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conversation de couple

- Ecoute, est-ce que je peux rester deux minutes encore ?

- Oui, bien sûr.

Il s’assit sur le rebord du lit, lui prit la main. Epouse modèle, elle posa sur ses lèvres un sourire immobile tandis qu’il la regardait avec des yeux de chien derrière ses lunettes, attendant d’elle le réconfort. Les paroles qu’il espérait ne venant pas, il voulut les provoquer.

- Tu comprends, c’est un sale coup pour moi.

- Oui, je comprends, répondit-elle, et de nouveau ce fut le sourire peint.

- Alors, qu’est-ce que tu me conseilles ?

- Je ne sais pas. Attendre ses excuses.

- Oui, mais s’il ne m’en fait pas ?

- Je ne sais pas, dit-elle, et elle lança un regard vers la pendule de la cheminée.

Dans le silence, il la regardait, attendait. Elle ne pensait qu’aux minutes qui tombaient, une à une, dans le silence. S’il restait encore, elle perdrait son sommeil et ce serait une nuit blanche. Il avait promis qu’il ne resterait que deux minutes et il était là, à la regarder sans arrêt depuis plus de deux minutes. Pourquoi ne tenait-il pas sa promesse ? Elle savait bien ce qu’il voulait. Il voulait être rassuré. Mais si elle commençait à le consoler, on n’en finirait plus. Il ferait des objections à ses consolations pour être consolé plus à fond, et la comédie durerait jusqu’à deux heures du matin. Cette main transpirante qui collait à la sienne était désagréable. Les menus retraits qu’elle entreprit n’ayant pas eu d’effet, elle dit qu’elle avait des fourmis, retira sa main et regarda la pendule.

- Je reste encore une minute et je m’en vais.

- Oui, sourit-elle.

Il se leva d’un trait.

- Tu n’es pas très gentille avec moi.

Elle se dressa dans son lit. C’était trop injuste ! Elle lui avait répondu gentiment, n’avait cessé de lui sourire, et voilà qu’il lui faisait des reproches !

- En quoi ? demanda-t-elle, le regard droit. En quoi est-ce que je ne suis pas gentille ?

- Tu n’as qu’une envie, c’est de me voir partir, et pourtant tu sais que j’ai besoin de toi.

Ces derniers mots la mirent hors d’elle. Cet homme qui avait tout le temps besoin d’elle !

- Il est minuit moins dix, articula-t-elle.

- Mais alors, si une fois je tombe malade et qu’il faille me veiller, qu’est-ce que tu feras ?

Cette fois, ce fut la vision d’une veille toute la nuit qui la mit en rage contre cet homme qui ne pensait qu’à lui. Elle fit sa tête de marbre, butée et dure. Elle était maintenant une froide folle insensible à tout ce qui n’était pas son sommeil menacé, épouvantée par la perspective d’une nuit d’insomnie. 

Auteur: Cohen Albert

Info: Belle du Seigneur, éditions Gallimard, 1968, pages 249-250

[ homme-par-femme ] [ insupportable ] [ patience simulée ] [ mépris ] [ dédain ] [ préoccupation personnelle ] [ relation déséquilibrée ]

 

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séducteur

— Bonsoir, Adrien. Non, vous ne me dérangez pas. Oui, il me faudra aussi vos commentaires. Prenez tout le temps qu’il faudra. Non, je vous l’ai dit, vous ne me dérangez pas. Je n’ai pas encore commencé de la séduire. À propos, dans votre roman n’oubliez pas le mépris d’avance de Don Juan. Comme je vous l’ai dit, ce mépris, c’est parce qu’il sait que s’il le veut, dans trois jours ou même dans trois heures, cette fière sociale, si digne en son fauteuil, il sait que s’il le veut elle roucoulera de certaine idiote façon et prendra dans le lit diverses positions peu compatibles avec sa dignité actuelle. Affaire de stratégie. Alors, d’avance il ne la respecte pas énormément, et il trouve comique qu’elle fasse tant la convenable en son fauteuil, comique qu’elle s’offusque de sa robe de chambre. Comique, puisqu’il sait que s’il s’en donne la peine, elle fera bientôt les habituels sauts de carpe, haletante et animale servante de nuit, nue et sursautant sous lui, pauvre Juan, parfois doucement gémissante et parfois fortement remuante et toujours les yeux blancs de sainte extasiée. Ô celle qui ne se laissera pas séduire ou qui sera mienne pour de nobles raisons, mon front dans la poussière toute ma vie ! Mépris d’avance donc, mais payé d’un regret toujours ouvert, toujours saignant. […]

Expliquez bien aussi pourquoi cette rage de séduire chez Don Juan. Car en réalité, il est chaste et il apprécie peu les ébats de lit, les trouve monotones et rudimentaires, et somme toute comiques. Mais ils sont indispensables pour qu’elles l’aiment. Ainsi sont-elles. Elles y tiennent. Or, il a besoin d’être aimé. Primo, divertissement pour oublier la mort et que nulle vie après, que nul dieu, nul espoir, nul sens, rien que le silence d’un univers sans raison. Bref, par l’amour d’une femme, s’embrouiller et recouvrir l’angoisse . Secundo, recherche d’un réconfort. Par l’adoration qu’elles lui vouent, elles le consolent d’être dépourvu de semblables. Telle est la grandeur dont la suivante et dame d’honneur a nom Solitude. Tertio, elles le consolent aussi de n’être pas roi, car il est fait pour être roi, de naissance et sans y prendre peine. Roi il ne peut, chef politique il ne daigne. Car pour être choisi par la masse, il faut être semblable à elle, un ordinaire. Il régnera donc sur les femmes, sa nation, et il les choisira nobles et pures. Car quel plaisir d’asservir une impure ? D’ailleurs, les nobles et pures sont meilleures servantes de lit. Antipathique, est-elle en train de penser, et c’est bon signe.

Mais le plus important mobile de cette rage, c’est l’espoir d’un échec et qu’une enfin lui résistera. Hélas, jamais d’échec. Assoiffé de Dieu, chacune de ses mélancoliques victoires lui confirme, hélas, le peu d’existence de Dieu. Toutes ces nobles et pures qui, l’une après l’autre, tombent si vite en position horizontale, hier visages de madone et aujourd’hui furieusement langueuses et languières, lui sont la preuve sans cesse renouvelée qu’il n’est pas d’absolue vertu et que, par conséquent et une fois de plus, ce Dieu qu’il espère ne veut pas être, et qu’y puis-je ? 

Auteur: Cohen Albert

Info: Belle du Seigneur, éditions Gallimard, 1968, pages 387 à 391

[ femmes-par-homme ] [ psychologie ] [ mascarade ] [ frustration ] [ substitut maternel ]

 

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couple

[…] il résumait les événements de cette journée. Réveil, bain, rasage, entrée chez elle sur convocation de Mozart, baisers, petit déjeuner en noble robe de chambre, baisers, conversation littéraire et artistique, première jonction, exclamations spécifiques, entrecoupées d’assurances d’amour, commentaires tendres, repos, deuxième bain, changement de robe de chambre, disques, musique à la radio, lecture à haute voix par elle, disques, baisers, déjeuner au salon, café, flottille polaire, puis jonction numéro deux après retrait de l’attirail d’équitation jeté au bas du lit, puis jonction numéro trois après le cinéma privé. La regardant dormir, il conjugua silencieusement le verbe faire l'amour, au passé, au présent et, hélas, au futur. Il venait d'attaquer le subjonctif lorsque, brusquement réveillée, elle lui baisa la main, puis le regarda, bouleversante de foi et attendant de lui.

— Que fait-on, aimé ?

Mais toujours la même chose, hurla-t-il en lui-même, on s'aime ! A Genève, elle ne lui aurait pas posé cette terrible question. À Genève, il n'y avait qu'à être ensemble, et c'était le bonheur. Tandis que maintenant elle voulait tout le temps savoir quelle pitance il allait lui offrir. La prendre encore ? Aucune envie. Elle non plus, d'ailleurs. Lui dire une tendresse ? Elle n'en sauterait pas au plafond. Essayer tout de même.

— Je t'aime, lui dit-il une fois de plus en ce jour, jour d'amour comme tous leurs jours.

Pour le remercier, elle lui prit la main, y déposa un baiser, curieusement petit mais bruyant. Les mots, les mêmes mots qui au Ritz l’avaient étourdie de bonheur, les mêmes mots déclenchaient maintenant un baiser nain à son intestinal.

