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suicide

À côté de son corps décomposé, momifié sur le lit, loque affreuse, charnier obscène, on avait trouvé un cahier d’écolier. Cahier dans lequel, expliquait l’écrivain à la radio, cette femme racontait s’être laissée mourir de faim. Cahier dans lequel, au jour le jour, elle avait consigné sa lente agonie, notant de façon clinique et lapidaire, sans la moindre émotion qui ne soit justement cette absence d’émotion, la détérioration de son corps, les effets de la privation de nourriture, l’horreur que c’est de mourir de faim à petit feu, pendant des jours et des semaines. Pendant un temps abominable. À l’antenne, un passage du cahier avait été lu : "Mardi : la langue dégorge comme un escargot." Ce n’était peut-être pas "mardi" mais, trente-trois ans plus tard, je me rappelais encore cette phrase. Je me la rappelais comme si c’était hier. En moi elle s’était gravée. Ces mots, je l’avais vue les écrire dans son cahier. J’avais vu l’escargot ! J’avais vu sa langue dégorger dans sa bouche et je l’avais sentie enfler et boursoufler et déglutir dans ma propre bouche et cette sensation m’avait poursuivi. Cette vision m’avait glacé. Comme une énigme sans fin. Une tentation ? Entendant à la radio l’histoire de cette femme, entendant sa solitude et sa volonté terrifiante d’en finir, entendant ses mots et sa folie de les mettre par écrit dans un cahier d’écolier, je ne l’avais plus jamais oubliée. Je n’avais plus cessé de penser à elle, son souvenir m’accompagnant de loin en loin, comme un leitmotiv insistant, une compassion revêche, une question faramineuse. Qui était cette femme ? Comment en était-elle arrivée là ? Comment avait-elle pu ?

Auteur: Bouillier Grégoire

Info: Le coeur ne cède pas, 910 pages, 1 kilo. A propos de Marcelle Pichon, ex-mannequin chez le couturier Jacques Fath qui, en 1985, à 64 ans, s'est laissée mourir de faim dans son minuscule appartement en plein Paris,

[ écriture ] [ motivation ] [ choc mémoriel ]

 

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lamaïsme

– L’histoire peu sympathique de l’ascète Sangamaji

L’ascète Sangamaji est en méditation sous un arbre. Avant de se retirer du monde, il a vécu avec une femme dont il a eu un enfant. Il les a tous les deux abandonnés pour des accomplissements plus hauts, ou qu’il juge tels. La femme étant tombée dans la misère, elle vient lui demander de l’aide. Elle lui montre leur tout petit garçon tout maigre, tout affamé, elle le supplie. Il ne répond pas, ni cille pas, reste assis en tailleur. Elle insiste. Il ne sort pas de sa méditation. Elle finit par déposer l’enfant sur le sol en disant : "C’est ton fils, moine. Prends soin de lui", et fait mine de se retirer. Cachée derrière un arbre, elle observe l’ascète et l’enfant. L’enfant pleure, pleure, à fendre le cœur. L’ascète n’a pas un regard vers lui, pas un geste. Il continue à méditer. Ecoeurée, la femme reprend l’enfant et part sans demander son reste. Le plus troublant dans cette histoire, c’est qu’elle n’est pas donnée comme l’exemple d’une affreuse sécheresse de cœur et d’une dévotion pervertie, comme celle des ayurvédiques du Sri Lanka. Au lieu de condamner cet ascète qui, dixit Hervé, a montré "l’empathie d’une pomme de terre gelée", le Bouddha le félicite : "Sangamaji n’a eu aucun plaisir quand cette femme est venue, aucune peine quand elle partie. Il est libre de tous liens. Cet homme-là, je l’appelle un brahmane." Le Bouddha ne parle pas à la légère, la compassion est le cœur vibrant du bouddhisme. Faut-il alors penser, conclut Hervé, que celle de Sangamaji s’exerce dans des sphères plus vastes et plus brillantes, d’une manière secrète mais suprêmement efficace qui nous échappe mais que le Bouddha perçoit ?

