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géopolitique

L’Allemagne était [au début du 16e siècle] un pays sans unité : voilà l’essentiel. Il y avait, nombreux, forts, actifs, des Allemands, beaucoup d’Allemands parlant des dialectes voisins les uns des autres, ayant dans une large mesure des mœurs, des usages, des façons d’être et de penser communes. Ces Allemands formaient une "nation" au sens médiéval du mot. Ils n’étaient point groupés, tous, solidement, dans un État bien unifié et centralisé, corps harmonieux aux mouvements commandés par un unique cerveau.

Dans une Europe qui, partout, s’organisait autour des rois, l’Allemagne restait sans souverain national. Il n’y avait pas de roi d’Allemagne, comme il y avait, et depuis bien longtemps, un roi de France, un roi d’Angleterre, riches, bien servis, prestigieux, et sachant rallier aux heures de crise toutes les énergies du pays autour de leur personne et de leur dynastie. Il y avait un empereur, qui n’était plus qu’un nom, et un Empire qui n’était plus qu’un cadre. Dans ce cadre démesuré, le nom, le trop grand nom écrasait de son poids un homme faible, un homme pauvre — parfois un pauvre homme — qu’un vote, disputé comme un marché de foire, élevait finalement à la dignité suprême, mais impuissante.

En un temps où se révélait la valeur de l’argent, au temps décrit dans le livre classique d’Ehrenberg, l’empereur en tant que tel était un indigent. De son Empire il ne tirait plus rien de substantiel. La valeur d’une noisette, disait Granvelle — moins que, de leur évêché, certains évêques allemands. Fondus, les immenses domaines impériaux qui avaient fait la force des Saxons et des Franconiens. Concédés, aliénés, usurpés les droits régaliens, les droits de collation, tout ce qui aurait pu nourrir un budget régulier. Et cependant, plus que tout autre souverain de son temps, le prince au titre retentissant mais à qui les diètes, s’ingéniant, refusaient tout subside, aurait eu pour agir besoin d’être riche. Car, titulaire d’une dignité éminente et qui ne se transmettait pas, comme un royaume, par hérédité ; né d’un vote en faveur d’un prince chrétien qui n’était pas plus obligatoirement allemand que le pape n’était forcément italien   — l’empereur, courbé sous le poids d’une couronne lourde d’un trop lourd passé, devait courir partout, et veiller au monde en même temps qu’à l’Allemagne. Si, dans ce pays, son autorité de jour en jour périclitait — c’est que sa grandeur même empêchait d’agir ce souverain d’un autre âge. Elle le tenait enchaîné devant les véritables maîtres des pays germaniques : les princes, les villes.

Les princes avaient sur l’empereur une grande supériorité. Ils étaient les hommes d’un seul dessein. Et d’une seule terre. Ils n’avaient pas de politique mondiale à suivre, eux — pas de politique "chrétienne" à conduire. L’Italie ne les sollicitait pas. Ils ne dédaignaient point, certes, d’y faire de temps à autre un voyage fructueux. Mais ils n’allaient point là-bas, comme les empereurs, poursuivre des chimères vieillies ou d’illusoires mirages. Tandis que les Césars fabriqués à Francfort par les soins diligents de quelques-uns d’entre eux, se ruinaient en de folles et stériles aventures, une seule chose tenait les princes en souci : la fortune de leur maison, la grandeur et la richesse de leur dynastie. Précisément, à la fin du XVe siècle, au début du XVIe siècle, on les voit opérer un peu partout, en Allemagne, un vigoureux effort de concentration politique et territoriale. Plusieurs d’entre eux, profitant de circonstances favorables, de hasards heureux, s’employaient à constituer des états solides, moins morcelés qu’auparavant. Dans le Palatinat, en Wurtemberg, en Bavière, en Hesse, dans le Brandebourg et le Mecklembourg, ailleurs encore, la plupart des maisons qui, à l’époque moderne, joueront dans l’histoire allemande un rôle de premier plan, affirment dès le début du XVIe siècle une vigueur nouvelle et unifient leurs forces pour de prochaines conquêtes.

On va donc vers une Allemagne princière. On y va seulement. N’ayant point à sa tête de chef souverain vraiment digne de ce nom, l’Allemagne paraît tendre à s’organiser sous huit ou dix chefs régionaux, en autant d’états solides, bien administrés, soumis à un vouloir unique. Mais cette organisation, elle n’existe point encore. Au-dessus des princes il y a toujours l’empereur. Ils ne sont souverains que sous sa souveraineté. Et au-dessous d’eux, ou plutôt, à côté d’eux, il y a (pour ne point parler des nobles indisciplinés et pillards), les villes.

Les villes allemandes au seuil du XVIe siècle : une splendeur. Et telle, que les étrangers ne voient qu’elles lorsqu’ils visitent l’Allemagne, comme si l’éclat des cités éblouissait leurs yeux. Vingt capitales, chacune possédant en propre ses institutions, ses industries, ses arts, ses costumes, son esprit. Celles du Sud : l’Augsbourg des Fugger, porte d’entrée et de sortie du trafic italo-germain, préface pittoresque avec ses maisons peintes à fresque, du monde ultramontain. Mieux encore, Nuremberg, la patrie de Durer, de Fischer, d’Hans Sachs, de Martin Behaim, assise au pied de son Burg à mi-chemin entre Main et Danube. Mais celles du Nord aussi : l’industrieuse et réa-iste Hambourg, légère de scrupules et commençant sa magnifique ascension ; Lübeck, reine déjà déclinante de la Hanse ; Stettin, la ville du blé, et, tout au loin, Dantzig, ses vastes édifices, ses grandes églises de brique, enseignes d’une propriété sans défaillance. Sur le front oriental, Francfort-sur-l’Oder, entrepôt du trafic polonais ; Breslau, porte naturelle de la Silésie. Et à l’Ouest, sur le grand fleuve fougueux, la brillante pléiade des villes rhénanes, de Cologne à Bâle ; par-derrière, l’énorme marché francfortois ; et par-derrière encore Leipzig, un carrefour, au vrai cœur de cette Allemagne multiple. 