Dehors, universelle, une inlassable pluie disait leur malheur. Enfermés dans la souricière d'amour, condamnés aux travaux d'amour à perpétuité, ils étaient couchés l'un près de l'autre, beaux, tendres, aimants et sans but. Sans but. Que faire pour animer cette torpeur ? Il la serra contre lui pour animer la torpeur. Alors elle se pelotonna contre lui. Que faire maintenant ? Ils avaient depuis longtemps dévidé leurs cocons de souvenirs, de pensées, de goûts communs. Tout leur cocon sensuel aussi. On allait vite au bout de la chair. De nouveau, elle se blottit contre l'homme de sa vie et il eut mal de pitié. Il n'avait pas répondu à sa question et la pauvre n'osait pas la répéter. Ah, ce qu'il faudrait maintenant, c'était deux heures d'adultère au Ritz ! Elle, venue en cachette le voir à quatre heures, venue avec battements de cœur et de paupières, et sachant avec douleur et joie de vivre qu'elle devait absolument le quitter à six heures. Ah, elle ne songerait pas alors à lui demander ce qu'on allait faire !

— Aimé, il pleut moins maintenant. Voulez-vous qu'on fasse tout de même quelques pas dehors ? Cela vous ferait du bien.

S'ils étaient à Genève, elle toujours vivant avec son Deume, et si elle devait être de retour à Cologny dans deux heures, est-ce qu'elle lui proposerait une promenade hygiénique ? Non, collée à lui jusqu'à la dernière minute, intéressée, vivante ! Et en rentrant à Cologny, elle serait insupportable avec le pauvre Deume, cristalliserait sur l'amant si rarement vu, cristalliserait en attendant le prochain revoir. Et quel délice de penser que le mois prochain ils profiteraient d'une absence du mari pour aller passer trois jours à Agay, trois jours qu'elle cajolerait d'avance, trois jours dont elle caresserait les petites plumes pendant les soirées mornes avec le mari. Mais c'était lui qui était le mari maintenant, un mari à qui on donnait des baisers bruyants sur la joue, comme à un bébé. Et même elle lui parlait parfois comme à un mari. Ne lui avait-elle pas dit l'autre jour qu'elle avait sa migraine ? 

Auteur: Cohen Albert

Info: Belle du Seigneur, éditions Gallimard, 1968, pages 843-845

[ emploi du temps ] [ désœuvrement ] [ ennui ] [ répétitif ] [ baise ] [ absurdité ] [ homme-femme ] [ déclaration d'amour ] [ perte de passion ] [ angoisse ] [ habitude ]

 
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vieillesse

Avec le faible sourire du malheur, elle considérait la valise qu'elle venait de remplir au hasard, comme en rêve, la même avec laquelle elle était partie le rejoindre à Paris, trois ans auparavant, au début de leur liaison, partie avec tant de joie. Allons, debout, fermer la valise maintenant. Elle n'y parvint pas, eut de petits sanglots impuissants de malade, s'assit sur la valise pour la boucler. Lorsqu'elle y réussit, elle n'eut pas la force de se lever, resta assise, mains pendantes. Apercevant une déchirure au bas gauche, elle haussa les épaules. Tant pis, pas le courage.

Devant cette vieille dans la glace, cette vieille Isolde qu'on avait voulu garder par pitié mais qu'on ne touchait plus, elle fit une grimace, déboutonna le haut de sa robe, tira sur le soutien-gorge dont les bretelles craquèrent. Eh oui, usés les pauvres. Elle se reput de leur relâchement, appuya les mains sur eux pour en accentuer la chute. Eh oui, moins fermes et c'était fini. Ils avaient baissé de trois ou quatre centimètres, fini, plus d'amour. Ramollis, plus d'amour. Elle ôta ses mains pour s'assurer de leur déchéance, remua son torse pour les voir s'en aller de part et d'autre, s'en amusa de désespoir. Tous les soirs pendant des années elle l'avait attendu, sans savoir s'il viendrait, tous les soirs habillée pour lui, sans savoir s'il viendrait, tous les soirs la villa impeccable pour lui, sans savoir s'il viendrait, tous les soirs à la fenêtre l'avoir attendu, sans savoir s'il viendrait. Et voilà, fini maintenant. Et pourquoi ? Parce que ces deux bourses en haut étaient moins enflées que celles de cette femme. Et lorsqu'il avait été malade, les nuits passées à le veiller, couchée par terre, sur le tapis, tout près du lit. Saurait-elle le soigner, l'autre ? Lui téléphoner, à cette femme, l'avertir de cette allergie au pyramidon et à l'antipyrin? Tant pis, qu'ils se débrouillent. Bien sûr, il avait de la tendresse pour elle, il faisait de son mieux les rares fois où il venait, il la complimentait de son élégance, s'intéressait à ses robes, lui parlait de ses beaux yeux. Toutes les vieilles avaient de beaux yeux, c'était leur spécialité. De temps à autre, des baisers sur la joue ou même sur l'épaule, à travers la robe. Une étoffe, ce n'était pas dégoûtant. Des baisers pour vieilles. Des caresses pour vieilles. En somme, elle le dégoûtait. Pauvre, si gêné lorsqu'il lui avait bien fallu avouer cette autre, si triste de lui faire mal. Triste, mais de vrais baisers le soir même, à l'autre.

De nouveau, devant la glace, elle remua ses seins. Hop à droite, hop à gauche ! Balancez-vous, vieillards ! Née trop tôt, voilà. Trop pressé, son père. Et puis les poches sous les yeux, la peau flasque sous le menton, les cheveux secs, la cellulite, et toutes les autres preuves de la bonté de Dieu. Elle reboutonna le haut de la robe, se rassit sur la valise, sourit à la fillette qu'elle avait été, sans cellulite, toute neuve, un peu peureuse, effrayée par une image d'un livre de prix, un nègre qui guettait derrière un arbre. Le soir, dans son petit lit, lorsqu’elle arrivait au nègre, elle fermait les yeux et tournait vite la page. Elle ne savait pas, la petite fille, ce qui l’attendait. En somme, ce qui lui arrivait maintenant avait existé d’avance, l’attendait dans le futur.

De ses deux mains en coupe, elle souleva ses seins. Voilà, ils étaient ainsi autrefois. Elle les laissa retomber, leur sourit. Les pauvres, murmura-t-elle. Le stylo qu'elle lui avait donné, il s'en servirait pour écrire à cette femme. Ariane mon unique. Bien sûr, son unique puisque glandes mammaires en bon état. Ton tour viendra, ma petite. Saleté de vieux corps, elle en était dégoutée aussi. Au cimetière, dans un trou, ce vieux dégoutant ! Sale vieille, dit-elle à la glace, pourquoi est-ce que tu es vieille, dis, sale vieille ? Tes cheveux teints ne trompent personne ! Elle se moucha, éprouva une sorte de satisfaction à se regarder dans la glace, déshonorée, assise sur une valise, en train de se moucher. Allons, se lever, faire des gestes de vie, téléphoner. 

Auteur: Cohen Albert

Info: Belle du Seigneur, éditions Gallimard, 1968, pages 524-526

[ départ ] [ enlaidissement ] [ indésirable ] [ dépréciation ] [ désamour ] [ rejetée ] [ rivalité féminine ] [ description physique ]

 

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stratégie de séduction

Premier manège, avertir la bonne femme qu'on va la séduire. Déjà fait. C'est un bon moyen pour l'empêcher de partir. Elle reste par défi, pour assister à la déconfiture du présomptueux. Deuxième manège, démolir le mari. Déjà fait. Troisième manège, la farce de poésie. Faire le grand seigneur insolent, le romantique hors du social, avec somptueuse robe de chambre, chapelet de santal, monocle noir, appartement aux Ritz, et crises hépatiques soigneusement dissimulées. Tout cela pour que l'idiote déduise que je suis de l'espèce miraculeuse des amants, le contraire d'un mari à laxatifs, une promesse de vie sublime. Le pauvre mari, lui, ne peut pas être poétique. Impossible de faire du théâtre 24 heures par jour. Vu tout le temps par elle, il est forcé d'être vrai, donc piteux. Tous les hommes sont piteux, y compris les séducteurs lorsqu'ils sont seuls et non en scène devant une idiote émerveillée. Tous piteux, et moi le premier !