Auteur: Carrère Emmanuel

Info: Yoga

[ sacrifice védique ] [ insensibilité ] [ spiritualité ] [ hors-sol ]

 

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vie ramollie

Revenons à la télévision. Elle est utile pour les gens qui ne sortent pas, pour ma femme par exemple. J'ai un poste, au premier étage, mais je ne monte jamais. C'est un prodigieux moyen de propagande. C'est aussi, hélas ! un élément d'abêtissement, en ce sens que les gens se fient à ce qu'on leur montre. Ils n'imaginent plus. Ils voient. Ils perdent la notion de jugement, et ils se prêtent gentiment à la fainéantise.
La TV est dangereuse pour les hommes.
L'alcoolisme, le bavardage et la politique en font déjà des abrutis. Était-il nécessaire d'ajouter encore quelque chose ?
Mais il faut bien l'admettre. On ne réagit pas contre le progrès. Vous arriverait-il d'essayer de remonter les chutes du Niagara à la nage ? Non. Personne ne pourra empêcher la marche en avant de la TV. Elle changera bientôt tous les modes de raisonnement. Elle est un instrument idéal pour la masse. Elle remplace tout, elle élimine l'effort, elle accorde une grande tranquillité aux parents. Les enfants sont passionnés par ce phénomène.
Il y a un drame aujourd'hui : on pense sans effort.
On savait bien mieux le latin lorsqu'il n'y avait pas de grammaire latine. Si vous simplifiez l'effort, le cerveau travaille moins. Le cerveau, c'est un muscle : il devient flasque.
Un exemple, les femmes avaient du mollet sous l'Occupation. Elles marchaient. Aujourd'hui, c'est le triomphe de la mécanique, nous sommes au royaume des belles voitures. Les femmes n'ont plus de jambes, elles sont affreusement laides. Les hommes ont du ventre.
C'est toute la civilisation du monde qui est condamnée par le côté raisonnable de la vie. On vit d'optimisme. La vie commence à cinquante ans et tout le drame est là, car c'est alors un débordement de passions. A cet âge, l'homme court après les petites filles, il s'habille plus jeune, il va au thé dansant, il boit, car l'alcool donne une illusion de force. Il se soûle de tout.
Comprendra-t-il un jour que, passé la trentaine, il s'en va vers sa fin ?

Auteur: Céline Louis-Ferdinand

Info: Entretien avec Jacques Chancel paru dans le numéro 117 de Télé Magazine daté du 11 janvier 1958

[ paresse ] [ facilité ] [ lénifiant ]

 
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biographie

La notice du Monde, en regard de sa tribune, nous présente Alain Badiou (1937-…) comme "philosophe, dramaturge et romancier, professeur émérite à l’Ecole normale supérieure". En fait, il est surtout un bourgeois et un héritier, un "fils de" - en l’occurrence de Marguerite et Raymond, déjà, tous deux, normaliens supérieurs. Le fils Badiou ne sort pas des faubourgs mais de la mairie de Toulouse, dirigée par son père entre 1944 et 1958. Entre ses sept et vingt-et-un ans. Cela crée un habitus du pouvoir et de ses pompes. Sa manie mathématique, il l’a également héritée de son père, lui-même agrégé, comme il en a hérité son adhésion au PSU et son entrée à Normale Sup. Au fond, et c’est son trait le moins répulsif, Badiou est un bon fils et un bon élève qui pense mériter son élévation – par son travail, son application, sa rigueur, sa fidélité aux préceptes reçus et assimilés. Un fanatique consciencieux, inflexible et bénin comme un frère inquisiteur ou un fonctionnaire du Parti. Il est notable qu’il n’élève pas la voix dans les débats "au sein du peuple", confiant dans la toute-puissance de l’argument, puisque son argument possède la toute-puissance de la vérité. Ses sentences d’extermination, il les réserve à "l’ennemi", de même qu’il se réserve la distinction entre l’ami et l’ennemi, en fonction de son interprétation des textes : De la contradiction (1937) et De la juste solution des contradictions au sein du peuple (1957). Gare, simplement, à ne pas glisser d’un camp à l’autre, en s’opposant par exemple à ses exégèses. S’il faut brûler des corps pour sauver des âmes, l’intellectuel aux mains blanches, aux petits yeux plissés, aux lèvres minces et serrées, au ton docte et posé, fera brûler des corps ; fidèle en cela au texte qui lui en donne le pouvoir. Au texte qui lui donne le pouvoir. Il pense sincèrement être le premier de sa promo en marxisme et il aurait trouvé affreusement injuste de ne pas gravir tous les degrés du cursus honorum, maître-assistant à la fac de Reims, professeur à l’université de Vincennes, puis à Normale Sup, etc.