[…] Implantées au milieu des domaines princiers, elles [les villes] les trouent, les déchiquettent, limitent leur expansion, les empêchent de se constituer fortement. Elles-mêmes, peuvent-elles s’étendre ? Non. Se fédérer ? Non plus. Autour de leurs murailles, le plat pays : des campagnes soumises à un droit dont le droit de la ville est la négation. Là, sous des maîtres avides, des paysans incultes et grossiers, parfois misérables, prêts à se révolter et grondant sous le joug, étrangers en tout cas à la culture urbaine, si particuliers que les artistes peintres et graveurs ne se lassent pas de décrire leurs aspects sauvages, leurs mœurs primitives. Les villes veulent-elles s’entendre, collaborer ? Ce ne peut être que par-dessus de larges étendues, de vastes territoires hétérogènes qui contrastent avec elles, vigoureusement, en tout. Ces civilisations urbaines, si prestigieuses : des civilisations d’oasis. Ces villes : des prisonnières, vouées à l’isolement, et que guettent les princes, et qui se guettent l’une l’autre.

Leurs ressources, leurs richesses, à quoi vont-elles ? Aux arsenaux dont elles s’enorgueillissent, mais qui les ruinent. Aux canonniers, techniciens exigeants, qu’il faut payer très cher. Aux remparts, aux bastions sans cesse à réparer, parfois à modifier de fond en comble... Et encore, ces ressources, elles vont aux ambassades, aux missions diplomatiques lointaines, aux courriers sans cesse sur les hauts chemins et pour quelles randonnées furieuses ! Villes libres, elles payent leur liberté : trop cher. Car malgré tous les sacrifices, elles sont faibles, à la merci du prince qui s’installe sur le fleuve, en amont, en aval, pour barrer le trafic ; à la merci du hobereau qui les détrousse et les nargue, du haut de son nid d’aigle imprenable pour des milices bourgeoises, à la merci de la cité rivale, qui, rompant les accords, se retourne contre la voisine jalousée.

Faiblesse, sous des apparences de prospérité ; surprenante faiblesse politique contrastant avec tant de puissance économique. Ces cités si brillantes et qui offusquent de leur éclat nos villes françaises du temps, comme leurs bourgeois sont loin de ce sens national, de ce sens politique qui, aux époques de crise, groupe autour du roi toutes les bonnes villes de France empressées à maintenir Louis XI contre les hommes du Bien public, ou, contre les princes, Charles VIII ! Parties d’un tout bien ordonné, les cités françaises d’où la culture rayonne sur les campagnes qu’elles "urbanisent" à leur image. Les villes allemandes : des égoïsmes furieux, en lutte sans répit contre d’autres égoïsmes.

D’une telle situation, si fiers de leurs fortunes, de leur sens des affaires, de leurs belles réussites, les Allemands souffraient. Ils souffraient de ne former qu’un pays divisé, fait de pièces et de morceaux, sans chef, sans tête : un amalgame confus de villes autonomes et de dynasties plus ou moins puissants.

Auteur: Febvre Lucien

Info: Un destin : Martin Luther, PUF, 1968, pages 64 à 67

[ historique ] [ teutons ] [ renaissance ]

 

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orient-ponant

La pensée chinoise archaïque

Quelques éléments sur ce que nous savons aujourd’hui de la pensée chinoise archaïque (XVe – XIe siècles av. J.-C.).

La manière dont les Chinois parlent et écrivent constitue, chacun le sait, un langage dont la structure grammaticale est très éloignée de la nôtre, occidentale. Ce que nous appelons les " mots d’armature " : les articles, les prépositions, les conjonctions, ces mots qui nous permettent de relier entre eux les " mots de contenu " : les substantifs, les verbes, les adjectifs qualificatifs, les adverbes, ces mots d’armature qui constituent à nos yeux le " tissu conjonctif " de la langue, sont pour la plupart absents du chinois.

Alors que nous, Occidentaux, nous attendons à lire ces mots d’armature dans un texte comme la manière requise pour l’articuler, nous constatons à la place en chinois des séquences de noms de choses à la queue leu-leu, lesquels peuvent éventuellement être reliés par quelques éléments syntaxiques mais en tout cas d’une façon beaucoup plus rudimentaire que chez nous.

Il existe en particulier dans la phrase chinoise un mot que nous écrivons dans notre graphie comme " yeh " et que nous qualifions de marqueur d’affirmation, pour préciser la façon dont il sert à relier deux notions. Un philologue de la Chine, Kyril Ryjik, dit à propos de yeh : " … ce caractère entretient, entre son sens original et son emploi opératoire, le type de rapport qu’entretient la notion de “copule” […]. Il opère avec une notion de très forte jonction entre deux termes " (Ryjik 1980 : 218). Deux termes chinois sont rapprochés et il est suggéré à l’aide du terme yeh qu’il existe un lien spécial entre les deux.

Chad Hansen, commentateur éminent de la langue chinoise archaïque, explique : 

" Il n’y a pas en chinois de est, pas d’expression prédicative dénotant l’identité ou l’inclusion. La juxtaposition de deux termes (ordinairement suivis de la particule yeh) constitue une phrase relationnelle grossièrement équivalente à une phrase affirmant l’identité ou l’inclusion […] La phrase pai ma ma yeh (blanc cheval cheval “est”) : “(du) cheval blanc ‘est’ (du) cheval”, est un exemple d’une telle structure de phrase " (Hansen 1983 : 45). 

