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nazisme

Le Führer désire que le rendement s’accroisse de cinquante pour cent dans les trois mois et soit doublé dans les six mois. Des propositions de l’assemblée pour atteindre ce but seront les bienvenues. Mais celui qui ne collaborerait pas devait être considéré comme saboteur et traité en conséquence.

Tandis que l’orateur lance encore un Siegheil en l’honneur du Führer, Quangel se dit : "Dans quelques semaines, l’Angleterre sera écrasée et la guerre terminée. Mais nous devons doubler en six mois notre production de matériel de guerre ! ... A qui fera-t-on avaler celle-là ?"

Mais l’orateur suivant monte à la tribune. Il est en uniforme brun, la poitrine constellée de médailles, de décorations et d’insignes. Cet orateur du Parti est une tout autre sorte d’homme que le militaire qui l’a précédé. D’emblée, il évoque, d’une voix tranchante, le mauvais esprit qui continue à régner dans les entreprises, malgré le prodigieux succès du Führer et de l’armée. Il parle avec tant de virulence qu’il en rugit littéralement, et il ne mâche pas ses mots, pour flétrir les défaitistes et les rouspéteurs. Il s’agit d’exterminer ces gens-là ; on leur fermera le bec une fois pour toutes. Les mots Suum cuique étaient gravés sur les boucles des ceinturons pendant la Première Guerre mondiale ; les mots à chacun son dû se trouvent maintenant gravés sur les portes des camps de concentration. C’est là qu’on apprendra à vivre à ces gens-là. Et celui qui y fait jeter les mauvais citoyens, celui-là fait quelque chose de positif pour le peuple allemand. Celui-là est un homme du Führer.

L’orateur conclut, en rugissant :

- Mais vous tous qui êtes ici, chefs d’ateliers, chefs de services, directeurs, je vous rends personnellement responsables de la salubrité de votre entreprise. Et qui dit salubrité, dit façon national-socialisme de penser ! J’espère que vous m’avez compris. Quiconque se relâche et fait la moue, quiconque ne dénonce pas tout, même les choses les plus insignifiantes, celui-là sera jeté lui-même dans un camp de concentration ! ... Vous me répondez personnellement de l’usine, que vous soyez directeur ou contremaître. Je mettrai bon ordre dans tout cela, fût-ce à coups de bottes.

L’orateur reste encore un moment ainsi, les mains levées et crispées par la fureur, le visage d’un rouge violacé. Après cette explosion, un silence de mort s’est emparé de l’assemblée. Les assistants prennent tous des airs pincés, eux qui, si soudainement et si officiellement, ont été promus au rang d’espions de leurs camarades. Puis, à pas lourds, l’orateur descend de la tribune, et ses insignes tintinnabulent doucement sur sa poitrine. Le directeur général Schröder, plus pâle que jamais, se lève et demande d’une voix suave si l’on a des observations à formuler.

Une impression de soulagement s’empare de l’assemblée, comme la fin d’un cauchemar. Personne ne semble encore vouloir parler. Tous n’ont qu’un désir : quitter cette salle le plus vite possible. Et le directeur général s’apprête à clore la séance par un "Heil Hitler" quand, tout à coup, au fond de la salle, un homme en « bleu » de travail se lève. Il déclare que, pour faire augmenter le rendement dans son atelier, ce serait très simple. Il suffirait d’installer encore telle et telle machine : il les dénombre et explique comment elles devraient être installées. Après quoi, il faudrait encore débarrasser son atelier de six ou huit hommes, flâneurs et bons à rien. De cette façon-là, il se fait fort d’atteindre les cent pour cent en un trimestre.

Quangel est très détendu : il a entamé le combat. Il sent que tous les regards sont braqués sur lui, simple travailleur pas du tout à sa place parmi tous ces beaux messieurs. Mais il ne s’est jamais beaucoup occupé des gens ; ça lui est égal qu’ils le regardent. Les autorités et les orateurs se concertent, se demandent qui peut être cet homme en blouson bleu. Le major ou le colonel se lève alors et dit à Quangel que la direction technique s’entretiendra avec lui au sujet des machines. Mais que veut-il dire, en parlant de six ou huit hommes dont son atelier devrait être débarrassé ?

Quangel répond posément :

- Certains ne peuvent déjà pas travailler au rythme actuel, et d’autres ne le veulent pas... Un de ceux-là se trouve ici.

De l’index, il désigne carrément le menuisier Dollfuss, assis à quelques rangs devant lui.

Il y a quelques éclats de rire ; Dollfuss est parmi les rieurs. Il a tourné le visage vers son accusateur.

Mais Quangel s’écrie, sans sourciller :

- Oh ! bavarder, fumer des cigarettes aux toilettes et négliger le travail, tout cela, tu le fais très bien, Dollfuss !

A la table des autorités, tous les regards se sont de nouveau braqués sur cet insensé. Mais voici que l’orateur du Parti bondit et s’écrie :

- Tu n’es pas membre du Parti ! Pourquoi n’es-tu pas membre du Parti ?

Et Quangel répond ce qu’il a toujours répondu :

- Parce que j’ai besoin de tous mes sous, parce que j’ai une famille.