Rentrée chez elle, elle comparera son mari au fournisseur de pouahsie, et elle le méprisera. Tout lui sera motif de dédain, et jusqu'au linge sale de son mari. Comme si un Don Juan ne donnait pas ses chemises à laver ! Mais l'idiote, ne le voyant qu'en situation de théâtre, toujours à son avantage est fraîchement lavé et pomponné, se le figure héros ne salissant jamais ses chemises et n'allant jamais chez le dentiste. Or, il va chez le dentiste, tout comme un mari. Mais il ne l'avoue pas. Don Juan, un comédien toujours sur scène, toujours camouflé, dissimulant ces misères physiques et faisant en cachette tout ce qu'un mari fait ingénument. Mais comme il le fait en cachette et qu'elle a peu d'imagination, il lui est un demi-dieu. ô les sales nostalgiques yeux de l'idiote bientôt adultère, ô sa bouche bée devant les nobles discours de son prince charmant porteur de 10 mètres d'intestins. ô l'idiote éprise d'ailleurs, de magie, de mensonge. Tout du mari l'agace. La radio du mari et son inoffensive habitude d'écouter les informations trois fois par jour, pauvre chou, ses pantoufles, ces rhumatismes, ses sifflotements à la salle de bains, ses bruits lorsqu'il se brosse les dents, son innocente manie des petits noms tendres, dans le genre Chouquette, poulette ou tout simplement chérie à tout bout de champ, ce qui est dépourvu de piment et la met hors d'elle. Il faut à madame du sublime à jet continu.

Elle est donc rentrée chez elle. Tout à l'heure, le séducteur l'entourait de guirlandes, l'appelait déesse des forêts et Diane revenue sur terre, et la voilà maintenant par le mari transformée en poulette, ce qui la vexe. Tout à l'heure, suave et charmée, elle écoutait le séducteur la gorger de sujets élevés, peinture, sculpture, littérature, culture, nature, et elle lui donnait délicieusement la réplique, bref deux cabots en représentation, et voilà que maintenant le pauvre mari en toute innocence lui demande ce qu'elle pense de la façon d'agir des Boulissons qu'ils ont eus à dîner il y a deux mois, et depuis, rien, silence, dîner pas rendu. Et le plus fort de café, c'est que j'ai appris qu'ils ont invité les Bourrassus ! Les Bourrassus, qu'ils ont connus grâce à nous, tu te rends compte ! Moi je suis d'avis de couper les ponts, qu'est-ce que tu en dis ? Et caetera, y compris le touchant tu sais chouchou ça a bien marché avec le boss, il me tutoie. Bref, pas de sublimités avec le mari, pas de prétentieux échanges de goûts communs à propos de Kafka, et l'idiote se rend compte qu'elle gâche sa vie avec son ronfleur, qu'elle a une existence indigne d'elle. Car elle est vaniteuse, l'amphore.

Le plus comique, c’est qu'elle en veut à son mari non seulement de ce qu'il n'est pas poétique mais encore et surtout de ce qu'elle ne peut pas faire la poétique devant lui. Sans qu'elle s'en doute, elle lui en veut d'être le témoin de ses misères quotidiennes. Au réveil, la mauvaise haleine, la tignasse de clownesse ébouriffée et clocharde abrutie, et tout le reste, y compris peut-être l'huile de paraffine du soir ou les pruneaux. Dans le compagnonnage de la brosse dents et des pantoufles, elle se sent découronnée et elle en tient responsable le malheureux qui n'en peut mais. Par contre, quelle marche triomphale à cinq heures de l'après-midi lorsque, lessivée à fond avec mise en plis et sans pellicules, plus heureuse et non moins fière que la Victoire de Samothrace, elle va retrouver à larges foulées son noble coliqueur clandestin, et elle chante des chorals de Bach, glorieuse de faire bientôt la sublime toute belle avec son intestineur, et en conséquence de se sentir princesse immaculée avec cette mise en plis si réussie. 

Auteur: Cohen Albert

Info: Belle du Seigneur, éditions Gallimard, 1968, pages 405 à 407

[ idéalisation ] [ exceptionnel ] [ banalité ] [ médiocrité ] [ comparaison ] [ femmes-par-homme ]

 

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femmes-par-homme

Les mots abominables que je dis et que je regrette après les avoir dits, paléolithiques et babouines, si je les dis et ne peux m'empêcher de les redire, c'est parce que j'enrage qu'elles ne soient pas comme elles méritent d'être, comme elles sont au fond de mon cœur. Elles sont des anges, et je le sais. Mais alors pourquoi la paléolithique derrière l'ange ? Écoutez mon secret. Parfois je me réveille en sursaut dans la nuit, tout transpirant d'épouvante. Comment est-ce possible, elles, les douces et tendres, elles, mon idéal et ma religion, elles, aimer les gorilles et leurs gorilleries ? C'est la stupéfaction de mes nuits que les femmes, merveilles de la création, toujours vierges et toujours mères, venues d'un autre monde que les mâles, si supérieures aux mâles, que les femmes, annonce et prophétie de la sainte humanité de demain, humanité enfin humaine, que les femmes, mes adorables aux yeux baissés, grâce et génie de tendresse et lueur de Dieu, c'est mon épouvante qu'elles soient séduites par la force qui est pouvoir de tuer, c'est mon scandale de les voir déchoir par leur adoration des forts, mon scandale des nuits, et je ne comprends pas, et jamais je n'accepterai ! Elles valent tellement mieux que ces odieux caïds qui les attirent, comprenez-vous ? Cette incroyable contradiction est mon tourment, que mes divines soient attirées par ces méchants velus ! Divines, oui ! Sont-ce les femmes qui ont inventé les massues, les flèches, les lances, les épées, les feux grégeois, les bombardes, les canons, les bombes ? Non, ce sont les forts, leurs virils bien-aimés ! Et pourtant elles adorent Un de ma race, le prophète aux yeux tristes qui était amour ! Alors ? Alors, je ne comprends pas.

Il prit son chapelet, l'inspecta comme pour le comprendre, le posa sur la table, murmura un souriant merci à personne, fredonna un chant de la Pâque. Soudain, l'apercevant qui le regardait, il lui fit de la main un salut d'amitié.

— Aude qui fut ma femme. Durant les derniers temps de notre mariage, parce que je m'étais mis hors du social, parce que j'avais ôté le masque du réussisseur, parce que je n'étais plus un misérable ministre, parce que, pauvre et absurdement barbu et saint, je ne jouais plus la farce de l'homme fort, lorsque je lui disais mon épouvante de voir se flétrir son amour, mon tourment de me voir traité comme rien, moi, l'ancien seigneur de toute l'âme, ô ses silences et son visage imperméable, visage de pierre, ô ce jour où dans notre chambre de misère, j'avais voulu trouver grâce en faisant moi-même la vaisselle et que j'avais fait tomber une assiette et que je m'étais excusé, pauvre idiot, ô son horrible petit mépris excédé, mépris de femelle. J'étais pauvre, donc faible, je n'étais plus un important, je n'étais plus un sale victorieux. Tenace d'espoir absurde, je lui disais mon déchirement de n'être plus aimé, sûr que si elle comprenait elle me prendrait dans ses bras, et j'attendais des mots de bonté, j'attendais, la bouche entrouverte de malheur. J'espérais, je croyais en elle. Tu ne me dis rien, chérie ? Je n'ai rien à dire, a répondu la femelle au pauvre, au vaincu. Pétrifiée, durcie parce que je l'appelais au secours, parce que j'avais besoin d'elle. Je n'ai rien à dire, répétait la femelle avec un air crétin d'impératrice lointaine, agacée par le mendiant de tendresse. Et c'était la même qui m'adorait, les premiers temps, se voulait esclave lorsque j'étais un luisant vainqueur.

Il alluma une cigarette, aspira une longue prise de fumée pour lutter contre le sanglot, sourit, refit le salut d'amitié.

— Cinquième manège, la cruauté. Elles en veulent, il leur en faut. Dans le lit, dès le réveil, comme elles ont pu m'assommer avec mon beau sourire cruel ou mon cher sourire ironique, alors que je n'avais qu'une envie, beurrer de toute mon âme ses tartines et lui apporter son thé au lit. Envie refoulée, bien sûr, car le plateau du petit déjeuner aurait singulièrement diminué sa passion. Alors moi, pauvre, je retroussais mes babines, je montrais mes bouts d'os pour faire un sourire cruel et la contenter. Malheureux Solal, elles lui en ont fait voir ! L'autre nuit, après une de ces gymnastiques auxquelles elles trouvent un étonnant intérêt, elle n'a pas manqué de me roucouler une mignonnerie dans le genre mon méchant chéri qui a été si insupportable avec moi hier. Avec reconnaissance, entendez-vous ? Ainsi Elizabeth Vanstead m'a remercié de lubies cruelles à contrecœur inventées, m'a remercié tout en caressant mon épaule nue. Affreux !