Par ailleurs, si je prononce l’un après l’autre les mots chinois pour cheval et pour bœuf et que je fais suivre leur séquence de yeh : " cheval bœuf yeh ", je laisse entendre qu’il existe quelque chose reliant les deux termes, quelque chose fait qu’ils aient été mentionnés ensemble et je réunis ce faisant automatiquement ces deux notions sous un seul concept qui conduit à parler de ce que nous caractérisons nous comme " animal de trait ", parce que l’union établie entre le bœuf et le cheval par la particule yeh met en avant ce qui nous apparaît comme un trait commun aux deux notions évoquées. Si l’on recourt au vocabulaire de la théorie mathématique des ensembles, on dira que leur rapprochement souligné par yeh met en avant l’intersection de leurs caractères propres : le principe de l’animal de trait ne combine pas l’équinité et la bovinité selon leur union, additionnant l’ensemble des chevaux à celui des bœufs, mais selon leur intersection : là où la blancheur recoupe l’équinité, nous avons " du cheval blanc ", là où l’équinité rencontre la bovinité, nous trouvons le principe de l’animal de trait, en l’occurrence le fait qu’ils puissent l’un et l’autre tracter un objet lourd, comme un chariot, une charrue, la meule d’un moulin à grain, etc. Et à partir de là, la conjonction cheval bœuf signifie en chinois " animal de trait ".

Nous disposons dès lors d’éléments susceptibles de nous faire appréhender de plus près cette notion d’affinité qui nous semble propre à la pensée totémique dont je considère, à la suite de Durkheim et de Mauss, qu’il s’agit avec elle des échos de la pensée archaïque chinoise dans le reste de la zone circum-pacifique, échos dus à un processus historique de diffusion à partir de la Chine ou à une identité foncière trouvant sa source dans leur origine commune.

Deux notions sont rapprochées, sans qu’il soit précisé pour quelle raison précise elles le sont, le seul geste posé étant cette suggestion d’un lien entre les deux. Comment opérons-nous, par exemple en français, dans un contexte similaire ? Dans un usage de copule, nous disposons de deux verbes : être et avoir. Le verbe être, nous l’utilisons pour exprimer la nature de la chose : " Le cheval est blanc ", où un élément de l’ordre d’une caractéristique vient compléter la description de la chose jusque-là : une nouvelle qualification est apportée en complément. Mais nous utilisons aussi le verbe être pour dire : " Le cheval est un mammifère ", ce qui nous permet de signaler l’inclusion d’une sorte dans une autre sorte. La sorte " cheval " est l’une des composantes de la sorte " mammifère ".

Le verbe avoir a un sens qui peut être en français celui de la possession mais également celui d’un lien plus lâche, à la façon de ce yeh que je viens d’évoquer. Quand nous disons : " Le pharaon et la pyramide ", nous savons qu’il existe un lien entre les deux sans qu’il soit clair de quel lien précis nous voulons parler. Est-ce le fait que le pharaon a une pyramide ? Que le pharaon a fait bâtir une pyramide ? Quoi qu’il en soit, que nous précisions d’une manière ou d’une autre, nous savons qu’il existe un lien, qu’il existe – pour recourir à ce terme vague que nous utilisons en Occident pour évoquer la pensée totémique ou celle de la Chine archaïque – une affinité entre le pharaon et la pyramide.

Un autre exemple, quand on dit " L’abeille et son miel ", on peut vouloir dire que l’abeille fait du miel ou que l’abeille dispose de miel. On peut dire aussi " le miel de l’abeille ". Là aussi, nous pouvons préciser la relation exacte mais quand on se contente de dire " l’abeille et son miel ", on procède comme le faisait le chinois dans la forme archaïque de sa langue quand il rapprochait, rassemblait, les deux notions à l’aide de ce terme yeh. Un autre exemple encore, fenêtre et verre : " la fenêtre est en verre ", " il y a du verre dans la fenêtre ", " le verre de la fenêtre ", etc. Tout cela demeure de l’ordre du réversible, d’une symétrie essentielle entre les deux notions rapprochées, alors que, par contraste, les langues de l’Occident, aussi haut que nous puissions retracer leur ascendance, sont familières de la relation anti-symétrique d’inclusion, ingrédient indispensable du raisonnement scientifique. L’émergence du discours théorique qu’est la science a permis la naissance d’une technologie qui soit à proprement parler de la " science appliquée ", par opposition à la technologie résultant de la méthode empirique de l’essai et erreur, la seule que connaissait la culture humaine, à l’Ouest comme à l’Est, dans la période qui précéda le XVIIe siècle.

Le moyen de signifier la relation d’inclusion manquait au chinois, du coup quand il s’agissait d’indiquer un rapport entre deux notions, n’existait dans tous les cas de figure que l’option d’indiquer une proximité, un apparentement, ou comme nous nous exprimons, une " affinité ", faute de pouvoir qualifier la relation plus précisément. Impossible dans ce contexte d’opérer une véritable classification de l’ensemble de ces notions : nous ne pouvons au mieux qu’en établir la liste.

H. G. Creel explique : " Le point crucial est que les anciens Chinois n’étaient dans l’ensemble ni des penseurs systématiques ni ordonnés […]. Ils étaient des cataloguistes infatigables ; ils n’étaient pas systématiciens " (in Hansen 1983 : 25).

Pour qu’un classement systématique puisse être opéré dans l’espace d’une langue, il faut qu’elle dispose parmi ses outils de cette relation d’inclusion et qu’elle permette en particulier d’utiliser le verbe être – ou ce qui en tient lieu – dans le sens qui est le sien quand nous disons : " Le cheval est un animal " ou " Le rat est un mammifère ", soit l’inclusion d’une sorte dans une autre.

Si vous êtes familier de l’œuvre de Jorge Luis Borges. Vous n’ignorez pas alors qu’il nous a diverti avec de petits textes mettant habilement en scène certains paradoxes essentiels. Parmi ceux-ci, celui qui est consacré à " Pierre Ménard, auteur du Don Quichotte ". Ménard, explique Borges, est considéré comme l’un des grands auteurs des années 1930 parce qu’il est parvenu à s’imprégner à ce point de l’esprit du temps de de Cervantes, qu’il a pu réécrire à l’identique deux chapitres (et une partie importante d’un troisième) du Don Quichotte. L’idée est ridicule bien sûr parce que l’on peut imaginer aussi bien qu’au lieu de s’imprégner à la perfection de l’esprit d’une époque, le Ménard en question se soit contenté de recopier le texte du Don Quichotte. Borges avait par ailleurs saisi dans l’une de ses petites fables ce qu’avançait Creel quand il rapportait que les Chinois anciens étaient " des cataloguistes infatigables et non des systématiciens ". Selon Borges, on pouvait trouver dans un ancien texte chinois que :

" Les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) etc., m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches ".

