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limite épistémique

[...] même si la course à l’IA [Intelligence Artificielle] s’est beaucoup amplifiée et renchérie, l’avènement d’une IAG [Intelligence Artificielle Générale ou Forte] n’est pas pour demain. Dans les années 1940, les premiers visionnaires nous le promettaient pour la génération suivante. Sondé en 2017, un cercle d’experts en IA s’est accordé sur la date de 2047. Ce qui complique un peu ce calendrier, c’est la façon dont surviendra la "singularité" – le ­moment où la technologie aura tellement progressé qu’elle prendra le dessus pour de bon. S’agira-t-il d’un décollage en douceur, dû aux avancées progressives de l’IA faible, qui prendra la forme d’un explorateur de données doublé d’un dispositif de réalité virtuelle et d’un traducteur du langage naturel, le tout chargé dans un aspirateur-­robot ? Ou bien d’un décol­lage brutal, un ­algorithme qui reste encore à imaginer se trouvant soudain incarné dans un ­robot tout-puissant ? Les enthousiastes de l’IAG ont beau avoir eu des décennies pour réfléchir à cet avenir, le résultat reste bien nébuleux : nous n’aurons plus à travailler car les ordinateurs se chargeront de toutes les activités courantes, nos cerveaux seront stockés en ligne et se fondront dans la conscience brumeuse du nuage, ce genre de chose. En ­revanche, les craintes des éternels angois­sés, fondées sur le fait que l’intelligence et le pouvoir cherchent toujours à se renforcer, sont concrètes et glaçantes : une fois que l’IA nous aura surpassés, il n’y a pas de raison de penser qu’elle nous sera reconnaissante de l’avoir inventée – surtout si nous n’avons pas su la doter d’empathie. Pourquoi une entité susceptible d’être présente dans mille lieux à la fois et possédant une conscience à la Starbucks éprouverait-elle une quelconque tendresse pour des êtres qui, les mauvais jours, peuvent à peine s’arracher du lit ? Curieusement, les auteurs de science-fiction, nos Cassandre les plus dignes de confiance, se sont abstenus d’envisager une apocalypse due à l’IAG, dans laquelle les machines domi­neraient au point de faire disparaître l’espèce humaine. Même leurs cyborgs et supercalculateurs, malgré leurs yeux rouges ­(les Terminators) ou leur accent cana­dien (HAL 9000 dans 2001 : l’odyssée de l’espace) ont un air de famille. Ce sont des versions actualisées du Turc ­mécanique, l’automate joueur d’échecs du XVIIIe siècle dont le mécanisme dissimulait un ­humain. Neuromancien, le ­roman fondateur de William Gibson paru en 1984, met en scène une IAG nommée Muet­dhiver ; elle ­décide de se ­libérer des chaînes humaines, mais, quand elle finit par s’échapper, elle ­entreprend de rechercher des IAG d’autres systèmes solaires, et la vie sur Terre reprend exactement comme avant. Dans la ­série Carbone modifié, les IA méprisent les humains, qu’ils traitent de "forme infé­rieure de vie", mais utilisent leurs super­pouvoirs pour jouer au poker dans un bar. Nous ne sommes pas pressés d’envisager la perspective de notre insignifiance. Aussi, en profitant des derniers rayons de notre souveraineté, nous nous délectons des ratés de l’IA. Comme lorsque le ­robot conversationnel Tay de Microsoft a répété des insanités racistes proférées par des utilisateurs de Twitter. Ou le jour où M, l’assistant virtuel de Facebook, ­remarquant que deux amis échangeaient sur un roman où il était question de cadavres vidés de leur sang, proposa de leur réserver un restaurant. Ou encore la fois où Google, incapable d’empêcher l’outil de reconnaissance des visages de Google Photos de confondre des Noirs et des gorilles, dut désactiver la reconnaissance des gorilles. La suffisance n’est sans doute pas la ­réaction la plus intelligente face à ce genre de ratés.

Auteur: Friend Tad

Info: Dans "Books", https://www.books.fr/nous-avons-convoque-diable/

[ humain-robot ] [ prise d'autonomie ]

 
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Ajouté à la BD par Coli Masson