système a aussi réduit les ouvriers à l’état de molécules, pour ainsi dire, en en faisant une espèce de structure atomique dans les usines. Il a amené l’isolement des travailleurs. C’est une des formules essentielles de Taylor qu’il faut s’adresser à l’ouvrier individuellement ; considérer en lui l’individu. Ce qu’il veut dire, c’est qu’il faut détruire la solidarité ouvrière au moyen des primes et de la concurrence. C’est cela qui produit cette solitude qui est peut-être le caractère le plus frappant des usines organisées selon le système actuel, solitude morale qui a été certainement diminuée par les événements de juin. Ford dit ingénument qu’il est excellent d’avoir des ouvriers qui s’entendent bien, mais qu’il ne faut pas qu’ils s’entendent trop bien, parce que cela diminue l’esprit de concurrence et d’émulation indispensable à la production.

La division de la classe ouvrière est donc à la base de cette méthode. Le développement de la concurrence entre les ouvriers en fait partie intégrante ; comme l’appel aux sentiments les plus bas. Le salaire en est l’unique mobile. Quand le salaire ne suffit pas, c’est le renvoi brutal. À chaque instant du travail, le salaire est déterminé par une prime. À tout instant, il faut que l’ouvrier calcule pour savoir ce qu’il a gagné. Ce que je dis est d’autant plus vrai qu’il s’agit de travail moins qualifié.

Ce système a produit la monotonie du travail. Dubreuilh et Ford disent que le travail monotone n’est pas pénible pour la classe ouvrière. Ford dit bien qu’il ne pourrait pas passer une journée entière à un seul travail de l’usine, mais qu’il faut croire que ses ouvriers sont autrement faits que lui, parce qu’ils refusent un travail plus varié. C’est lui qui le dit. Si vraiment il arrive que par un tel système la monotonie soit supportable pour les ouvriers, c’est peut-être ce que l’on peut dire de pire d’un tel système ; car il est certain que la monotonie du travail commence toujours par être une souffrance. Si on arrive à s’y accoutumer, c’est au prix d’une diminution morale.

En fait, on ne s’y accoutume pas, sauf si l’on peut travailler en pensant à autre chose. Mais alors il faut travailler à un rythme ne réclamant pas trop d’assiduité dans l’attention nécessitée par la cadence du travail. Mais si on fait un travail auquel on doive penser tout le temps, on ne peut pas penser à autre chose, et il est faux de dire que l’ouvrier puisse s’accommoder de la monotonie de ce travail.

Auteur: Weil Simone

Info: "La condition ouvrière", Journal d'usine, éditions Gallimard, 2002, pages 321-322

[ conséquences ] [ individualisation ] [ clivage ]

 
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taylorisme

Quoique Taylor ait baptisé son système "Organisation scientifique du travail", ce n’était pas un savant. Sa culture correspondait peut-être au baccalauréat, et encore ce n’est pas sûr. Il n’avait jamais fait d’études d’ingénieur. Ce n’était pas non plus un ouvrier à proprement parler, quoiqu’il ait travaillé en usine. Comment donc le définir ? C’était un contremaître, mais non pas de l’espèce de ceux qui sont venus de la classe ouvrière et qui en ont gardé le souvenir. C’était un contremaître du genre de ceux dont on trouve des types actuellement dans les syndicats professionnels de maîtrise et qui se croient nés pour servir de chiens de garde au patronat. Ce n’est ni par curiosité d’esprit, ni par besoin de logique qu’il a entrepris ses recherches. C’est son expérience de contremaître chien de garde qui l’a orienté dans toutes ses études et qui lui a servi d’inspiratrice pendant trente-cinq années de recherches patientes. C’est ainsi qu’il a donné à l’industrie, outre son idée fondamentale d’une nouvelle organisation des usines, une étude admirable sur le travail des tours à dégrossir.

Taylor était né dans une famille relativement riche et aurait pu vivre sans travailler, n’étaient les principes puritains de sa famille et de lui-même, qui ne lui permettaient pas de rester oisif. Il fit ses études dans un lycée, mais une maladie des yeux les lui fit interrompre à 18 ans. Une singulière fantaisie le poussa alors à entrer dans une usine où il fit un apprentissage d’ouvrier mécanicien. Mais le contact quotidien avec la classe ouvrière ne lui donna à aucun degré l’esprit ouvrier. Au contraire, il semble qu’il y ait pris conscience d’une manière plus aiguë de l’opposition de classe qui existait entre ses compagnons de travail et lui-même, jeune bourgeois, qui ne travaillait pas pour vivre, qui ne vivait pas de son salaire, et qui, connu de la direction, était traité en conséquence.