Un inventaire sans doute, mais privé de tout caractère systématique, au pôle opposé d’une classification fondée sur l’emboîtement des sortes sur plusieurs niveaux, les niveaux étant ici mélangés. Il s’agit d’une plaisanterie bien entendu et non d’un vrai texte chinois, mais Borges a su saisir ce qui caractérisait à nos yeux d’Occidentaux, l’essence de la … chinoiserie.

Lucien Lévy-Bruhl caractérisait de la même manière la " mentalité primitive ", l’autre nom chez lui, nous le verrons, du totémisme, qui est aussi ce que j’appelle, comme leur synonyme, et à la suite de Durkheim et Mauss, la pensée chinoise archaïque : 

" … les connaissances ne se hiérarchisent pas en concepts subordonnés les uns aux autres. Elles demeurent simplement juxtaposées sans ordre. Elles forment une sorte d’amas ou de tas " (Lévy-Bruhl 1935 : xiv).

Il s’agit bien avec la " mentalité primitive " selon Lévy-Bruhl, le totémisme et la pensée chinoise archaïque d’une seule et même entité.

Auteur: Jorion Paul

Info: 20 janvier 2024, sur son blog.

[ langues comparées ] [ listes ] [ éparpillement ] [ imprécision sémantique ] [ historique ] [ différences ] [ nord-sud ]

 
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nord-sud

L’Âge de la colère Parfois, après une longue attente, apparaît un livre qui écorche l’esprit du temps, brillant comme un diamant fou. Age of Anger, de Pankaj Mishra, auteur aussi du livre fondateur From the Ruins of Empire, pourrait bien en être le dernier avatar.

Pensez à ce livre comme à une ultime arme – conceptuelle – mortelle, fichée dans les cœurs et les esprits d’une population dévastée d’adolescents cosmopolites déracinés 1 qui s’efforcent de trouver leur véritable vocation, au fur et à mesure que nous traversons péniblement la plus longue période – le Pentagone dirait infinie – de guerres mondiales ; une guerre civile mondiale – que dans mon livre 2007 Globalistan j’ai appelée " Liquid War " : Guerre nomade.

L’auteur, Mishra, est un pur produit, subtil, de East-meets-West 2. Il soutient, pour l’essentiel, qu’il est impossible de comprendre le présent si nous ne reconnaissons pas la prégnance souterraine de la nostalgie du mal du pays, qui contredit l’idéal du libéralisme cosmopolite, incarné dans une " société commerciale universelle d’individus rationnels, conscients de leurs intérêts personnels ", conceptualisée par les Lumières via Montesquieu, Adam Smith, Voltaire et Kant.

Le vainqueur de l’histoire est finalement le récit aseptisé des Lumières bienveillantes. La tradition du rationalisme, de l’humanisme, de l’universalisme et de la démocratie libérale était censée avoir toujours été la norme. Il était " manifestement trop déconcertant ", écrit Mishra, " de reconnaître que la politique totalitaire cristallisait des courants idéologiques – racisme scientifique, rationalisme chauvin, impérialisme, technicisme, politique esthétisée, utopie, ingénierie sociale " qui bouleversaient déjà l’Europe à la fin du XIXe siècle. Ainsi, évoquant " le regard furtif en arrière, au-dessus de l’épaule, vers la terreur primitive ", de T.S. Eliot –, qui a finalement conduit l’Ouest à se dresser contre Le Reste du Monde –, nous devons regarder les précurseurs. Fracasser le Palais de Cristal

Entre en scène Eugène Onéguine de Pouchkine, " le premier d’une grande lignée d’hommes inutiles dans la fiction russe ", avec son chapeau de Bolivar, tenant une statue de Napoléon et un portrait de Byron, allégorie de la Russie essayant de rattraper l’Occident, " une jeunesse spirituellement déchaînée avec une conception quasi-byronienne de la liberté, encore pleine du romantisme allemand ". Les meilleurs critiques des Lumières devaient être Allemands et Russes, derniers venus à la modernité politico-économique. Deux ans avant de publier ses étonnants Carnets du sous-sol, Dostoïevski, dans sa tournée en Europe occidentale, voyait déjà une société dominée par la guerre de tous contre tous, où la plupart étaient condamnés à être perdants.

À Londres, en 1862, à l’Exposition internationale au Palais de Cristal, Dostoïevski eut une illumination : " Vous prenez conscience d’une idée colossale […] qu’il y a ici la victoire et le triomphe. Vous commencez même vaguement à avoir peur de quelque chose. " Tout stupéfié qu’il était, Dostoïevski, plutôt astucieux, a pu observer comment la civilisation matérialiste était tout autant renforcée par son glamour que par sa domination militaire et maritime.

La littérature russe a finalement cristallisé le crime de hasard comme le paradigme de l’individualité savourant son identité et affirmant sa volonté – thème repris plus tard, au milieu du XXe siècle, par l’icône de la Beat Generation William Burroughs, qui prétendait que tirer au hasard était son frisson ultime.

Le chemin avait été tracé pour que le festin des mendiants commence à bombarder le Palais de Cristal – même si, comme Mishra nous le rappelle : " Les intellectuels du Caire, de Calcutta, de Tokyo et de Shanghai lisaient Jeremy Bentham, Adam Smith, Thomas Paine, Herbert Spencer et John Stuart Mill " pour comprendre le secret de la bourgeoisie capitaliste en perpétuelle expansion.

Et ceci après que Rousseau, en 1749, a posé la pierre angulaire de la révolte moderne contre la modernité, aujourd’hui éparpillée dans un désert où les échos se répondent, le Palais de Cristal est de facto implanté dans des ghettos luisants partout dans le monde.

Le Bwana des Lumières : lui mort, Missié

Mishra crédite l’idée de son livre à Nietzsche, en commentant la querelle épique entre l’envieux plébéien Rousseau et Voltaire, l’élitiste serein – qui a salué la Bourse de Londres, quand elle est devenue pleinement opérationnelle, comme l’incarnation laïque de l’harmonie sociale.