Il s'arrêta, haleta, les yeux fous, tigre emprisonné, cependant qu'elle le considérait. Elizabeth Vanstead, la fille de Lord Vanstead, la plus élégante étudiante d'Oxford, recherchée de tous, si hautaine et si belle qu'elle n'avait jamais osé l'aborder. Elizabeth Vanstead toute nue avec cet homme !

— Non, trop de dégoût, je ne peux plus. J'aime mieux séduire un chien. Oui, je sais, je me répète. Manie de ma race passionnée, amoureuse de ses vérités. Lisez les prophètes, saints rabâcheurs. Un chien, pour le séduire, je n'ai pas à me raser de près ni à être beau, ni à faire le fort, je n'ai qu'à être bon. Il suffira que je tapote son petit crâne et que je lui dise qu'il est un bon chien, et moi aussi. Alors, il remuera sa queue et il m'aimera d'amour avec ses bons yeux, m'aimera même si je suis laid et vieux et pauvre, repoussé par tous, sans papiers d'identité et sans cravate de commandeur, m'aimera même si je suis démuni des trente-deux petits bouts d'os de gueule, m'aimera, ô merveille, même si je suis tendre et faible d'amour. J'estime les chiens. Dès demain je séduis un chien et je lui voue ma vie. Ou peut-être essayer d'être homosexuel ? Non, pas drôle de baiser des lèvres moustachues. Voilà d'ailleurs qui juge les femmes, ces créatures incroyables qui aiment donner des baisers à des hommes, ce qui est horrible. 

Auteur: Cohen Albert

Info: Belle du Seigneur, éditions Gallimard, 1968, pages 418 à 421

[ idéalisation ] [ duplicité ] [ fantasme ] [ maternelles ] [ hommes-femmes ] [ virilité ] [ romantisme épuisant ] [ exigences insupportables ]

 

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technique de drague

— La cruauté, donc. Oui, mon Nathan, je te comprends. Tu l'aimes et tu veux qu'elle t'aime, et tu ne peux tout de même pas aimer un chien parce qu'il vaut mieux qu'elle ! Eh bien alors séduis, fais ton odieux travail de technique et perds ton âme. Force-toi à l'habileté, à la méchanceté. Elle t'aimera, et mille fois plus que si tu étais un bon petit Deume. Si tu veux connaître leur grand amour, paie le sale prix, remue le fumier des merveilles.

Mais attention, Nathan, pas de zèle au début, avant l'entrée du cobaye en passion. Tu n'es pas encore enraciné et des méchancetés trop marquées la repousseraient. Il leur reste un peu de bon sens au début. Par conséquent, du tact et de la mesure. Se borner à lui faire sentir que tu es capable d'être cruel. Cette capacité tu la lui feras sentir, entre deux courtoisies, par un regard trop insistant, par le fameux sourire cruel, par des ironies brusques et brèves, ou par quelque insolence mineure comme de lui dire que son nez brille. Elle sera indignée, mais son tréfonds aimera. Lamentable de devoir lui déplaire pour lui plaire. Ou encore un masque subitement impassible, des airs absents, une surdité soudaine. Ne pas répondre par distraction feinte à une question qu'elle te pose la désarçonne mais ne lui déplaît pas. C'est une gifle immatérielle, une ébauche de cruauté, un petit plain-pied sexuel, une indifférence de mâle. De plus, ton inattention augmentera son désir de captiver ton attention, de t'intéresser, de te plaire, la remplira d'un sentiment confus de respect. Elle se dira, non, pas se dira, mais vaguement sentira, que tu es habitué à ne pas trop écouter toutes ces femmes qui t'assaillent, et tu seras intéressant. Il est parfait de courtoisie, pensera-t-elle, mais il pourrait être méchant s'il le voulait. Et elle savourera. Ce n'est pas moi qui les ai faites. Affreux, cet attrait de la cruauté, promesse de force. Qui est cruel est sexuellement doué, capable de faire souffrir, mais aussi de donner certaines joies, pense le tréfonds. Un seigneur quelque peu infernal les attire, un sourire dangereux les trouble. Elles adorent l'air démoniaque. Le diable leur est charmant. Affreux, ce prestige du méchant.

Donc, pendant le processus de séduction, prudence et y aller doucement. Par contre, dès qu'elle sera ferrée, tu pourras y aller. Après le premier acte, curieusement dénommé d'amour, il sera même bon, à condition qu'il ait été réussi et approuvé avec enthousiasme par la balbutiante pauvrette, il sera même bon que tu lui annonces qu'elle souffrira avec toi. Encore transpirante, et contre toi collante, elle te répondra alors que peu lui importe, que la souffrance avec toi ce sera encore du bonheur. Pourvu que tu m'aimes, murmurera-t-elle, ses yeux sincères tournés vers toi. Elles acceptent courageusement la souffrance, surtout avant d'y être.

Lorsqu'elle est entrée en pleine passion, donc cruautés ouvertes. Mais dose-les. Sois cruel avec maîtrise. Le sel est excellent, mais pas trop n'en faut. Par conséquent, alternances de duretés et de douceurs, sans oublier les obligatoires ébats. Le cocktail passion. Être l'ennemi bien-aimé, saupoudrer de méchancetés de temps à autre pour qu'elle puisse vivre sur le pied d'amour, être toujours inquiète, se demander quelle catastrophe l'attend, souffrir, et notamment de jalousie, espérer, attendre les réconciliations, déguster les tendresses inattendues. En résumé, qu'elle ne s'embête jamais. Sans compter que les réconciliations donnent de la saveur aux jonctions. Après une froideur ou une vacherie, si tu lui souris, la malheureuse escroquée fond de gratitude et elle court vite raconter à son amie intime toutes sortes de merveilles sur toi et comme quoi tu es si bon, au fond. D'un méchant, elles s'arrangent toujours pour dire qu'au fond il est bon. Elles le remercient de sa méchanceté en le couronnant de bonté.

Et voilà, pour qu'elle continue à t'aimer de passion tu seras condamné à te surveiller sans cesse et notamment à toujours arriver en retard aux rendez-vous, afin qu'elle frétille sur le gril. Ou même, de temps à autre, alors qu'elle t'attend, toute prête et minutieusement lessivée, et qu'elle ne bouge pas de peur de s'abîmer, tu devras lui téléphoner au dernier moment que tu es empêché de venir, alors que tu meurs d'envie de la voir. Ou mieux encore, ne lui téléphone même pas et n'y va pas. Alors elle cuit et se désespère. A quoi bon ce shampooing et cette mise en plis si réussie puisque le cher méchant n'est pas venu, à quoi bon cette nouvelle robe qui lui va si bien? Elle pleure, la pauvrette, et elle se mouche à grandes explosions, étant seule, se mouche et se remouche dans un tas de petits mouchoirs, se tamponne les paupières enflées par les larmes et travaille de la cervelle et fabrique une nouvelle hypothèse à chaque mouchoir. Mais pourquoi n'est-il pas venu? Est-il malade? M'aime-t-il moins? Est-il chez cette femme? Oh, elle est habile, elle le flatte ! Et puis naturellement, avec toutes les robes haute couture qu'elle peut s'offrir ! Oh, il est sûrement chez elle ! Et lui qui hier encore me disait... Oh, ce n'est pas juste, moi qui lui ai tout sacrifié ! Et caetera, tout leur petit poème cardiaque. Et le lendemain, elle sanglote sur ton épaule et elle te dit Mon méchant chéri, j'ai pleuré toute la nuit. Oh, ne me quitte pas, je ne peux plus sans toi. Voilà, voilà le sale travail auquel elle t'obligera si tu veux une passion absolue !

Et attention, Nathan, lorsque tu la verras ainsi humide et croulée, garde-toi de te laisser aller à ton naturel de bonté. Ne renonce jamais aux cruautés qui vivifient la passion et lui redonnent du lustre. Elle te les reprochera mais elle t'aimera. Si par malheur tu commettais la gaffe de ne plus être méchant, elle ne t'en ferait pas grief, mais elle commencerait à t'aimer moins. Primo, parce que tu perdrais de ton charme. Secundo, parce qu'elle s'embêterait avec toi, tout comme avec un mari. Tandis qu'avec un cher méchant on ne bâille jamais, on le surveille pour voir s'il y a une accalmie, on se fait belle pour trouver grâce, on le regarde avec des yeux implorants, on espère que demain il sera gentil. Bref, on souffre, c'est intéressant.

