[…] l’attitude sophistique, beaucoup plus qu’une doctrine philosophique parmi d’autres, représente une tentation propre à l’intelligence en tant qu’elle est un penser. Ce n’est pas telle ou telle individualité, historiquement dénommable, que Platon combat, mais la possibilité sophistique comme telle, qui, à quelques égards, ne fait qu’un avec le logos lui-même.
La solution qu’articule la philosophie de Platon en son ensemble consiste fondamentalement en une révolution ontologique : puisque c’est la conception parménidienne de l’être (l’être exclut absolument le non-être : il est un, immobile, éternel, sphérique et plein, et le logos lui est identique) qui conduit Gorgias à ses apories, il faut, pour répondre au défi qu’est le sophiste, accomplir le "parricide de Parménide". […] Il faut donc rompre avec cet être monolithique, introduire dans l’être le mouvement et la multiplicité, et admettre que "le non-être est, sous un certain rapport, et que l’être à son tour, en quelque façon, n’est pas" [Sophiste, 241d]. En d’autres termes, il s’agit de comprendre que "l’être est puissance", c’est-à-dire "capacité de relation", relation de l’agir ou du pâtir [ibid., 247e]. […] La notion d’être implique donc non seulement l’idée de ce qui se pose en soi-même dans l’unité et l’identité de sa propre affirmation, mais aussi et nécessairement l’idée de ce qui entre en relation avec "ce qui n’est pas" (lui) c’est-à-dire l’idée d’altérité […]. On voit par là que être et non-être ne sont pas contraires l’un à l’autre, mais seulement autres […]. L’identité est inséparable de l’altérité et réciproquement […].
Cette révolution ontologique, c’est "l’authentique et véritablement noble sophistique" qui l’opère, celle qui est la "science suprême", la science du philosophe : la dialectique. La dialectique, en effet, c’est la sophistique retournée et remise à l’endroit parce qu’elle va jusqu’à son terme. Loin de récuser le jeu de démolition du sophiste, elle montre que ce jeu n’est possible que parce qu’il y a du jeu dans l’être même, qu’il y a de l’altérité au cœur de l’identité, et de l’identité au cœur de l’altérité. Au fond, le sophiste ne va pas assez loin : il joue avec le langage de l’être, mais l’être qu’il roule en tous sens dans son discours reste en lui-même scellé dans son impénétrable identité parménidienne. […] Le véritable philosophe, au contraire, ne rejette rien, il ne choisit pas l’un à l’exclusion de l’autre, ni ne se soumet à la contrainte des antinomies qu’on lui impose, mais il veut TOUT, l’un et l’autre, l’être et le non-être : "comme les enfants dans leurs souhaits, faire sien tout ce qui est immobile et tout ce qui se meut, et dire que l’être et le Tout est l’un et l’autre à la fois" [Sophiste, 249d].
Ce faisant, ce n’est pas seulement l’être qui est réintégré dans le discours, en tant que le philosophe "applique perpétuellement ses raisonnements à la forme de l’être" [Ibid. 254a], mais c’est aussi le logos qui est réintégré dans l’être, en tant qu’il est cette altérité de l’être qui ne laisse pas d’être cependant. Ici, l’être du logos est vraiment pris en compte et la doctrine métaphysique de l’être-non-être, à laquelle seule la sophistique (capturée) nous a donné accès, fonde par elle-même sa propre possibilité comme doctrine, c’est-à-dire comme pensée-parole. […] La philosophie, c’est le discours véritable dont la possibilité ontologique se fonde seulement sur la métaphysique de l’être-non-être. Ainsi, en cherchant à capturer le sophiste, c’est le philosophe que nous avons trouvé. Et sans doute n’y a-t-il aucun autre moyen de le trouver : la philosophie n’est rien d’autre que la tentation sophistique perpétuellement surmontée.