Le brun hurle :

- Parce que tu es un sale avare, chien que tu es ! ... Parce que tu ne veux rien donner pour ton Führer et ton peuple ! ... Et ta famille, à combien de personnes se monte-t-elle ?

Froidement, Quangel lui jette au visage :

- Ne me parlez pas de ma famille aujourd’hui, cher monsieur... J’ai précisément appris ce matin que mon fils est tombé au front.

Un moment, un silence de mort règne dans la salle. Par-dessus les rangées de chaises, le bonze brun et le vieux contremaître se regardent fixement. Et Otto Quangel se rassied tout à coup, comme si tout était terminé. Le brun s’assied aussi. Le directeur général Schröder lève la séance par le Siegheil en l’honneur du Führer – un Siegheil qui n’est guère claironnant.

Auteur: Fallada Hans

Info: Dans "Seul dans Berlin", traduit de l’allemand par A. Virelle et A. Vandevoorde, éditions Denoël, 2002, pages 59 à 62

[ voix discordante ] [ renchérissement ] [ fausse naïveté ] [ entre-soi ]

 

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Ajouté à la BD par Coli Masson

relativisation

Julien Gracq protesta un jour, à l'occasion du centenaire de Rimbaud, devant les pages et les pages consacrées à mythifer le silence du poète. Il rappela qu'en d'autres temps le voeu de silence était toléré, ou passait inaperçu ; il rappela qu'il n'était pas rare de voir un courtisan, artiste ou homme de foi quitter le siècle pour aller silencieusement mourir au monastère ou dans sa campagne.

Auteur: Vila-Matas Enrique

Info: "Bartleby et compagnie", éd. Babel, p. 184-185

[ poète-sur-écrivain ] [ résignation ] [ cessation d'activité ]

 

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Ajouté à la BD par Benslama

être humain

Cet enchaînement de livres m'apparaissait comme traversé par le souffle d'un magicien qui se tenait là en suspens, appliquant une loi surnaturelle. Et plus je m'immergeais dans le sens profond de cette bibliothèque, plus cette impression se renforçait et se confirmait. de l'ordonnancement des livres émergeait sous une forme toujours plus claire une série d'images, de motifs déterminés et d'idées originelles, et derrière cette complexité je voyais finalement surgir clairement la figure dominante de l'homme qui avait construit cette bibliothèque.

Auteur: Cassirer Ernst

Info: In "Les désordres de la bibliothèque" de Muriel Pic, à propos de la bibliothèque d'Aby Warburg, p. 51

[ identité ] [ collection personnelle ] [ intellectuel ]

 

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Ajouté à la BD par miguel

question

Je n'existe pas

La civilisation guère plus

Mais quand même

Que serait le monde 

Sans mots


Auteur: Mg

Info: 4 juin 2022

[ signes ] [ langage ] [ poème ]

 

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Ajouté à la BD par miguel

création

Il faut élargir la notion de style à celle de rythmes et de formes, un "style d’être", disait Maurice Merleau-Ponty dans ses Causeries radiophoniques de 1949. La voie des rythmes ouvre la voie des nerfs : plus qu’une sismographie, c’est la force de donner une forme, le désir d’une nouvelle formule d’être. C’est à cette force qu’en appelle Michaux lorsque rendant visite en 1957 à Unica Zürn, cas de schizophrénie soigné par Ferdière à l’hôpital Sainte-Anne, il lui amène du papier et de l’encre. Celle qui le nomme l’homme-jasmin trouvera une forme, un rythme, un nouvel équilibre, un style impensé grâce à un livre ponctué d’anagrammes. A chacun sa forme, à chacun son tempo, en variation constante, en vibrations toujours nouvelles. Pour Michaux, en 1971, la formule magique emprunte le style d’un aphorisme qu'il annota en dédicace au médecin Julian de Ajuriaguerra dans son exemplaire de Poteaux d’angles : "Avec de bons proverbes / Un fou résisterait à la folie".

Auteur: Pic Muriel

Info: "Cependant que je me désunis". Henri Michaux et le devenir-cas, dernier paragraphe

[ thérapie ] [ écriture ]

 
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Ajouté à la BD par miguel

auto-observation

Dans un admirable texte où Michaux décrit "le dépouillement par l’espace", l’on trouve ces lignes : "Le voyageur était émerveillé. Le participant était brassé. Cependant l’observateur incorruptible assistait. Telles étaient les trois faces de celui qui pourtant ne se sentait plus personne." L’observateur incorruptible est partout présent chez Henri Michaux. Tous les feux d’artifice, tous les désastres, toutes les dérives internes, il les vit avec le souci de les percevoir, d’en prendre consignation. Il sauvegarde à tout prix une faculté vigile qui, dans le pire dérèglement de la perception, parvient encore à enregistrer l'expérience traversée, pour en donner, après coup, dans une réminiscence aiguë, la description complète. L’écriture, la peinture deviennent ainsi chez Michaux des expériences secondes, mais sans lesquelles l’expérience première serait demeurée improductive : expériences où l'ivresse est revécue lucidement (et qui attestent qu'au sein même de l’ivresse une lucidité veillait) ; expériences qui récupèrent une aventure antécédente demeurée jusque-là inexprimée ; relation narrative développée à distance d’une épreuve révolue, mais où s’engage une nouvelle épreuve, une nouvelle aventure : celle de la narration écrite ou peinte. 