Et en effet, le lendemain il est exquis, et c'est un paradis qu'on apprécie, qui vaut à tout moment et dans lequel ne poussent pas les pâles fleurs d'ennui parce qu'on craint à tout moment de le voir disparaître, ce paradis. Bref, une vie variée, tourmentée. Bourrasques, cyclones, bonaces soudaines, arcs-en-ciel. Qu'elle ait des joies, bien sûr, mais moins souvent que des souffrances. Voilà, c'est ainsi qu'on fabrique un amour religieux.

Le terrible, ô mon Nathan, c'est que cet amour religieux, ainsi acheté au sale prix, est la merveille du monde. Mais c'est faire un pacte avec le diable, car il perd son âme, celui qui veut être religieusement aimé. Elles m'ont obligé à feindre la méchanceté, je ne le leur pardonnerai jamais ! Mais que faire? J'avais besoin d'elles, si belles quand elles dorment, besoin de leur odeur de petit pain au lait quand elles dorment, besoin de leurs adorables gestes de pédéraste, besoin de leurs pudeurs, si vite suivies d'étonnantes docilités dans la pénombre des nuits, car rien ne les surprend ni ne les effraie qui soit service d'amour. Besoin de son regard lorsque j'arrive et qu'elle m'attend, émouvante sur le seuil et sous les roses. Ô nuit, ô bonheur, ô merveille de son baiser sur ma main ! (Il se baisa la main, regarda cette femme qui le considérait, lui sourit de toute âme.) Et plus encore et surtout, ô pain des anges, besoin de cette géniale tendresse qu'elles ne donnent qu'entrées en passion, cette passion qu'elles ne donnent qu'aux méchants. Donc, cruauté pour acheter passion et passion pour acheter tendresse !

Il jongla avec un poignard damasquiné, don de Michaël, le remit sur la table auprès des roses, regarda la jeune femme, fut ému de pitié. Éclatante de jeune force, somptueuse en sa double proue, et pourtant immobile bientôt sous terre, et elle ne participerait plus aux joies du printemps, aux premières fleurs écloses, aux tumultes des oiseaux dans les arbres, ne participerait plus, rigide et solitaire en sa caisse étouffante, avec si peu d'air dans cette caisse dont le bois existait déjà, existait quelque part. 

Auteur: Cohen Albert

Info: Belle du Seigneur, éditions Gallimard, 1968, pages 428 à 432

[ domination ] [ violentées ] [ stratégie ] [ femmes-par-homme ] [ jouissance ] [ bad boy ] [ mâle alpha ] [ souffler le chaud et le froid ] [ poser un lapin ] [ émotions passionnelles ] [ dépendance affective ] [ dévouées ] [ vanité ] [ mortelle ]

 

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femmes-par-homme

Comme elles ont pu me faire souffrir depuis vingt ans avec leurs babouineries ! Babouineries, répéta-t-il, envoûté par le mot, soudain hébété devant la cage d'un zoo. Regardez le babouin dans sa cage, regardez-le qui fait de la virilité pour plaire à sa babouine, regardez-le qui se tape de grands coups sur la poitrine, qui fait des bruits de tam-tam et marche la tête haute, en colonel parachutiste. (Il arpenta le salon, martela sa poitrine pour faire babouin. Tête haute, il était élégant et naïf, jeune et gai.) Ensuite, il secoue les barreaux de la cage et la babouine fondue et charmée trouve que c'est un fort, un affirmatif, qu'il a du caractère, qu'on peut compter sur lui. Et plus il secoue les barreaux et plus elle sent qu'il a une belle âme, qu'il est propre moralement, chevaleresque, loyal, un babouin d'honneur. Bref, l'intuition féminine. Alors, la babouine émerveillée s'approche en remuant le derrière, elles tiennent toutes, même les vertueuses, à beaucoup le montrer, d'où jupes étroites, et elle demande timidement au babouin, les yeux chastement baissés Aimez-vous Bach ? Naturellement, il déteste Bach, ce robot sans cœur et géomètre mécanique à développements, mais pour se faire bien voir et montrer qu'il a une belle âme et qu'il est d'un milieu babouin distingué, le malheureux est bien obligé de dire qu'il adore cet embêteur et sa musique pour scieurs de long. Vous êtes choquée ? Moi aussi. Alors, les yeux toujours baissés, la babouine dit d'une voix douce et pénétrée Bach nous rapproche de Dieu, n'est-ce pas? Comme je suis heureuse que nous ayons les mêmes goûts. Ça commence toujours par les goûts communs. Oui, Bach, Mozart, Dieu, elles commencent toujours par ça. Ça fait conversation honnête, alibi moral. Et quinze jours plus tard, trapèze volant dans le lit.

Donc la babouine continue sa conversation élevée avec son sympathique babouin, ravie de constater qu'en tout il pense comme elle, sculpture, peinture, littérature, nature, culture. J'aime beaucoup aussi les danses populaires, dit-elle ensuite en lui décochant une œillade. Et qu'est-ce que c'est, danses populaires, et pourquoi les aiment-elles tant ? (Il était si pressé de dire et de convaincre que ses phrases s'entrechoquaient, incorrectes.) Danses populaires, c'est gaillards remuant fort et montrant ainsi qu'ils sont infatigables et sauront creuser dur et longtemps. Bien sûr, elles n'avoueront pas le motif de leur délectation, et une fois de plus elles recouvriront avec des mots distingués, et elles te raconteront que ce qui leur plaît dans ces danses, c'est le folklore, les traditions, la patrie, les maréchaux de France, la chère paysannerie, la joie de vivre, la vitalité. Vitalité dans l'œil de leur sœur ! On sait ce que signifie vitalité en fin de compte, et Michaël expliquerait cela mieux que moi.

Mais voilà qu'un babouin plus long est introduit dans la cage et frappe plus gaillardement sa poitrine, un vrai tonnerre. Alors, l'admiré de tout à l'heure ne pipe mot car il est moins long et moins frappeur. Il abdique et en hommage au grand babouin il prend à quatre pattes la posture femelle en signe de vassalité, ce qui dégoûte la babouine qui le hait aussitôt d'une haine mortelle. Tout à l'heure, votre mari pendant les silences, son continuel sourire séduit, sa salive aspirée avec distinction et humilité. Ou, pendant que je parlais, son dos plié en deux pour plus d'attention. Tout cela c'était aussi un hommage de féminité au pouvoir de nuire, dont la capacité de meurtre est l'ultime racine, répété je une fois de plus. Idem, les sourires virginaux et attendris, quasiment amoureux, lorsque le roi pose la première pierre ! Idem, les rires adorants qui saluent un mot d'esprit, pas drôle du tout, d'un important ! Idem, le respect ignoble de l'attaché de cabinet bavardant avec délicatesse et scrupule la signature de son ministre au bas du traité de paix ! Oh, ce duo continuel parmi les humains, cet écœurant refrain babouin. Je suis plus que toi. Je sais que je suis moins que vous. Je suis plus que toi. Je sais que je suis moins que vous. Je suis plus que toi. Je sais que je suis moins que vous. Et ainsi de suite, toujours, partout. Babouins, tous ! Oui, j'ai déjà dit cela tout à l'heure, votre mari, les rires adorants, les attachés de cabinet. Excusez-moi, tous ces petits babouins me rendent fou, j'en trouve à tous les coins, en posture d'amour !

Et tout comme moi en ce moment, le grand babouin de la cage parle fort, avec des gestes de vitalité, parle en maître à la babouine qui le contemple avec des yeux émerveillés. Il a du charme, dit-elle tout bas à une vieille copine babouine qui s'évente, il a un sourire si doux, je sens qu'il doit être très bon au fond. Et les araignées ! Connaissez-vous les mœurs des araignées ? Elles exigent que le mari prouve sa force en faisant des bonds ! Ainsi. (À pieds joints, il sauta par-dessus la table. Honteux et se sentant ridicule, il alluma une cigarette, en expira furieusement la fumée.) Authentique, je peux vous montrer le livre. Et si le mari ne fait pas des bonds et ne tourbillonne pas tout le temps, rien à faire, l'âme de l'araignesse se détache de lui, et elle file aussitôt vers la mer avec un araignon tout neuf qui, n'étant en amour que depuis quelques jours, cabriole et pirouette que c'est un plaisir. C'est un araignon nègre ! Car sachez qu'elles adorent les nègres, mais c'est un secret qu'elles se chuchotent entre elles, la nuit au clair de lune, loin de leur blanc. Et alors, devant la mer soyeuse et bruissante, le malheureux doit faire des bonds de cinq, six et même sept centimètres, ce qui fait qu'elle l'adore !