Mais ce fut Nietzsche qui finit par devenir l’acteur central, en tant que féroce détracteur du capitalisme libéral et du socialisme, faisant de la promesse séduisante de Zarathoustra un Saint Graal attractif pour les bolcheviks – Lénine le haïssait –, le gauchiste Lu Xun en Chine , les fascistes, anarchistes, féministes et hordes d’esthètes mécontents.

Mishra nous rappelle également comment " les anti-impérialistes asiatiques et les barons voleurs américains empruntent avec empressement " à Herbert Spencer, " le premier penseur véritablement mondial " qui a inventé le mantra de " la survie du plus apte " après avoir lu Darwin.

Nietzsche était le cartographe ultime du ressentiment. Max Weber a prophétiquement décrit le monde moderne comme une " cage de fer " dont seul un leader charismatique peut permettre l’évasion. De son côté, l’icône anarchiste Mikhaïl Bakounine avait déjà, en 1869, conceptualisé le révolutionnaire coupant " tout lien avec l’ordre social et avec tout le monde civilisé […] Il est son ennemi impitoyable et continue de l’habiter avec un seul but : Détruire ".

S’échappant du " cauchemar de l’histoire " du suprême moderniste James Joyce – en réalité la cage de fer de la modernité – une sécession, viscéralement militante, hors " d’une civilisation fondée sur un progrès éternel sous l’administration des libéraux-démocrates " est en train de faire rage, hors de contrôle, bien au-delà de l’Europe.

Des idéologies, qui pourraient être radicalement opposées, ont néanmoins grandi en symbiose avec le tourbillon culturel de la fin du XIXe siècle, depuis le fondamentalisme islamique, le sionisme et le nationalisme hindou jusqu’au bolchevisme, au nazisme, au fascisme et à l’impérialisme réaménagé.

Dans les années trente, le brillant et tragique Walter Benjamin, avait non seulement prophétisé la Seconde Guerre mondiale mais aussi la fin de la partie, alors qu’il était déjà en train d’alerter sur la propre aliénation de l’humanité, enfin capable " d’expérimenter sa propre destruction comme un plaisir esthétique du premier ordre ". La version pop actuelle en live-streaming, style bricolage, comme ISIS, essaie de se présenter comme la négation ultime des piétés de la modernité néolibérale.

L’ère du ressentiment

Tissant les fils savoureux de la politique et de la littérature par pollinisation croisée, Mishra prend son temps pour poser la scène du Grand Débat entre ces masses mondiales en développement, dont les vies sont forgées par " l’histoire largement reconnue de la violence " de l’Occident atlantiste, et des élites modernes nomades (Bauman) tirant profit du rendement de la partie – sélective – du monde qui a fait les percées cruciales depuis les Lumières dans la science, la philosophie, l’art et la littérature.

Cela va bien au-delà d’un simple débat entre l’Orient et l’Occident. Nous ne pouvons pas comprendre la guerre civile mondiale actuelle, ce " mélange intense d’envie, de sentiment d’humiliation et d’impuissance post-moderniste et post-vérité ", si nous n’essayons pas de " démanteler l’architecture conceptuelle et intellectuelle des gagnants de l’histoire en Occident ", issue du triomphalisme des exploits de l’histoire anglo-américaine. Même au summum de la Guerre froide, le théologien américain Reinhold Niebuhr se moquait des " ternes fanatiques de la civilisation occidentale " dans leur foi aveugle selon laquelle toute société est destinée à évoluer exactement comme une poignée de nations occidentales – parfois – l’ont fait.

Et cela – ironie ! – tandis que le culte internationaliste libéral du progrès imitait le rêve marxiste de la révolution internationaliste.

Dans sa préface de 1950 aux Origines du totalitarisme – un méga best-seller ressuscité –, Hannah Arendt nous a essentiellement dit d’oublier la restauration éventuelle du Vieil ordre mondial. Nous avons été condamnés à voir l’histoire se répéter, " l’itinérance à une échelle sans précédent, l’absence de racines à une profondeur sans précédent ".

Pendant ce temps, comme Carl Schorske l’a noté dans son spectaculaire Fin-de-Siècle à Vienne : Politique et Culture, l’érudition américaine a " coupé le lien de conscience " entre le passé et le présent, carrément aseptisé l’Histoire, des siècles de guerre civile, de ravage impérial, de génocide et d’esclavage en Europe et en Amérique ont ainsi tout simplement disparu. Seul le récit TINA (il n’y a pas d’alternative) a été autorisé, voici comment les atlantistes, avec le privilège de la raison et l’autonomie de la personne, ont fait le monde moderne.

Entre maintenant en scène Jalal Al-e-Ahmad, né en 1928 dans le sud pauvre de Téhéran, et l’auteur de Westoxification (1962), un texte majeur de référence sur l’idéologie islamiste, où il écrit que " l’Érostrate de Sartre tire au revolver, avec les yeux bandés, sur les gens dans la rue ; le protagoniste de Nabokov précipite sa voiture dans la foule ; et l’Étranger, Meursault, tue quelqu’un en réaction à un mauvais coup de soleil ". Vous pouvez parler d’un croisement mortel – l’existentialisme rencontre les bidonvilles de Téhéran pour souligner ce que Hanna Arendt a appelé la " solidarité négative ".

Arrive ensuite Abu Musab al-Suri, né en 1958 – un an après Osama ben Laden – dans une famille de la classe moyenne dévote, à Alep. C’est Al-Suri, et non l’Égyptien Al-Zawahiri, qui a conçu une stratégie de djihad mondial sans leader dans The Global Islamic Resistance Call, basée sur des cellules isolées et des opérations individuelles. Al-Suri était le " choc des civilisations " de Samuel Huntington appliqué à al-Qaïda. Mishra le définit comme le " Michel Bakounine du monde musulman ".

Cette " syphilis des passions révolutionnaires

Répondant à cette ridicule affaire néo-hégélienne de " fin de l’histoire ", après la Guerre froide, Allan Bloom a averti que le fascisme pourrait être l’avenir ; et John Gray a télégraphié le retour des " forces primordiales, nationalistes et religieuses, fondamentalistes et bientôt, peut-être, malthusiennes ".