Auteur: PMO Pièces et main-d'oeuvre

Info: Dans "Alain Badiou nous attaque", page 38

[ vacherie ] [ origines ] [ castes ] [ France ]

 
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dissidence

Les mauvais sentiments ne représentent peut-être pas la garantie absolue de la bonne littérature, mais les bons, en revanche, sont une assurance-béton pour faire perdurer, pour faire croître et embellir tout ce qu’on peut imaginer de plus faux, de plus grotesquement pleurnichard, de plus salement kitsch, de plus préraphaélite goitreux, de plus romantique apathique, de plus victorien-populiste qui se soit jamais abattu sur aucun public. La réalité ne tient pas debout en plein vent caritatif. Un romancier véridique, aujourd’hui, serait traité comme autrefois les "porteurs de mauvaises nouvelles" : on le mettrait à mort séance tenante, dès remise du manuscrit. C’est pour cela exactement qu’il n’y a plus de romanciers. Parce que quelqu’un qui oserait aller à fond, réellement, et jusqu’au bout de ce qui est observable, ne pourrait qu’apparaître porteur de nouvelles affreusement désagréables.

La Littérature ? Il y a des Fêtes du Livre pour ça.

L’air du temps cherche tout ce qui unit. Rien n’est écœurant comme cette pêche obscène aux convergences. Nous vivons sous une arrogance puritaine comme on en a rarement vu. [...]

L’enfer contemporain est pavé de bonnes dévotions qu’il serait si agréable de piétiner. C’est un crime contre l’esprit, c’est une désertion gravissime de ne pas essayer, jour après jour, d’étriller quelques crapuleries. Les gens ne croient plus, dit-on, que ce qu’ils ont vu à la télé ? Ça tombe bien, la littérature a toujours été là, en principe du moins, pour démolir ce que tout le monde croit. S’il en existait encore une, s’il y avait encore des écrivains, au lieu d’"auteurs", au lieu de "livres", on pourrait peut-être se divertir. Toute entreprise d’envergure a toujours été, dans ce domaine, par un bout ou par un autre, franchement démoralisatrice, saccageuse de pastorale. Voyez les niaiseries de chevalerie pulvérisées dans Cervantès ; ou encore la "chimère" religieuse à son plus haut point d’hégémonie pourchassée par Sade de bout en bout ; ou le parti dévot dans Molière… Non, aucun grand écrivain n’a jamais accepté, quels que soient les dangers, de descendre de la constatation des données de la société à l’apologie de la nécessité de cette dernière.

Auteur: Muray Philippe

Info: "Défriser l'être", tiré de L'Empire du Bien

[ démystification ]

 
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écriture inclusive

Françaises, Français,

Savez-vous, tas d'informes culturels sous-enseignés, savez-vous que le fait de prononcer les mots "Françaises, Français" constitue une totale hérésie grammaticale? Ben oui, bande de flapis cérébraux, c'est une énorme connerie pléonastique de dire: "Françaises, Français."

C'est comme si je disais : "Belges, Belges". J'aurais l'air d'un con.

Comment vous le ferais-je comprendre sans avoir l'air pompeux et sans vous faire sentir mon profond mépris pour votre inculture crasse et votre consternante nullité syntaxique? Comment, sans vous rabaisser au rang de crétins congénitaux, comment vous faire admettre que l’expression "les Francais" sous-entend à l'évidence les hommes et les femmes de France ? Si je dis : "Les Français sont cons", j'englobe tous les hommes de France et toutes les femmes de France.

