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déception
Lorsque [Walter] Benjamin écrit ses souvenirs, en 1942, il a déjà quarante ans et un sens aigu de la dangerosité de l'époque et de sa propre finitude. Il a assisté à la naissance de l'état fasciste et de la prise du pouvoir par Hitler et les nazis et il s'est exilé. En France, à Berlin, à Ibiza aussi. Il ne lui reste à vivre qu'une poignée d'années et s'il ne le sait pas, il en a peut-être la prémonition, en tant que juif, en tant qu'être ultrasensible et animé par une conscience politique qui le propre d'écrivains et de philosophes de sa génération. En tout cas, il est suffisamment âgé et lucide pour savoir que la vie a été une promesse non tenue, un avenir non réalisé. Pas seulement pour lui. Pour comprendre que, déjà enfant, il se révoltait contre ses parents, contre l’école telle qu'il la vivait, contre les meubles encombrants et les armoires trop bien rangées. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, Benjamin pensait que la faiblesse de l'enfant, son impuissance -voire celles de l'adulte- à leur niveau le plus extrême, étaient une chance de salut. Un pressentiment salutaire. Sa conception de l'Histoire est une seule et unique catastrophe qui ne cesse d'amonceler les ruines, les éternels vaincus, les humiliés de la faim et de la misère. Les promesses oubliées, les espérances brisées. L'enfant lui-même est victime d'une semblable catastrophe. Dans ces souvenirs, il y a déjà des conceptions mystiques et historiques qu'il exprimera dans ses Thèses sur la philosophie de l'histoire.
Auteur:
Lacoste Jean
Années: 1950
Epoque – Courant religieux: Récent et Libéralisme économique
Sexe: H
Profession et précisions: Germaniste
Continent – Pays: Europe - France
Info:
[
insoumission
]
[
confrontation
]
[
désir de fuite
]
vingtième siècle
Cher vieux max,
Tu as certainement entendu parler de ce qui se passe ici, et je suppose que cela t'intéresse de savoir comment nous vivons les événements de l'intérieur. Franchement, Max, je crois qu'à nombre d'égards Hitler est bon pour l'Allemagne, mais je n'en suis pas sûr. Maintenant, c'est lui qui, de fait, est le chef du gouvernement. Je doute que Hindenburg lui-même puisse le déloger du fait qu'on l'a obligé à le placer au pouvoir. L'homme électrise littéralement les foules ; il possède une force que seul peut avoir un grand orateur doublé d'un fanatique. Mais je m'interroge : est-il complètement sain d'esprit ? Ses escouades en chemises brunes sont issues de la populace. Elles pillent, et elles ont commencé à persécuter les Juifs. Mais il ne s'agit peut-être là que d'incidents mineurs : la petite écume trouble qui se forme en surface quand bout le chaudron d'un grand mouvement. Car je te le dis, mon ami, c'est à l'émergence d'une force vive que nous assistons dans ce pays. Une force vive. Les gens se sentent stimulés, on s'en rend compte en marchant dans les rues, en entrant dans les magasins. Ils se sont débarrassés de leur désespoir comme on enlève un vieux manteau. Ils n'ont plus honte, ils croient de nouveau en l'avenir. Peut-être va-t-on trouver un moyen pour mettre fin à la misère. Quelque chose - j'ignore quoi - va se produire. On a trouvé un Guide ! Pourtant, prudent, je me dis tout bas : où cela va-t-il nous mener ? Vaincre le désespoir nous engage souvent dans des directions insensées.