Et cela nous amène à expliquer pourquoi les porteurs exceptionnels de l’humanisme et du rationalisme des Lumières ne peuvent expliquer l’agitation géopolitique actuelle – de ISIS au Brexit et à Trump. Ils ne peuvent jamais arriver à penser quelque chose de plus sophistiqué que l’opposition binaire de libre et non libre ; les mêmes clichés occidentaux du XIXe siècle sur le non-Occident ; et la diabolisation incessante de cet éternel Autre arriéré : l’islam. De là la nouvelle " longue guerre " (terminologie du Pentagone) contre l’islamofascisme. Ils ne pourraient jamais comprendre, comme le souligne Mishra, les implications de cette rencontre d’esprits dans une prison de Supermax au Colorado entre l’auteur de l’attentat d’Oklahoma City, l’Américain pur jus Timothy McVeigh et le cerveau de la première attaque contre le World Trade Center, Ramzi Yousef (musulman normal, père pakistanais, mère palestinienne).

Ils ne peuvent pas comprendre comment les concepteurs d’ISIS arrivent à enrégimenter, en ligne, un adolescent insulté et blessé d’une banlieue parisienne ou d’un bidonville africain et le convertir en narcissique – baudelairien ? – dandy fidèle à une cause émergente, pour laquelle il vaut la peine de se battre. Le parallèle entre le bricolage djihadiste et le terrorisme russe du XIXe siècle – incarnant la " syphilis des passions révolutionnaires ", comme l’a décrit Alexander Herzen – est étrange.

Le principal ennemi du djihad de bricolage n’est pas même chrétien; c’est le shi’ite apostat. Les viols massifs, les meurtres chorégraphiés, la destruction de Palmyre, Dostoïevski avait déjà tout identifié. Comme le dit Mishra, " il est impossible pour les Raskolnikov modernes de se dénier quoi que ce soit, mais il leur est possible de justifier tout ".

Il est impossible de résumer tous les feux croisés rhizomatiques – salut à Deleuze et Guattari – déployés à l’Âge de la colère. Ce qui est clair, c’est que pour comprendre la guerre civile mondiale actuelle, la réinterprétation archéologique du récit hégémonique de l’Occident des 250 dernières années est essentielle. Sinon, nous serons condamnés, comme des gnomes de Sisyphe, à supporter non seulement le cauchemar récurrent de l’Histoire, mais aussi son coup de fouet perpétuel.

Auteur: Escobar Pepe

Info: Février 2017, CounterPunch. Beaucoup d'idées sont tirées de son ouvrage : Globalistan, How the Globalized World is Dissolving into Liquid War, Nimble Books, 2007

[ vingt-et-unième siècle ]

 