Grammaticalement, connards, quand je dis: "les Français", je désigne les Français mâles, plus les Français femelles, et n'allez pas me taxer de mysogynie, c'est le genre d'attaque qui me révulse. Cela me fait penser à ces pétasses bitophobes du MLF de Kensington City en Californie, qui avaient exigé qu'on changeât la devise de leur école "Tu seras un homme mon fils" en "Tu seras un homme ma fille".

Comment alors expliquer que tous les hommes politiques de ce pays, et quand je dis "les hommes" je pense aussi "les femmes", CQFD, comment expliquer que tous, de l'extrême droite à l'extrême gauche, tous commencent leurs discours, à vous destinés, par une énorme faute de français (et de française)? Comment est-il possible de la part de gens sérieux et souvent cultivés? Comment est-il possible que tous ces notables s'adressent à vous à longueur d'antenne perpétuant et perpétrant cette affreuse erreur de langage?

J'ai beau me creuser l'entendement, je ne trouve qu'une seule explication plausible: chez ces bonnes gens qui nous gouvernent, ou qui nous ont, ou qui vont, ou qui re-re-vont nous gouverner, l'expression "Françaises, Français" signifie: "Bonjour les veaux, et bonjour aussi à vous les génisses, eh, les filles", vous avez vu: j'ai pas seulement dit "Français", j'ai aussi dit "Françaises»" eh, oh, ma petite dame, ne m'oublie pas dans l'urne, ne me quitte pas, ne me quitte pas, laisse-moi m'aplatir plus bas que l'ombre de ton chien, mais je t'en supplie: vote pour moi."

Voilà ce que veut dire "Française, Français". La seule chose que j'espère, c'est qu'en ce moment même un de ces pourris, n'importe lequel, extrême droite, gauche ou centre, j'espère qu'il y en a un, au moins un, ou une, qui me lit maintenant, là tout de suite, et que ce soir ou demain, il va causer dans le poste. Alors celui-là, j'espère, ne pourra plus commencer son discours de pute par ces mots "Françaises, Français" sans se dire qu'on lui aura mis le nez dedans.

Auteur: Desproges Pierre

Info:

[ genrée ] [ redondance ] [ langue de bois ]

 

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hallucination

De toute façon, il pensait lentement, les mots lui coûtaient un effort, il n’en avait jamais assez, et parfois, lorsqu’il parlait avec quelqu’un, il arrivait que son interlocuteur, tout à coup, le regardât avec étonnement, ne comprenant pas tout ce qu’il pouvait y avoir dans un seul mot, quand Moosbrugger lentement l’extrayait. Il enviait tous les hommes qui avaient appris dès leur jeunesse à parler facilement ; lui, comme par dérision, les mots lui collaient au palais comme de la gomme juste au moment où il en avait le plus urgent besoin ; alors, il se passait parfois un temps interminable jusqu’à ce qu’il réussît à dégager une syllabe, et repartît. […]

La conscience que sa langue, ou quelque chose de plus profond encore en lui, était paralysé comme par de la colle, lui donnait un sentiment d’insécurité pitoyable qu’il lui fallait pendant des jours s’efforcer de dissimuler. Alors apparaissait soudain une subtile, on pourrait presque dire même une silencieuse frontière. Tout d’un coup, un souffle glacé était là. Ou bien, tout près de lui, dans l’air, une grosse boule émergeait et s’enfonçait dans sa poitrine. Dans le même moment, il sentait quelque chose sur lui, dans ses yeux, sur ses lèvres, ou bien dans les muscles faciaux ; il y avait comme une disparition, un noircissement de tout ce qui l’entourait, et tandis que les maisons se posaient sur les arbres, un ou deux chats, peut-être, se sauvant à toute vitesse, bondissaient hors du taillis. Cela ne durait qu’une seconde, puis tout était de nouveau comme avant. […]