Après son apprentissage, à l’âge de 22 ans, il s’embaucha comme tourneur dans une petite usine de mécanique, et dès le premier jour il entra tout de suite en conflit avec ses camarades d’atelier qui lui firent comprendre qu’on lui casserait la figure s’il ne se conformait pas à la cadence générale du travail ; car à cette époque régnait le système du travail aux pièces organisé de telle manière que, dès que la cadence augmentait, on diminuait les tarifs. Les ouvriers avaient compris qu’il ne fallait pas augmenter la cadence pour que les tarifs ne diminuent pas ; de sorte que chaque fois qu’il entrait un nouvel ouvrier, on le prévenait d’avoir à ralentir sa cadence sous peine d’avoir la vie intenable.

Au bout de deux mois, Taylor est arrivé à devenir contremaître. En racontant cette histoire, il explique que le patron avait confiance en lui parce qu’il appartenait à une famille bourgeoise. Il ne dit pas comment le patron l’avait distingué si rapidement, puisque ses camarades l’empêchaient de travailler plus vite qu’eux, et on peut se demander s’il n’avait pas gagné sa confiance en lui racontant ce qui s’était dit entre ouvriers.

Quand il est devenu contremaître, les ouvriers lui ont dit : "On est bien content de t’avoir comme contremaître, puisque tu nous connais et que tu sais que si tu essaies de diminuer les tarifs on te rendra la vie impossible." À quoi Taylor répondit en substance : "Je suis maintenant de l’autre côté de la barricade, je ferai ce que je dois faire." Et en fait, ce jeune contremaître fit preuve d’une aptitude exceptionnelle pour faire augmenter la cadence et renvoyer les plus indociles.

Cette aptitude particulière le fit monter encore en grade jusqu’à devenir directeur de l’usine. Il avait alors vingt-quatre ans.

Une fois directeur, il a continué à être obsédé par cette unique préoccupation de pousser toujours davantage la cadence des ouvriers. Évidemment, ceux-ci se défendaient, et il en résultait que ses conflits avec les ouvriers allaient en s’aggravant. Il ne pouvait exploiter les ouvriers à sa guise parce qu’ils connaissaient mieux que lui les meilleures méthodes de travail. Il s’aperçut alors qu’il était gêné par deux obstacles : d’un côté il ignorait quel temps était indispensable pour réaliser chaque opération d’usinage et quels procédés étaient susceptibles de donner les meilleurs temps ; d’un autre côté, l’organisation de l’usine ne lui donnait pas le moyen de combattre efficacement la résistance passive des ouvriers. Il demanda alors à l’administrateur de l’entreprise l’autorisation d’installer un petit laboratoire pour faire des expériences sur les méthodes d’usinage. Ce fut l’origine d’un travail qui dura vingt-six ans et amena Taylor à la découverte des aciers rapides, de l’arrosage de l’outil, de nouvelles formes d’outil à dégrossir, et surtout il a découvert, aidé d’une équipe d’ingénieurs, des formules mathématiques donnant les rapports les plus économiques entre la profondeur de la passe, l’avance et la vitesse des tours ; et pour l’application de ces formules dans les ateliers, il a établi des règles à calcul permettant de trouver ces rapports dans tous les cas particuliers qui pouvaient se présenter.

Ces découvertes étaient les plus importantes à ses yeux parce qu’elles avaient un retentissement immédiat sur l’organisation des usines. Elles étaient toutes inspirées par son désir d’augmenter la cadence des ouvriers et par sa mauvaise humeur devant leur résistance. Son grand souci était d’éviter toute perte de temps dans le travail. Cela montre tout de suite quel était l’esprit du système. Et pendant vingt-six ans il a travaillé avec cette unique préoccupation. Il a conçu et organisé progressivement le bureau des méthodes avec les fiches de fabrication, le bureau des temps pour l’établissement du temps qu’il fallait pour chaque opération, la division du travail entre les chefs techniques et un système particulier de travail aux pièces avec prime.

[...]

La méthode de Taylor consiste essentiellement en ceci : d’abord, on étudie scientifiquement les meilleurs procédés à employer pour n’importe quel travail, même le travail de manœuvres (je ne parle pas de manœuvres spécialisés, mais de manœuvres proprement dits), même la manutention ou les travaux de ce genre ; ensuite, on étudie les temps par la décomposition de chaque travail en mouvements élémentaires qui se reproduisent dans des travaux très différents, d’après des combinaisons diverses ; et une fois mesuré le temps nécessaire à chaque mouvement élémentaire, on obtient facilement le temps nécessaire à des opérations très variées. Vous savez que la méthode de mesure des temps, c’est le chronométrage. Il est inutile d’insister là-dessus. Enfin, intervient la division du travail entre les chefs techniques. Avant Taylor, un contremaître faisait tout ; il s’occupait de tout. Actuellement, dans les usines, il y a plusieurs chefs pour un même atelier : il y a le contrôleur, il y a le contremaître, etc.

Auteur: Weil Simone

Info: "La condition ouvrière", Journal d'usine, éditions Gallimard, 2002, pages 310 à 314

[ biographie ] [ résumé ]

 

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