Il s'arrêta, lui fit un bon sourire car il savourait ses araignées, avait oublié le troisième espace intercostal. De plaisir, il lança haut sa cravate de commandeur, la rattrapa au vol.

— Mais soudain, tragédie ! Un troisième araignon rapplique et fait encore plus de sautillés que le nègre ! Alors, l'araignesse se dit que l'araignon de miracle, l'araignon de toute l'âme, est enfin arrivé ! Divorce ! Troisième mariage ! Départ ivre vers une nouvelle mer avec le nouvel araignon ! Lune de miel à Venise où l'idiote se gargarise à tire-larigot devant des pierres et des couleurs, se félicitant d'être artiste et clignant des yeux pour mieux se pénétrer de ce pan de jaune génial dans le coin du tableau et y voir mille merveilles cependant que passe auprès d'elle un pensionnat de génisses en transhumance esthétique, et ce séjour à Venise marche bien parce que poésie, et poésie parce que billets de banque beaucoup et appartement dans le palace le plus cher.

Mais comme au bout de six semaines le pauvre troisième mari bondit beaucoup moins, qu'il est flapi et conjugal, qu'il en a un peu marre du physiologique et pense de nouveau au social et à reprendre son travail et à inviter les van Vries, et qu'il parle de son avancement et de ses rhumatismes, elle comprend soudain, avec beaucoup d'élévation, qu'elle s'est trompée. Ça ne manque jamais, le coup de s'être trompée. Alors elle décide d'aller lui parler en grande noblesse et, pour faire solennel, elle se colle un haut turban doré sur la tête. Cher troisième araignon, lui dit l'araignesse en joignant ses petites pattes velues, soyons dignes l'un de l'autre et quittons-nous noblement, sans vaines récriminations. Ne souillons pas d'une inutile injure le noble souvenir des bonheurs révolus. Je te dois la vérité, et la vérité, cher, est que je ne t'aime plus. Ça ne manque jamais non plus, le coup du je ne t'aime plus. Feindre serait bassesse, poursuit-elle. Que veux-tu, cher, je me suis trompée. De toute mon âme, j'avais cru que tu serais l'araignon éternel. Hélas ! Sache en effet qu'un quatrième araignon est devenu important dans ma vie. Elles adorent dire important dans ma vie qui fait plus noble que coucher avec. Et elle continue, la mignonne, avec des sentiments de plus en plus élevés. Vois-tu, je l'aime de toute mon âme car il est l'araignon des araignons, une âme d'élite et un caractère moral de tout premier ordre. C'est Dieu qui l'a mis sur mon chemin. Ah, comme je souffre, car le coup que je te porte est sans doute mortel ! Mais que faire ? Je ne puis vivre que dans la vérité et ne saurais mentir, ma bouche comme mon âme devant rester pures. Adieu donc, cher, et pense quelquefois à ta petite Antinéa. Ou encore, elle lui propose, en fin de discours, une dernière coucherie comme preuve d'affection sincère et pour lui laisser un beau souvenir. Mais le plus souvent, en conclusion, c'est le Sois fort et demeurons amis.

Auteur: Cohen Albert

Info: Belle du Seigneur, éditions Gallimard, 1968, pages 413 à 417

[ animalité ] [ bestialité ] [ comparaison ] [ hypocrisie ] [ libidineuses ] [ séduites ] [ vacherie ] [ parade prénuptiale ] [ baise ] [ compétition virile ] [ hiérarchie ] [ désir sexuel ] [ confusion ] [ dissimulatrices ]

 

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dominants-dominés

Dites, tous ces futurs cadavres dans les rues, sur les trottoirs, si pressés, si occupés et qui ne savent pas que la terre où ils seront enfouis existe, les attend. Futurs cadavres, ils plaisantent ou s’indignent ou se vantent. Rieuses condamnées à mort, toutes ces femmes qui exhibent leurs mamelles autant qu’elles le peuvent, les portent en avant, sottement fières de leurs gourdes laitières. Futurs cadavres et pourtant méchants en leur court temps de vie, et ils aiment écrire Mort aux Juifs sur les murs. Aller à travers le monde et parler aux hommes ? Les convaincre d’avoir pitié les uns les autres, les bourrer de leur mort prochaine ? Rien à faire, ils aiment être méchants. La malédiction des canines. Depuis deux mille ans, des haines, des médisances, des cabales, des intrigues, des guerres. Quelles armes auront-ils inventées dans trente ans ? Ces singes-savants finiront par s’entre-tuer tous et l’espèce humaine mourra de méchanceté. Donc se consoler par l’amour d’une femme. Mais se faire aimer est si facile, si déshonorant. Toujours la même vieille stratégie et les mêmes misérables causes, la viande et le social.

Le social, oui. Bien-sûr, elle est trop noble pour être snob, et elle croit n’attacher aucune importance à ma sous-bouffonnerie générale. Mais son inconscient est follement snob, comme tous les inconscients, tous adorateurs de la force. En silence, elle proteste, me trouve l’esprit bas. Elle est tellement persuadée que ce qui compte pour elle c'est la culture, la distinction, la délicatesse des sentiments, l'honnêteté, la loyauté, la générosité, l'amour de la nature, etcetera. Mais, idiote, ne vois-tu pas que toutes ces noblesses sont signes de l'appartenance à la classe des puissants, et que c'est la raison profonde, secrète, inconnue de toi, pour quoi tu y attaches un tel prix. C'est cette appartenance qui en réalité fait le charme du type aux yeux de la mignonne. Bien sûr, elle ne me croit pas, elle ne me croira jamais.

Des réflexions sur Bach ou sur Kafka sont mots de passe indicateurs de cette appartenance. D'où les conversations élevées des débuts d'un amour. Il a dit qu'il aime Kafka. Alors, l'idiote est ravie. Elle croit que c'est parce qu'il est bien intellectuellement. En réalité, c'est parce qu'il est bien socialement. Parler de Kafka, de Proust ou de Bach, c'est du même genre que les bonnes manières à table, que couper le pain avec la main et non avec le couteau, que manger la bouche close. Honnêteté, loyauté, générosité, amour de la nature sont aussi signes d'appartenance sociale. Les privilégiés ont du fric : pourquoi ne seraient-ils pas honnêtes ou généreux ? Ils sont protégés du berceau à la tombe, la société leur est douce : pourquoi seraient-ils dissimulés ou menteurs ? Quant à l'amour de la nature, il n'abonde pas dans les bidonvilles. Il y faut des rentes. Et la distinction, qu'est-ce, sinon les manières et le vocabulaire en usage dans la classe des puissants. […] Tout cela, honnêteté, loyauté, générosité, amour de la nature, distinction, toutes ces joliesses sont preuves d’appartenance à la classe dirigeante, et c’est pourquoi vous y attachez une telle importance, prétendument morale. Preuve de votre adoration de la force !

Oui, de la force, car leur richesse, leurs alliances, leurs amitiés et leurs relations, les importants sociaux ont le pouvoir de nuire. De quoi je conclus que votre respect de la culture, apanage de la caste des puissants, n’est en fin de compte, et au plus profond, que respect du pouvoir de tuer, respect secret, inconnu de vous-même. Bien sûr, vous souriez. Ils souriront tous et ils hausseront les épaules. Ma vérité est désobligeante.

Universelle adoration de la force. Ô les subalternes épanouis sous le soleil du chef, ô leurs regards aimants vers leur puissant, ô leurs sourires toujours prêts, et si elle fait une crétine plaisanterie le choeur de leurs rires sincères. Sincères, oui, c’est ce qui est terrible. Car sous l’amour intéressé de votre mari pour moi, il y a un vrai amour désintéressé, l’abjecte amour de la puissance, l’adoration du pouvoir de nuire. Ô son perpétuel sourire charmé, son amoureuse attention, la courbe déférente de son postérieur pendant que je parlais. Ainsi, dès que le grand babouin adulte entre dans la cage, ainsi les babouins mâles mais adolescents et de petite taille se mettent à quatre pattes, en féminine posture d’accueil et de réception, en amoureuse posture de vassalité, en sexuel hommage au pouvoir de nuire et de tuer, dès que le grand redoutable babouin entre dans la cage. Lisez les livres sur les singes et vous verrez que je dis vrai.