Ces périodes étaient tout entières sens ! Elles duraient parfois quelques minutes, parfois elles s’étendaient sur toute une journée, parfois encore elles se prolongeaient en d’autres, semblables, qui pouvaient durer des mois. Pour commencer par ces dernières, parce qu’elles sont les plus simples, […] c’étaient des périodes où il entendait des voix, de la musique, ou bien des souffles, des bourdonnements, des sifflements aussi, des cliquetis, ou encore des coups de feu, de tonnerre, des rires, des appels, des paroles, des murmures. Cela lui venait de partout ; c’était logé dans les cloisons, dans l’air, dans les habits et dans son corps même. Il avait l’impression qu’il portait cela dans son corps tant que cela restait muet ; mais dès que cela éclatait, cela se cachait dans les environs, quoique jamais très loin de lui. Quand il travaillait, les voix protestaient contre lui, le plus souvent avec des mots détachés ou de courtes phrases, elles l’injuriaient, le critiquaient, et quand il pensait à quelque chose, elles l’exprimaient avant qu’il en ait eu le temps, ou disaient malignement le contraire de ce qu’il voulait. Que cela suffît à le faire juger malade, Moosbrugger ne pouvaient qu’en rire ; lui-même ne traitait pas ces voix et ces visions autrement que si ç’avait été des singes. Cela le distrayait de les entendre et de les voir se démener ; c’était incomparablement plus beau que les pensées pesantes et tenaces qu’il avait lui-même, mais quand elles le gênaient trop, il se mettait en colère, finalement c’était assez naturel. [...]

Il lui était arrivé dans sa vie de dire à une fille : "Votre bouche est une rose !" mais tout à coup le mot se défaisait aux coutures, et quelque chose de très pénible se produisait : le visage devenait gris comme la terre que couvre le brouillard, et devant lui, sur une longue tige, une rose se dressait ; affreusement grande alors était la tentation de prendre un couteau, de la couper ou de la frapper pour qu’elle rentrât de nouveau dans le visage. 

Auteur: Musil Robert

Info: Dans "L'homme sans qualités", tome 1, trad. Philippe Jaccottet, éditions du Seuil, 1957, pages 372-375

[ point de vue intérieur ] [ cristallisation signifiante ] [ décompensation psychotique ]

 

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insectes

Elle eut dans son sommeil, un faible gémissement.

À la tête de l'autre lit, assis sur le divan, il lisait à la lumière concentrée d'une petite lampe. Il leva les yeux. Elle eut un léger frémissement, secoua la tête comme pour se libérer de quelque chose, ouvrit les paupières et fixa l'homme avec une expression de stupeur, comme si elle le voyait pour la première fois. Et puis elle eut un léger sourire.

- Qu'y a-t-il, chérie ?

- Rien, je ne sais pas pourquoi mais je ressens une espèce d'angoisse, d'inquiétude...

- Tu es un peu fatiguée du voyage, chaque fois c'est la même chose et puis tu as un peu de fièvre, ne t'inquiète pas, demain ce sera passé.

Elle se tut pendant quelques secondes, en le fixant toujours, les yeux grands ouverts. Pour eux, qui venaient de la ville, le silence de la vieille maison de campagne était vraiment exagéré. Un tel bloc hermétique de silence qu'il semblait qu'une attente y fût cachée, comme si les murs, les poutres, les meubles, tout, retenaient leur respiration.

Et puis elle dit, paisible :

- Carlo, qu'y a-t-il dans le jardin ?

- Dans le jardin ?

- Carlo, je t'en prie, puisque tu es encore debout, est-ce que tu ne voudrais pas jeter un coup d'œil dehors, j'ai comme la sensation que...

- Qu'il y a quelqu'un ? Quelle idée. Qui veux-tu qu'il y ait dans le jardin en ce moment ? Les voleurs ? Et il rit. Ils ont mieux à faire les voleurs que de venir rôder autour de vieilles bicoques comme celle-ci.

- Oh ! je t'en prie, Carlo, va jeter un coup d'œil.

Il se leva, ouvrit la fenêtre et les volets, regarda dehors, resta stupéfait. Il y avait eu de l'orage l'après-midi et maintenant dans une atmosphère d'une incroyable pureté, la lune sur son déclin éclairait de façon extraordinaire le jardin, immobile, désert et silencieux parce que les grillons et les grenouilles faisaient justement partie du silence.