Auteur: Starobinski Jean

Info: "H M : témoignage, combat, rituel", Catalogue illustré de l’exposition, Galerie Engelberts, Genève, 1966. En référence au chapitre V. des Grandes épreuves de l’esprit, op. cit., p. 377.

[ triade ] [ témoignage ] [ création ] [ beaux-arts ]

 
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Ajouté à la BD par miguel

femme-par-femme

[…] en attendant le demi-dieu qui devait lui dédier son dard, la donzelle s'était démenée comme un beau diable, avait dompté un dada après l'autre, raclé toutes les cordes de son arc, appris la guitare en dix leçons, dansé la gigue, acheté une caisse à faire tchac-boum, commandé de la couleur, dressé un chevalet, acheté une boîte à faire clic-clac, dessiné des robes, acheté une machine à faire zig-zag, pouponné des arbres nains, acheté une fontaine miniature qui faisait flic-flac, potassé le japonais de cuisine, mimé l'art du thé, acheté un service rayé payé ric-rac, mais elle avait beau faire clicclactchacboumzigzag, les jours se suivaient flip-flop, les dépouilles des vocations manquées s'entassaient pêle-mêle, et c'était toujours le même bric-à-brac d'ennui qui attendait le fric-frac providentiel d'un sauveur tombé pile poil pour guérir ces quintes et débrouiller ce méli-mélo de lubies.

[…] la prisonnière mangeait, cuisinait puis mangeait, mangeait puis cuisinait, en tête à tête avec la petite boîte qui radiotait, quand elle ne crachait pas des tchac-boum près de la hotte ultraperformante qui aspirait les odeurs de friture mais ne sniffait pas les relents de spleen.

Auteur: Lê Linda

Info: Les trois parques, pp. 75-76 et 77-78

[ fantasmant ] [ espérant ] [ prince charmant ]

 

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Ajouté à la BD par miguel

couple

Plus moyen d'arrêter le conjuré, qui se croyait de nouveau maître à bord, libre de se laisser aller à sa fureur hargneuse (comme dit la Manchote) et de piétiner les conditions stipulées dans le contrat d'association mis au point après un sondage express sur l'inconvénient d'être apparié (encore une pique de la sorcière), la vie à deux est-elle pour vous une expérience exaltante (à court terme) ? éprouvante (à la longue) ? absurde (de bout en bout) ? egophage (de jour en jour) ? dissolvante (nuit après nuit) ? une expérience de brève communion mutuelle suivie de longues humiliations réciproques (ou comment atteindre l'orgasme quand le désir n’y est plus) ? d'incompréhension sournoise changée en indifférence affichée (ou le plaisir de renoncer à une énigme quand on n’en a rien tiré) ? le souvenir de territoires concédés avec des trémolos et repris sans sommation, un pied de nez comme paraphe (ou le bonheur de se sentir enfin bien peinard après des années dans le lit de Procuste) ?

Auteur: Lê Linda

Info: Les trois parques, pp. 120-121

[ complexe ] [ conflictuel ]

 

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je

Etant multiple, compliqué, complexe, et d'ailleurs fuyant - si tu te montres simple, tu seras un tricheur, un menteur.

Tu l'es. Fais au moins quelquefois un effort de sincérité au lieu de te dissimuler dans le courant de l'époque ou dans un de ces groupes où par amitié, naïveté ou espérance on s'unifie.

Auteur: Michaux Henri

Info: Poteaux d'angle

[ singularité ] [ normes communautaires ]

 

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Ajouté à la BD par miguel

insomniaques

Le travail est assez mal vu des Émanglons, et, prolongé, il entraîne souvent chez eux des accidents.

Après quelques jours d'un labeur soutenu, il arrive qu'un Émanglon ne puisse plus dormir.

On le fait coucher la tête en bas, on le serre dans un sac, rien n'y fait. Cet homme est épuisé. Il n'a même plus la force de dormir. Car dormir est une réaction. Il faut encore être capable de cet effort, et cela en pleine fatigue. Ce pauvre Émanglon donc dépérit. Comment ne pas dépérir, insomnieux, au milieu de gens qui dorment tout leur saoul ? Mais quelques-uns en vivant au bord d'un lac, se reposent tant bien que mal à la vue des eaux et des dessins sans raison que forme la lumière de la lune, et arrivent à vivre quelques mois, quoique mortellement entraînés par la nostalgie du plein sommeil.

Ils sont faciles à reconnaître à leurs regards vagues à la fois et insistants, regards qui absorbent le jour et la nuit.

Imprudents qui ont voulu travailler ! Maintenant il est trop tard.

Auteur: Michaux Henri

Info: L'Espace du dedans, Les émanglons, Mœurs et coutumes - Voyage en grande Garabande - 1936

[ labeur ]

 
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Ajouté à la BD par miguel