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USA

Le paysage médiatique en Amérique est dominé par les "fausses nouvelles". Depuis des décennies. Ces fausses nouvelles n’émanent pas du Kremlin. C’est une industrie de plusieurs milliards de dollars par an, qui est habilement conçue et gérée par des agences de relations publiques, des publicistes et des services de communications au nom d’individus précis, du gouvernement, et des sociétés pour manipuler l’opinion publique.
Cette industrie de la propagande met en scène des pseudo-événements pour façonner notre perception de la réalité. Le public est tellement inondé par ces mensonges, livrés 24 heures par jour à la radio, à la télévision et dans la presse écrite, que les téléspectateurs et les lecteurs ne peuvent plus distinguer entre la vérité et la fiction.
Donald Trump et les théoriciens racistes-conspirateurs, les généraux et les milliardaires autour de lui, ont hérité et exploité cette situation, tout comme ils ont hérité et exploiteront la destruction des libertés civiles et l’effondrement des institutions démocratiques. Trump n’a pas créé ce vide politique, moral et intellectuel. C’est l’inverse. Ce vide a créé un monde où les faits changent avec l’opinion, où les célébrités ont d’énormes mégaphones tout simplement parce que ce sont des célébrités, où l’information doit être divertissante et où nous avons la possibilité de croire ce que nous voulons, indépendamment de la vérité. Un démagogue comme Trump est le résultat que vous obtenez quand la culture et la presse tournent au burlesque.
Les journalistes ont depuis longtemps renoncé à décrire un monde objectif ou à donner la parole aux hommes et aux femmes ordinaires. Ils ont été conditionnés pour répondre aux demandes des entreprises. Les personnalités de l’actualité, qui gagnent souvent des millions de dollars par an, deviennent courtisanes. Elles vendent des commérages. Elles favorisent le consumérisme et l’impérialisme. Elles bavardent sans cesse au sujet des sondages, des stratégies, de la présentation et des tactiques ou jouent à des jeux de devinettes sur les rendez-vous présidentiels à venir. Elles comblent l’absence de nouvelles avec des histoires triviales, conduites émotionnellement, qui nous font sentir bien dans notre peau. Ils sont incapables de produire de véritables reportages. Elles s’appuient sur des propagandistes professionnels pour encadrer toute discussion et débat.
Il y a des journalistes établis qui ont passé toute leur carrière à reformuler des communiqués de presse ou à participer à des séances d’information officielles ou à des conférences de presse – j’en connaissais plusieurs lorsque j’étais au New York Times. Ils travaillent comme sténographes des puissants. Beaucoup de ces reporters sont très estimés dans la profession.
Les entreprises qui possèdent des médias, contrairement aux anciens empires de presse, voient les nouvelles comme simplement une autre source de revenus publicitaires. Ces revenus concourent au bénéfice de l’entreprise. Lorsque le secteur des nouvelles ne produit pas ce qui est considéré comme un profit suffisant, la hache tombe. Le contenu n’est pas pertinent. Les courtisans de la presse, redevables à leurs seigneurs dans l’entreprise, s’accrochent férocement à des places privilégiées et bien rémunérées. Parce qu’ils endossent servilement les intérêts du pouvoir des entreprises, ils sont haïs par les travailleurs américains, qu’ils ont rendus invisibles. Ils méritent la haine qu’ils suscitent.
La plupart des rubriques d’un journal – "style de vie", voyages, immobilier et mode, entre autres – sont conçues pour s’adresser au 1%. Ce sont des appâts pour la publicité. Seulement environ 15% de la surface rédactionnelle de n’importe quel journal est consacrée aux nouvelles. Si vous supprimez de ces 15% le contenu fourni par l’industrie des relations publiques à l’intérieur et à l’extérieur du gouvernement, le pourcentage de nouvelles tombe à un seul chiffre. Pour les nouvelles diffusées par les ondes et le câble, le pourcentage des nouvelles véritables, rapportées de façon indépendante, serait proche de zéro.
L’objet des fausses nouvelles est de façonner l’opinion publique, en créant des personnalités fantoches et des réponses émotionnelles qui submergent la réalité. Hillary Clinton, contrairement à la façon dont elle a souvent été dépeinte lors de la récente campagne présidentielle, n’a jamais combattu dans l’intérêt des femmes et des enfants – elle avait défendu la destruction d’un système d’aide sociale dans lequel 70% des bénéficiaires étaient des enfants. Elle est un outil des grandes banques, de Wall Street et de l’industrie de guerre. De pseudo-événements ont été créés pour maintenir la fiction de son souci pour les femmes et les enfants, de sa compassion et de ses liens avec les gens ordinaires. Trump n’a jamais été un grand homme d’affaires. Il a une longue histoire de faillites et de pratiques commerciales obscures. Mais il a joué le rôle fictif d’un titan de la finance dans son émission de télé-réalité, L’Apprenti.
"Les pseudo-événements qui inondent notre conscience ne sont ni vrais ni faux, dans le vieux sens familier", écrit Daniel Boorstin dans son livre L’image : un guide des pseudo-événements en Amérique : "Les mêmes progrès qui les ont rendues possibles, ont aussi rendu les images plus réalistes, plus attirantes, plus impressionnantes et plus convaincantes que la réalité elle-même, bien que planifiées, artificielles ou déformées."
La réalité est consciemment prémâchée en récits faciles à digérer. Ceux qui sont impliqués dans les relations publiques, les campagnes politiques et le gouvernement ressassent implacablement le message. Ils ne s’écartent pas du simple slogan criard ou du cliché qu’ils sont invités à répéter. C’est une espèce de conversation continue avec des bébés.
"Les raffinements de la raison et les nuances d’ombre de l’émotion ne peuvent pas atteindre un public considérable", a noté cyniquement Edward Bernays, le père des relations publiques modernes.
Le rythme trépidant et le format abrégé de la télévision excluent les complexités et les nuances. La télévision est manichéenne, bien et mal, noir et blanc, héros et méchant. Elle nous fait confondre les émotions induites avec la connaissance. Elle renforce le récit mythique de la vertu et de la bonté américaines. Elle rend hommage à des experts et spécialistes soigneusement sélectionnés par les élites du pouvoir et l’idéologie régnante. Elle discrédite ou ridiculise tous ceux qui s’opposent.
Le Parti démocrate est-il assez stupide pour croire qu’il a perdu l’élection présidentielle à cause des courriels fuités de John Podesta et de la décision du directeur du FBI, James Comey, peu de temps avant le vote, d’envoyer une lettre au Congrès à propos du serveur de messagerie privé de Clinton ? La direction du parti démocrate ne peut-elle pas voir que la cause première de la défaite est qu’elle a abandonné les travailleurs pour promouvoir les intérêts des entreprises ? Ne comprend-t’elle pas que, bien que ses mensonges et sa propagande aient fonctionné pendant trois décennies, les Démocrates ont fini par perdre leur crédibilité auprès de ceux qu’ils avaient trahis ?
L’indignation de l’establishment démocratique, au sujet de la fuite de courrier électronique vers le site de WikiLeaks, ignore le fait qu’une telle divulgation d’information dommageable est une tactique employée couramment par le gouvernement des États-Unis et d’autres, y compris la Russie, pour discréditer des individus et des entités. Cela fait partie intégrante de la presse. Personne, même au sein du parti démocrate, n’a fait valoir de façon convaincante que les emails de Podesta étaient fabriqués. Ces courriels sont réels. Ils ne peuvent pas être étiquetés fausses nouvelles.