C'était un jardin très simple : une pelouse bien plane avec une petite allée aux cailloux blancs qui formait un cercle et rayonnait dans différentes directions : sur les côtés seulement il y avait une bordure de fleurs. Mais c'était quand même le jardin de son enfance, un morceau douloureux de sa vie, un symbole de la félicité perdue, et toujours, dans les nuits de lune, il semblait lui parler avec des allusions passionnées et indéchiffrables.

Au levant, à contre-jour et sombre par conséquent, se dressait une barrière de grands charmes taillée en arches, au sud une haie basse de buis, au nord l'escalier qui menait au potager, au couchant la maison. Tout reposait de cette façon inspirée et merveilleuse avec laquelle la nature dort sous la lune et que personne n'est jamais parvenu à expliquer. Cependant, comme toujours, le spectacle de cette beauté expressive qu'on peut contempler bien sûr, mais qu'on ne pourra jamais faire sienne, lui inspirait un découragement profond.

- Carlo appela Maria de son lit, inquiète, en voyant qu'il restait immobile à regarder. Qui est là ?

Il referma la fenêtre, laissa les volets ouverts et il se retourna :

- Personne, ma chérie. Il y a une lune formidable. Je n'ai jamais vu une semblable paix.

Il reprit son livre et retourna s'asseoir sur le divan.

Il était onze heures dix.

À ce moment précis, à l'extrémité sud-est du jardin, dans l'ombre projetée par les charmes, le couvercle d'une trappe dissimulée dans l'herbe commença à se soulever doucement, par à-coups, se déplaçant de côté et libérant l'ouverture d'une étroite galerie qui se perdait sous terre. D'un bond un être trapu et noirâtre en déboucha, et se mit à courir frénétiquement en zigzag.

Suspendu à une tige un bébé sauterelle reposait, heureux, son tendre abdomen vert palpitait gracieusement au rythme de sa respiration. Les crochets de l'araignée noire se plongèrent avec rage dans le thorax, et le déchirèrent. Le petit corps se contorsionna, détendant ses longues pattes postérieures une seule fois. Déjà les horribles crocs avaient arraché la tête et maintenant ils fouillaient dans le ventre. Des morsures jaillit le suc abdominal que l'assassin se mit à lécher avidement.

Tout à la volupté démoniaque de son repas, il n'aperçut pas à temps une gigantesque silhouette sombre qui s'approchait de lui par-derrière. Serrant encore sa victime entre ses pattes, l'araignée noire disparut à jamais entre les mâchoires du crapaud.

Mais tout, dans le jardin, était poésie et calme divin.

Une seringue empoisonnée s'enfonça dans la pulpe tendre d'un escargot qui s'acheminait vers le jardin potager. Il réussit à parcourir encore deux centimètres avec la tête qui lui tournait, et puis il s'aperçut que son pied ne lui obéissait plus et il comprit qu'il était perdu. Bien que sa conscience fût obscurcie, il sentit les mandibules de la larve assaillante qui déchiquetaient furieusement des morceaux de sa chair, creusant d'affreuses cavernes dans son beau corps gras et élastique dont il était si fier.

Dans la dernière palpitation de son ignominieuse agonie il eut encore le temps de remarquer, avec une lueur de réconfort, que la larve maudite avait été harponnée par une araignée-loup et lacérée en un éclair.

Un peu plus loin, tendre idylle. Avec sa lanterne, allumée par intermittence au maximum, une luciole tournaillait autour de la lumière fixe d'une appétissante petite femelle, languissamment étendue sur une feuille. Oui ou non ? Oui ou non ? Il s'approcha d'elle, tenta une caresse, elle le laissa faire. L'orgasme de l'amour lui fit oublier à quel point un pré pouvait être infernal une nuit de lune. Au moment où il embrassait sa compagne, un scarabée doré d'un seul coup l'éventra irrévocablement, le fendant de bout en bout. Son petit fanal continuait à palpiter implorant, oui ou non ? que son assaillant l'avait déjà à moitié englouti.