Babouinerie partout. Babouinerie et adoration animale de la force, le respect pour la gent militaire, détentrice du pouvoir de tuer. Babouinerie, l’émoi de respect lorsque les gros tanks défilent. Babouinerie, les cris d’enthousiasme pour le boxeur qui va vaincre, babouinerie, les encouragements du public. Vas-y, endors-le ! Et lorsqu’il a mis knock-out l’autre, ils sont fiers de le toucher, de lui taper dans le dos. C’était du sport, ça ! Crient-ils. Babouinerie, l’enthousiasme pour les coureurs cyclistes. Babouinerie, la conversion du méchant que Jack London a rossé et qui, d’avoir été rossé, en oublie sa haine et adore désormais son vainqueur.

Babouinerie, partout. Babouines, les foules passionnées de servitude, frémissantes foules en orgasmes d’amour lorsque paraît le dictateur au menton carré, dépositaire du pouvoir de tuer. Babouines, les mains tendues pour toucher la main du chef et s’en sanctifier. […]

Babouins, les crétins reçus par le dictateur italien et qui viennent ensuite me vanter le sourire séduisant de cette brute, un sourire si bon au fond, disent-ils tous, ô leur ravissement femelle devant le fort. Babouins, ces autres qui s’extasient devant quelque bonté de Napoléon, de ce Napoléon qui disait qu’est-ce que cinq cent mille morts pour moi ? Ils ont tous un faible pour le fort, et la moindre douceur des durs leur est exquise, les ensorcelle. […]

Babouines adoratrices de la force, les jeunes Américaines qui ont pris d’assaut le compartiment du prince de Galles, qui ont caressé les coussins sur lesquels il a posé son postérieur, et qui lui ont offert un pyjama dont chacune a cousu un point. Authentique. Babouine, la rafale d’hilarité qui a secoué l’autre jour l’Assemblée à une plaisanterie du Premier ministre anglais, et le président a manqué s’étrangler. Niaise, cette plaisanterie, mais le plus plaisantin est important et plus on savoure, les rires n’étant alors qu’approbation de la puissance.

Babouinerie et adoration de la force, le snobisme qui est désir de s’agréger au groupe des puissants. Et si le même prince de Galles oublie de boutonner le dernier bouton de son gilet ou si, parce qu’il pleut, il retrousse le bas de son pantalon, ou si, parce qu’il a un furoncle sous le bras, il donne des poignées de main en levant haut le bras, vite les babouins ne boutonnent plus le dernier bouton, vite font retrousser le bas de leur pantalon, vite serrent les mains en arrondissant le bras. Babouinerie, l’intérêt pour les idiotes amours des princesses. Et si une reine accouche, toutes les dames bien veulent savoir combien son vermisseau pèse de kilos et quel sera son titre. Incroyable babouin aussi, cet imbécile soldat agonisant qui a demandé à voir sa reine avant de mourir.

Babouinerie, la démangeaison féminine de suivre la mode qui est imitation de la classe des puissants et désir d’en être. Babouinerie, le port de l’épée par des importants sociaux, rois, généraux, diplomates et même académiciens, de l’épée qui est signe du pouvoir de tuer. Babouinerie suprême, pour exprimer leur respect de Ce qui est le plus respectable et leur amour de Ce qui est le plus aimable, ils osent dire de Dieu qu’il est le Tout-Puissant, ce qui est abominable, et significatif de leur odieuse adoration de la force qui est pouvoir de nuire et en fin de compte pouvoir de tuer.

Cette animale adoration, le vocabulaire même en apporte des preuves. Les mots liés à la notion de force sont toujours de respect. Un "grand" écrivain, une œuvre "puissante", des sentiments "élevés", une "haute" inspiration. Toujours l’image du gaillard de haute taille, tueur virtuel. Par contre, les qualificatifs évoquant la faiblesse sont toujours de mépris. Une "petite" nature, des sentiments "bas", une œuvre "faible". Et pourquoi "noble" et "chevaleresque" sont-ils termes de louange ? Respect hérité du moyen âge. Seuls à détenir la puissance réelle, celle des armes, les nobles et les chevaliers étaient les nuisibles et les tueurs, donc les respectables et les admirables. Pris en flagrant délit, les humains ! Pour exprimer leur admiration, ils n’ont rien trouvé de mieux que ces deux qualificatifs, évocateurs de cette société féodale où la guerre, c’est-à-dire le meurtre, était le but et l’honneur suprême de la vie d’un homme ! Dans les chansons de geste, les nobles et les chevaliers sont sans arrêt occupés à tuer, et ce ne sont que tripes traînant hors des ventres, crânes éclatés bavant leurs cervelles, cavaliers tranchés en deux jusqu’au giron. Noble ! Chevaleresque ! Oui, pris en flagrant délit de babouinerie ! À la force physique et au pouvoir de tuer ils ont associé l’idée de beauté morale !

Tout ce qu’ils aiment et admirent est force. L’importance sociale est force. Le courage est force. L’argent est force. Le caractère est force. Le renom est force. La beauté, signe et gage de santé, est force. La jeunesse est force. Mais la vieillesse, qui est faiblesse, ils la détestent. Les primitifs assomment leurs vieillards. […]

Ce qu’ils appellent péché originel n’est que la confuse honteuse conscience que nous avons de notre nature babouine et de ses affreux affects. De cette nature, un témoignage entre mille, le sourire qui est mimique animale, héritée de nos ancêtres primates. Celui qui sourit signifie à l’hominien d’en face qu’il est pacifique, qu’il ne le mordra pas avec ses dents, et pour preuve, il les lui montre, inoffensives. Montrer les dents et ne pas s’en servir pour attaquer est devenu un salut de paix, un signe de bonté, pour les descendants des brutes du quaternaire.

Auteur: Cohen Albert

Info: Belle du Seigneur, éditions Gallimard, 1968, pages 398 à 404

[ vanité ] [ marqueurs sociaux ] [ hiérarchie sociale ] [ hypocrisie ] [ animaux ] [ grégaires ]

 

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femmes-par-homme

- Honte de devoir leur amour à ma beauté, mon écœurante beauté qui fait battre les paupières des chéries, ma méprisable beauté dont elles me cassent les oreilles depuis mes seize ans. Elles seront bien attrapées lorsque je serai vieux et la goutte au nez ou, mieux encore, sous la terre en compagnie de ses racines et de ses silencieux vermisseaux ondulants, tout vert et desséché dans ma caisse disjointe, et elles me trouveront moins succulent alors, et bien fait pour elles, et je m'en régale déjà. Ma beauté, c'est-à-dire une certaine longueur de viande, un certain poids de viande, et des osselets de bouche au complet, trente-deux, vous pourrez contrôler tout à l'heure avec un petit miroir comme chez le dentiste, à toutes fins et garanties utiles, avant le départ ivre vers la mer.

Cette longueur, ce poids et ces osselets, si je les ai, elle sera un ange, une moniale d'amour, une sainte. Mais si je ne les ai pas, malheur à moi ! Serais-je un génie de bonté et d'intelligence et l'adorerais-je, si je ne peux lui offrir que cent cinquante centimètres de viande, son âme immortelle ne marchera pas, et jamais elle ne m'aimera de toute son âme immortelle, jamais elle ne sera pour moi un ange, une héroïne prête à tous les sacrifices.

Voyez les annonces matrimoniales l'importance que ces jeunes idéalistes accordent aux centimètres du monsieur qu'elles cherchent. Eh là ! Crient ces annonces, il nous faut 170 cm de viande au moins et qu'elle soit bronzée ! Et si le malheureux ne peut proposer qu'une petite longueur, elles crachent dessus. Donc, si ne mesurant par hypothèse que ces malheureux 150 centimètres, j'essaie tout de même de lui dire mon amour le plus vrai, elle sera une pécore sans coeur, et elle toisera ma brièveté avec un air dégoûté !

Oui, madame, 35 cm de viande de moins et elle se fiche de mon âme et elle ne se mettra jamais devant ma poitrine pour me protéger des balles d'un gangster. Idem si, étant le génie susdit, je suis démuni de petits os dans la bouche ! Ces dames éprises de spiritualité tiennent aux petits os ! Elles raffolent de réalités invisibles, mais les petits bouts d'os, elles les exigent visibles ! S'écria-t-il joyeusement, une tristesse dans les yeux.