Auteur:
Kressmann Taylor Kahtrine
Années: 1903 - 1997
Epoque – Courant religieux: Récent et Libéralisme économique
Sexe: F
Profession et précisions: romancière
Continent – Pays: Amérique du nord - Usa
Info:
Inconnu à cette adresse
[
Europe
]
[
politique
]
reportage
J'aime aller chez les Roms. C'est rarement des vacances. Je ne choisis pas les communautés les plus florissantes. Je vais dans les cloaques. Ces lieux sont hallucinants de misère. Un mot me vient, il est familier, excusez-moi, c'est : barge. Des endroits barges. Je n'arrive pas en sifflotant. Je ne brandis pas mes appareils photo. Je mesure combien un type qui entre, fait clic-clac et ressort peut sembler ignoble à des gens qui n'ont rien. Je ne prends pas non plus l'air sinistre ou contrit. J'essaie d'être moi-même. Ce n'est pas facile, quand on est remué. Les gosses me font tourner en bourrique. Ils me tirent, me poussent, crient pour que je leur tire le portrait, se pendent aux courroies de mes appareils, dix fois, cent fois, jusqu'à l'exaspération. Pourtant, je leur dois souvent des moments de beauté foudroyants qui, avec un peu de chance, se retrouvent sur les photos. Comme je prends la précaution d'être bien accompagné, je suis généralement bien accueilli, par des gens qui n'ont de cesse que de m'ouvrir leur porte et de m'asseoir à leur table. Si je reviens, ce que j'essaie de faire, plusieurs fois de suite, ou à des mois de distance, je suis reconnu et l'affection franchit un pas. J'apporte les tirages des photos, parfois les clopes et le repas. Dans les sujets que j'ai visités comme photographe, souvent tragiques, j'ai toujours cherché la survivance, au fond, de ce qui rend heureux. Les petites choses. Les scènes où rien ne se passe et où, de fait, tout se passe. Les bas-côtés des évènements. Chez les Roms, ces scènes abondent. Le présent est là, brut, sans chichis, avec une intensité qu'il y a rarement ailleurs.
Auteur:
Keler Alain
Années: 19?? - 20??
Epoque – Courant religieux: Récent et Libéralisme économique
Sexe: H
Profession et précisions: écrivain
Continent – Pays: ?
Info:
Des nouvelles d'Alain. Ecrit avec Emmanuel Guibert
[
romanichels
]
[
vivre
]
christianisme
On peut donc bien connaître Dieu sans sa misère, et sa misère sans Dieu ; mais on ne peut connaître Jésus-Christ sans connaître tout ensemble et Dieu et sa misère.
Et c'est pourquoi je n'entreprendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles, ou l'existence de Dieu, ou la Trinité, ou l'immortalité de l'âme, ni aucune des choses de cette nature ; non seulement parce que je ne me sentirais pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis, mais encore parce que cette connaissance, sans Jésus-Christ, est inutile et stérile. Quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles et dépendantes d'une première vérité en qui elles subsistent, et qu'on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut.
Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l'ordre des éléments ; c'est la part des païens et des épicuriens. Il ne consiste pas seulement en un Dieu qui exerce sa providence sur la vie et sur les biens des hommes, pour donner une heureuse suite d'années à ceux qui l'adorent ; c'est la portion des Juifs. Mais le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens, est un Dieu d'amour et de consolation ; c'est un Dieu qui remplit l'âme et le cœur de ceux qu'il possède ; c'est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère, et sa miséricorde infinie; qui s'unit au fond de leur âme ; qui la remplit d'humilité, de joie, de confiance, d'amour; qui les rend incapables d'autre fin que de lui-même.
Tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus-Christ, et qui s'arrêtent dans la nature, ou ils ne trouvent aucune lumière qui les satisfasse, ou ils arrivent à se former un moyen de connaître Dieu et de le servir sans médiateur, et par là ils tombent ou dans l'athéisme ou dans le déisme, qui sont deux choses que la religion chrétienne abhorre presque également.
Auteur:
Pascal Blaise
Années: 1623 - 1662
Epoque – Courant religieux: renaissance
Sexe: H
Profession et précisions: philosophe
Continent – Pays: Europe - France
Info:
Pensées, 556-449
[
erreurs
]
[
idolâtrie
]
helvétie
A Genève, retour d'Inde et du Japon, je me suis longtemps senti mal à l'aise. Les magasins, les rues m'inspiraient une répulsion irraisonnée. Noël qui approchait, la foule des acheteurs, les faces tartinées de santé, le bruit des sous, la couperose me donnaient le cafard. Le seul endroit où je respirais c'était - tenez-vous bien - l'hôpital. Pourtant c'était mon pays que je m'étais réjoui de revoir, pourtant on m'avait partout accueilli avec une gentillesse qui ne se démentait pas. Alors? Je crois que c'était l'argent qui me gênait. L'argent engorgeait tout. Et à cause de cet argent, il n'y avait plus de foule; elle était rompue, divisée comme une étendue de sable par les mailles éparses d'un filet. Il n'y avait que de petites fortunes, de petites coquilles, de petites solitudes meublées, feutrées, équipées, mais solitudes quand même. Dans les salles de billard, dans les autobus, j'entendais souvent cette phrase qui me paraissait stupéfiante: "Moi, je n'ai besoin de personne." La communauté n'existait plus - communauté: le sentiment profond que le sort de n'importe lequel de vos semblables vous concerne et vous affecte en quelque façon, la conscience d'une interdépendance -, et pour qu'elle se recrée il fallait un de ces chocs - accident mortel sur la route, révolution hongroise - qui montrent bien que l'argent n'est pas tout et que ce qui nous rapproche des autres est plus fondamental que ce qui nous en éloigne. Autrement, et en temps normal, on n'avait besoin de personne. Ce n'était que trop vrai, et quelle indigence. L'Hindou et le Chinois exposés en permanence à manquer de riz ou de galette ont perpétuellement besoin du voisin, et le voisin d'eux. Le paysan du Dekkan a beau avoir l'oeil vide et feindre l'indifférence; mendier de la farine, prêter de la farine, voir - à cause d'une rivière qui déborde à 200 kilomètres de là - sa maison soudain remplie d'inconnus, et pour longtemps, il ne connaît que ça, c'est son ordinaire. Voilà qui fait des foules. La misère se partage, et c'est grâce à cela que les misérables vivent encore. L'égoïsme n'est pas dans leurs moyens, trop coûteux. La prospérité ne se partage pas. Il faut cependant quitter la misère. Les Indiens y travaillent et on leur souhaite de réussir. Je leur souhaite aussi de conserver alors le coeur qu'ils avaient quand ils n'avaient que ça.