En tant que correspondant à l’étranger, j’ai reçu régulièrement des informations divulguées, parfois confidentielles, de divers groupes ou gouvernements cherchant à endommager certaines cibles. L’agence de renseignement nationale d’Israël, le Mossad, m’avait parlé d’un petit aéroport appartenant au gouvernement iranien à l’extérieur de Hambourg, en Allemagne. Je suis allé à l’aéroport et j’ai publié une enquête qui a constaté que, comme les Israéliens m’en avaient correctement informé, l’Iran l’utilisait pour démonter du matériel nucléaire, l’expédier en Pologne, le remonter et l’envoyer vers l’Iran par avion. L’aéroport a été fermé après mon article.
Dans un autre cas, le gouvernement des États-Unis m’a remis des documents montrant qu’un membre important du parlement chypriote et son cabinet d’avocats blanchissaient de l’argent pour la mafia russe. Mon histoire a paralysé les affaires légitimes du cabinet d’avocats et a incité le politicien à poursuivre The New York Times et moi. Les avocats du journal ont choisi de contester la poursuite devant un tribunal chypriote, en disant qu’ils ne pouvaient pas obtenir un procès équitable là-bas. Ils m’ont dit que, pour éviter l’arrestation, je ne devais pas retourner à Chypre.
Je pourrais remplir plusieurs colonnes avec des exemples comme ceux-ci.
Les gouvernements n’organisent pas des fuites parce qu’ils se soucient de la démocratie ou d’une presse libre. Ils le font parce qu’il est dans leur intérêt de faire tomber quelqu’un ou quelque chose. Dans la plupart des cas, parce que le journaliste vérifie l’information divulguée, la nouvelle n’est pas un faux. C’est lorsque le journaliste ne vérifie pas l’information – comme ce fut le cas lorsque le New York Times a rapporté sans scrupule les accusations de l’administration Bush prétendant faussement que Saddam Hussein avait des armes de destruction massive en Irak – qu’il participe à la vaste industrie des fausses nouvelles.
De fausses nouvelles sont maintenant utilisées pour dépeindre des sites d’information indépendants, y compris Truthdig, et des journalistes indépendants, comme des informateurs ou des agents involontaires de la Russie. Les élites des partis républicain et démocrate utilisent des fausses nouvelles dans leur tentative pour présenter Trump comme une marionnette du Kremlin et invalider l’élection. Aucune preuve convaincante de telles accusations n’a été rendue publique. Mais la fausse nouvelle est devenue un bélier dans la dernière série de diffamations russophobes.
Dans une lettre à Truthdig, datée du 7 décembre, l’avocat du Washington Post (qui a publié un article le 24 novembre à propos d’allégations selon lesquelles Truthdig et quelque 200 autres sites Web étaient des outils de propagande russe), disait que l’auteur de l’article, Craig Timberg connaissait l’identité des accusateurs anonymes de PropOrNot, le groupe qui a fait les accusations. [Note de la rédaction de Truthdig : l’avocat a écrit, en partie, au sujet de l’article du 24 novembre et de PropOrNot, "La description de l’article repose sur des rapports substantiels de M. Timberg, y compris de nombreuses entrevues, des vérifications d’antécédents de personnes spécifiques impliquées dans le groupe (dont les identités étaient connues de Timberg, contrairement à vos spéculations). […]"]. Le Washington Post dit qu’il doit protéger l’anonymat de PropOrNot. Il a transmis une fausse accusation sans preuve. Les victimes, dans ce cas, ne peuvent pas répondre adéquatement, parce que les accusateurs sont anonymes. Ceux qui sont diffamés sont informés qu’ils devraient faire appel à PropOrNot pour obtenir que leurs noms soient retirés de la liste noire du groupe. Ce procédé de raisonnement circulaire donne de la crédibilité aux groupes anonymes qui établissent des listes noires et propagent des fausses nouvelles, ainsi qu’aux mensonges qu’ils répandent.
La transformation culturelle et sociale du XXe siècle, dont E.P. Thompson a parlé dans son essai Time, Work-Discipline, and Industrial Capitalism, s’est avérée être beaucoup plus que l’étreinte d’un système économique ou la célébration du patriotisme. Cela fait partie, a-t-il souligné, d’une réinterprétation révolutionnaire de la réalité. Elle marque l’ascendant de la culture de masse, la destruction de la culture authentique et de la véritable vie intellectuelle.
Richard Sennett, dans son livre The Fall of the Public Man, a identifié la montée de la culture de masse comme l’une des forces principales derrière ce qu’il a appelé une nouvelle "personnalité collective […] engendrée par un fantasme commun". Et les grands propagandistes du siècle sont non seulement d’accord, mais ajoutent que ceux qui peuvent manipuler et façonner ces fantasmes déterminent les directions prises par la "personnalité collective".
Cette énorme pression interne, cachée à la vue du public, rend la production d’un bon journalisme et d’une bonne érudition très, très difficile. Les journalistes et les universitaires qui se soucient de la vérité, et ne reculent pas, sont soumis à une coercition subtile, parfois ouverte, et sont souvent purgés des institutions.
Les images, qui sont le moyen par lequel la plupart des gens ingèrent maintenant les informations, sont particulièrement enclines à être transformées en fausses nouvelles. La langue, comme le remarque le critique culturel Neil Postman, "ne fait sens que lorsqu’elle est présentée comme une suite de propositions. La signification est déformée lorsqu’un mot ou une phrase est, comme on dit, pris hors contexte. Quand un lecteur ou un auditeur est privé de ce qui a été dit avant et après". Les images n’ont pas de contexte. Elles sont "visibles d’une manière différente". Les images, surtout lorsqu’elles sont livrées en segments longs et rapides, démembrent et déforment la réalité. Le procédé "recrée le monde dans une série d’événements idiosyncrasiques".
Michael Herr, qui a couvert la guerre du Vietnam pour le magazine Esquire, a observé que les images de la guerre présentées dans les photographies et à la télévision, à la différence du mot imprimé, obscurcissent la brutalité du conflit. "La télévision et les nouvelles ont toujours été présentées comme ayant mis fin à la guerre, a déclaré M. Herr. J’ai pensé le contraire. Ces images ont toujours été vues dans un autre contexte – intercalées entre les publicités – de sorte qu’elles sont devenues un entremet sucré dans l’esprit du public. Je pense que cette couverture a prolongé la guerre."
Une population qui a oublié l’imprimerie, bombardée par des images discordantes et aléatoires, est dépouillée du vocabulaire ainsi que du contexte historique et culturel permettant d’articuler la réalité. L’illusion est la vérité. Un tourbillon d’élans émotionnels fabriqués nourrit notre amnésie historique.
Internet a accéléré ce processus. Avec les nouvelles par câble, il a divisé le pays en clans antagonistes. Les membres d’un clan regardent les mêmes images et écoutent les mêmes récits, créant une réalité collective. Les fausses nouvelles abondent dans ces bidonvilles virtuels. Le dialogue est clos. La haine des clans opposés favorise une mentalité de troupeau. Ceux qui expriment de l’empathie pour l’ennemi sont dénoncés par leurs compagnons de route pour leur impureté supposée. C’est aussi vrai à gauche qu’à droite. Ces clans et leurs troupeaux, gavés régulièrement de fausses nouvelles conçues pour émouvoir, ont donné naissance à Trump.
Trump est habile à communiquer à travers l’image, les slogans tapageurs et le spectacle. Les fausses nouvelles, qui dominent déjà la presse écrite et la télévision, définiront les médias sous son administration. Ceux qui dénonceront les mensonges seront vilipendés et bannis. L’État dévoué aux grandes entreprises multinationales a créé cette machine monstrueuse de propagande et l’a léguée à Trump. Il l’utilisera.

Auteur: Hedges Chris

Info: Internet, Truthdig, 18 décembre 2016

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