Et il leur faut beaucoup ! En tout cas, les coupeurs de devant doivent être au complet ! Si de ceux-là il en manque deux ou trois, ces Angéliques ne peuvent goûter mes qualités morales et leur âme ne marche pas ! Deux ou trois petits os de quelques millimètres moins et je suis fichu, et je reste tout seul et sans amour ! Et si j'ose lui parler d'amour elle me le lancera un verre à la figure dans l'espoir de m'éborgner ! Comment, me dira-t-elle, tu n'as pas de petits bouts d'os dans la bouche et tu as l'audace de m'aimer ? Hors d'ici, misérable, et reçois en outre ce coup de pied au derrière ! Donc ne pas être bon, ne pas être intelligent -- un ersatz suffit -- mais peser le nombre nécessaire de kilos et être muni de petits broyeurs et trancheurs !

Alors, je vous le demande, quelle importance accordée à un sentiment qui dépend d'une demi-douzaine d'osselets dont les plus longs mesurent à peine de centimètres ? Quoi, je blasphème ? Juliette aurait-elle aimé Roméo si Roméo quatre incisives manquantes, un grand trou noir au milieu ? Non ! Et pourtant il aurait eu exactement la même âme, les mêmes qualités morales ! Alors pourquoi me serinent-elles que ce qui importe c'est l'âme et les qualités morales ?

Que je suis innocent de tellement insister ! Elles savent fort bien tout cela. Tout ce qu'elles veulent, c'est qu'on n'en parle pas clairement, et qu'on fasse de faux monnayage, et qu'on dise des mots de grande distinction, mes ennemis personnels, et qu'au lieu de 180 cm et osselets on dise noble prestance et sourire séduisant ! Donc qu'on se taise et qu'on ne me méprise plus par ici et qu'on ne chuchote plus que je suis ignoble et matérialiste ! Le plus ignoble ici n'est pas celui qu'on pense !

Et rien ne leur échappe, a ces mignonnes ! À la première rencontre, tout en te parlant des Fiorreti de saint François d'Assise, elles te détaillent et te jugent. Sans en avoir air, elles ont tout repéré, y compris le nombre et la qualité des petits os de la bouche, et s'il t'en manque un ou deux tu es perdu ! Perdu, mon ami ! Par contre, si tu es dégustable, du premier coup d'oeil elles savent que tu as les yeux marron mais un peu verts avec quelques points d'or, ce dont tu ne t'es jamais douté. Des regardeuses. De premier ordre.

Et ce n'est pas tout, elles ne se contentent pas d'une inspection du visage ! Il leur faut du tout compris ! À cette première rencontre, de leur regard angélique et bleu elles t'ont déshabillé sans que tu t'en doutes et sans qu'elles s'en doutent elles-mêmes, car elles ne s'avouent pas leurs regardages. Ce déshabillage instantané, elles y ont toute recours, même les vierges. De leur coup d'œil de spécialistes, elles savent tout de suite comment tu es viandeusement sous les vêtements, si suffisamment de muscles, si poitrine large, si ventre plat, si hanches étroites et si pas de graisse. Car si tu es grassouillet, même à peine, tu es perdu ! Deux ou trois innocentes petites livres de graisse de trop sur le ventre, et tu n'es pas intéressant et elles ne veulent pas de toi !

De plus, tenaces petits juges d'instruction et ne voulant donner leur foi qu'à bon escient, elles s'arrangent au cours d'une conversation distinguée, pleine de nature de petits oiseaux, pour t'interroger sans en avoir l'air et savoir si tu es apte aux forts remuements du corps, et te faire dire si tu aimes la vie au grand air, les sports. Ainsi la femelle du petit insecte en petit empis ne lui donne sa foi que s’il fait preuve de sportivité ! Il faut que le pauvre bougre se débrouille pour porter sur son dos un petit ballon de je ne sais quoi trois fois plus gros que lui ! Authentique ! Et si elles apprennent que tu fais du cheval ou de l'alpinisme ou du ski nautique, c'est une garantie, et elles te savourent, heureuses de l'assurance que tu es bon pour le combat et l'engendrement. Mais naturellement, étant d'âme élevée, parce que de bonne bourgeoisie elles se gardent de penser bassement. Elles recouvrent avec des mots nobles, et au lieu de ventre plat et bon engendreur elles disent que tu as du charme. La noblesse est affaire de vocabulaire.

Affreux. Car cette beauté qu'elles veulent toutes, paupières battantes, cette beauté virile qui est haute taille, muscles dures et dents mordeuses, cette beauté qu'est-elle sinon témoignage de jeunesse et de santé, c'est-à-dire de force physique, c'est-à-dire de ce pouvoir de combattre et de nuire qui en est la preuve, et dont le comble, la sanction et l'ultime secrète racine est le pouvoir de tuer, l'antipathique pouvoir de l'âge de pierre, et c'est le pouvoir que cherche l'inconscient des délicieuses, croyantes et spiritualistes. D'où leur passion pour les officiers de carrière. Bref, pour qu'elles tombent en amour il faut qu'elles me sentent tueur virtuel, capable de les protéger. Quoi ? Parlez, je vous y autorise.

- Pourquoi n'allez-vous pas dire votre amour à une vieille bossue ?

- Haha, elle fait l'intelligente ! Pourquoi ? Parce que je suis un affreux mâle ! Que les velus soient carnivores, j'accepte ! Mais elles, elles en qui je crois, elles, mes pures, je n'accepte pas ! Elles, avec leurs regards, leurs nobles gestes, leurs pudeurs, elles, découvrir sans cesse qu'elles exigent de la beauté pour me donner leur amour, seul sentiment divin sur cette terre, c'est ma torture et j'en crève ! Je n'arrive pas à accepter parce que je n'arrive pas à ne pas les respecter ! Ainsi suis-je, éternellement fils de la femme. Et j'ai honte pour elles lorsqu'elles me regardent et me mesurent me soupèsent et que des yeux, oui, des yeux, elles flairent ma carapace et ces arrangements, honte lorsque je vois leurs regards soudain intéressés et sérieux, respectueux de ma viande, honte pour elles lorsque je les surprends charmées par mon sourire, ce petit morceau déjà visible de mon squelette.

D'ailleurs, admirer la beauté féminine, passe encore puisqu'elle est promesse de douceur, de sensibilité, de maternité. Toutes ces gentilles qui raffolent de soigner et qui courent, le feu aux jupes, être infirmières pendant les guerres, c'est touchant, et j'ai le droit moral d'aimer cette sorte de viande-la. Mais elles, cet attrait horrible qu'elles ont pour la beauté masculine qui est annonce de force physique, de courage, d'agressivité, bref de vertus animales ! Donc elles sont impardonnables !

Oui, je sais, pitoyable séduction. Absurdes, mes développements sur la convenance physique et le pouvoir de tuer, et ce n'est pas fini, alors qu'il serait tellement peu malin de te parler de Bach et de Dieu et de te demander chastement si vous voulez me donner votre amitié. Qui sait, je me dirais alors noblement oui, les yeux baissés, et qui entrerait purement dans la ratière dont le fond est toujours une chambre à coucher. Mais je ne peux pas, je ne peux plus séduire comme elles veulent, je ne veux plus de ce déshonneur !"

Il s'assit, toussa une fois pour être regardé par elle, mais ne releva pas la tête, ce qui le vexa. Il sifflota, se demanda si ses anathèmes contre les femmes adoratrices de la gorillerie ne provenaient pas d'une rage de savoir que ces effrontées pouvaient être attirées par d'autres que lui. Oui, en somme, il était jaloux de toutes les femmes. Il haussa les épaules, dénoua sa cravate de commandeur, s'en amusa mélancoliquement, haussa les sourcils pour prendre le ciel à témoin de cette méchante qui faisait exprès de ne pas le regarder. Pour se consoler, il souleva le couvercle d'une boîte, mais à peine, juste ce qu'il fallait pour que deux doigts pussent pénétrer. Entrée clandestine du sultan dans le harem, pensa-t-elle. Les yeux ailleurs, il prit une cigarette au hasard, et elle pensa que le sultan désignait la favorite de la nuit, mais à l'aveuglette pour le plaisir de la surprise. 

Auteur: Cohen Albert

Info: Belle du Seigneur, éditions Gallimard, 1968, pages 391 à 397

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Ajouté à la BD par Coli Masson