Auteur:
Bouvier Nicolas
Années: 1929 - 1998
Epoque – Courant religieux: Récent et Libéralisme économique
Sexe: H
Profession et précisions: écrivain
Continent – Pays: Europe - Suisse
Info:
Retour d'Inde, 1955, L'oeil du voyageur
impassible gaïa
Il y a de grandes flaques de sang sur le monde
où s'en va-t-il tout ce sang répandu
est-ce la terre qui le boit et qui se saoule
drôle de soûlographie alors
si sage... si monotone...
Non la terre ne se saoule pas
la terre ne tourne pas de travers
elle pousse régulièrement sa petite voiture ses quatre saisons
la pluie... la neige...
la grêle... le beau temps...
jamais elle n'est ivre
c'est à peine si elle se permet de temps en temps
un malheureux petit volcan
Elle tourne la terre
elle tourne avec ses arbres... ses jardins... ses maisons...
elle tourne avec ses grandes flaques de sang
et toutes les choses vivantes tournent avec elle et saignent...
Elle elle s'en fout
la terre
elle tourne et toutes les choses vivantes se mettent à hurler
elle s'en fout
elle tourne
elle n'arrête pas de tourner
et le sang n'arrête pas de couler...
Où s'en va-t-il tout ce sang répandu
le sang des meurtres... le sang des guerres...
le sang de la misère...
et le sang des hommes torturés dans les prisons...
le sang des enfants torturés tranquillement par leur papa et leur maman...
Et le sang des hommes qui saignent de la tête
dans les cabanons...
et le sang du couvreur
quand le couvreur glisse et tombe du toit
Et le sang qui arrive et qui coule à grands flots
avec le nouveau-né... avec l'enfant nouveau...
la mère qui crie... l'enfant pleure...
le sang coule... la terre tourne
la terre n'arrête pas de tourner
le sang n'arrête pas de couler
Où s'en va-t-il tout ce sang répandu
le sang des matraqués... des humiliés...
des suicidés... des fusillés... des condamnés...
et le sang de ceux qui meurent comme ça... par accident
Dans la rue passe un vivant
avec tout son sang dedans
soudain le voilà mort
et tout son sang est dehors
et les autres vivants font disparaître le sang
ils emportent le corps
mais ils est têtu le sang
et là où était le mort
beaucoup plus tard tout noir
un peu de sang s'étale encore...
sang coagulé
rouille de la vie rouille des corps
sang caillé comme le lait
comme le lait quand il tourne
quand il tourne comme la terre
comme la terre qui tourne
avec son lait... avec ses vaches...
avec ses vivants... avec ses morts...
la terre qui tourne avec ses arbres... ses vivants... ses
maisons... la terre qui tourne avec les mariages... les enterrements... les coquillages... les régiments...
la terre qui tourne et qui tourne avec ses grands ruisseaux de sang.
Auteur:
Prévert Jacques
Années: 1900 - 1977
Epoque – Courant religieux: Récent et Libéralisme économique
Sexe: H
Profession et précisions: poète
Continent – Pays: Europe - France
Info:
Chanson dans le sang
[
impersonnelle
]
[
neutre
]
[
humaine barbarie
]
question
Stephen Paddock, le papy du futur ?
La tuerie de Las Vegas préfigure peut-être une nouvelle criminalité, celle des vieux et des malades qui n’ont rien à perdre dans une société du tout juridique où la morale n’a plus d’effet.
Stephen Craig Paddock, le tueur de Las Vegas, était trop vieux, trop riche, trop indifférent à la religion, à la politique - et même aux armes à feu - pour que son geste soit intelligible selon les grilles d’interprétation ordinaires. Et loin d’être un fou ou un être isolé, il était "normal", il avait une famille et une fiancée. Il n’avait d’ailleurs pas le moindre antécédent judiciaire. Angoissée par cette absence de sens, la presse chercha dans ses gènes l’explication de son massacre : son père avait été un gangster. Mais cette hypothèse loufoque ne satisfit personne. On prêta très peu d’attention au fait qu’il choisit de tuer des jeunes gens qui écoutaient un concert de musique country, celle que l’affreux retraité adorait. Des jeunes, donc, auxquels il aurait pu s’identifier. Comme si, au crépuscule de sa vie, il regrettait tant de quitter ses joies et ses délices qu’il en devint hargneux et envieux au point de vouloir éliminer ceux qui avaient devant eux de longues décennies pour en profiter.
Peut-être avait-il choisi d’en finir avec sa propre existence, ne supportant pas la vieillesse ou une maladie grave. Mais avant, Paddock voulait assouvir sa haine envers les jeunes bienheureux.
Cette hypothèse serait terrifiante si on la prenait non pas comme l’explication de l’acte isolé d’un homme mais comme une nouvelle manière d’appréhender nos rapports aux normes. En effet, que se passerait-il si la seule contrainte que nous ressentions était celle de la loi, si nous nous détachions complètement de celle de la morale ? Celle-ci était la grande obsession de la romancière américaine Patricia Highsmith. Dans son roman Ripley s’amuse, elle avait imaginé les comportements d’un homme, au bord de la mort, à qui l’on proposait de tuer pour sauver sa famille de la misère.
Bien sûr, la plupart de ceux qui arrivent à la fin de leur vie ne commettent pas des actes aussi graves, même si ces derniers restent impunis, parce que des contraintes morales les en empêchent justement.
Mais notre société ne cesse de saper ce rapport que nous entretenons avec la morale.
Depuis quelques décennies, l’Etat cherche à régler l’ensemble de nos comportements, ceux qui atteignent les autres, mais aussi ceux qui ne portent atteinte qu’à nous-mêmes, et cela commence de plus en plus tôt dans la vie. Il est vrai que les instances dites intermédiaires, comme la famille, l’école ou le travail, sont si fragilisées qu’elles peinent à imposer des normes. Désormais, ces institutions semblent incapables de fonctionner sans que les comportements, y compris les plus anodins, soient réglés par le droit. Ce nouveau travers de nos sociétés n’a-t-il pas comme conséquence l’incroyable cynisme que l’on peut attribuer à Paddock ? Ce travers permet, en effet, d’éviter les comportements antisociaux les plus graves, seulement si l’on risque d’être pris et puni.
Dans un tel monde, le groupe le plus redouté serait celui constitué par les personnes très âgées ou très malades, celles qui n’ont plus rien à perdre, et non plus par les jeunes. Complètement indifférentes à leur réputation post-mortem, elles formeraient des bandes se livrant aux pires turpitudes et suscitant la peur autour d’elles. Leur cynisme sera tel qu’elles devront être l’objet d’une surveillance constante et envahissante.
Des dispositifs techniques de contrôle viendront combler l’absence de sentiment de culpabilité des citoyens, celui-ci n’étant plus intérieur mais extérieur. Sauf à faire marche arrière sur cette bêtise qu’est le tout juridique, sauf à redonner du pouvoir aux instances intermédiaires, lesquelles devront être repensées à leur tour.
Mais quels efforts ne serions-nous pas prêts à faire pour éviter que des tueries comme celles de Sin City (Frank Miller et Robert Rodriguez, 2005), la ville du vice et du péché, ne deviennent aussi banales que les divorces ou les vols ? Pour empêcher que des salauds comme Paddock ne deviennent demain le type le plus courant du papy.
Auteur:
Iacub Marcela
Années: 1964 -
Epoque – Courant religieux: récent et libéralisme économique
Sexe: F
Profession et précisions: juriste, chercheuse et essayiste
Continent – Pays: Argentine - France
Info:
Le nouvel observateur, 6 octobre 2017, 18:56
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normalisation
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désenchantement
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tueur de masse
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amoralité
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