À ce moment-là il y eut un tumulte sauvage à un demi-mètre de distance à peine. Mais tout se régla en quelques secondes. Quelque chose d'énorme et de doux tomba comme la foudre d'en haut. Le crapaud sentit un souffle fatal dans son dos, il chercha à se retourner. Mais il se balançait déjà dans les airs entre les serres d'un vieux hibou.

En regardant on ne voyait rien. Tout dans le jardin était poésie et divine tranquillité.

La kermesse de la mort avait commencé au crépuscule. Maintenant elle était au paroxysme de sa frénésie. Et elle continuerait jusqu'à l'aube. Partout ce n'était que massacre, supplice, tuerie. Des scalpels défonçaient des crânes, des crochets brisaient des jambes, fouillaient dans les viscères, des tenailles soulevaient les écailles, des poinçons s'enfonçaient, des dents trituraient, des aiguilles inoculaient des poisons et des anesthésiques, des filets emprisonnaient, des sucs érosifs liquéfiaient des esclaves encore vivants.

Depuis les minuscules habitants des mousses : les rotifères, les tardigrades, les amibes, les tecamibes, jusqu'aux larves, aux araignées, aux scarabées, aux mille-pattes, oui, oui, jusqu'aux orvets, aux scorpions, aux crapauds, aux taupes, aux hiboux, l'armée sans fin des assassins de grand chemin se déchaînait dans le carnage, tuant, torturant, déchirant, éventrant, dévorant. Comme si, dans une grande ville, chaque nuit, des dizaines de milliers de malandrins assoiffés de sang et armés jusqu'aux dents sortaient de leur tanière, pénétraient dans les maisons et égorgeaient les gens pendant leur sommeil.

Là-bas dans le fond, le Caruso des grillons vient de se taire à l'improviste, gobé méchamment par une taupe. Près de la haie la petite lampe de la luciole broyée par la dent d'un scarabée s'éteint. Le chant de la rainette étouffée par une couleuvre devient un sanglot. Et le petit papillon ne revient plus battre contre les vitres de la fenêtre éclairée : les ailes douloureusement froissées il se contorsionne dans l'estomac d'une chauve-souris.

Terreur, angoisse, déchirement, agonie, mort pour mille et mille autres créatures de Dieu, voilà ce qu'est le sommeil nocturne d'un jardin de trente mètres sur vingt. Et c'est la même chose dans la campagne environnante, et c'est toujours la même chose au-delà des montagnes environnantes aux reflets vitreux sous la lune, pâles et mystérieuses. Et dans le monde entier c'est la même chose, partout, à peine descend la nuit : extermination, anéantissement et carnage. Et quand la nuit se dissipe et que le soleil apparaît, un autre carnage commence avec d'autres assassins de grand chemin, mais une égale férocité. Il en a toujours été ainsi depuis l'origine des temps et il en sera de même pendant des siècles, jusqu'à la fin du monde.

Marie s'agite dans son lit, avec des petits grognements incompréhensibles. Et puis, de nouveau elle écarquille les yeux, épouvantée.

- Carlo, si tu savais quel horrible cauchemar je viens de faire. J'ai rêvé que là-dehors, dans le jardin, on était en train d'assassiner quelqu'un.

- Allons, tranquillise-toi un peu, ma chérie, je vais venir me coucher moi aussi.

- Carlo, ne te moque pas de moi, mais j'ai encore cette étrange sensation, je ne sais pas, moi, c'est comme si dehors dans le jardin il se passait quelque chose.

- Qu'est-ce que tu vas penser là...

- Ne me dis pas non, Carlo, je t'en prie. Je voudrais tant que tu jettes un coup d'œil dehors.

Il secoue la tête et sourit. Il se lève, ouvre la fenêtre et regarde.

Le monde repose dans une immense quiétude, inondé par la lumière de la lune. Encore cette sensation d'enchantement, encore cette mystérieuse langueur.

- Dors tranquille, mon amour, il n'y a pas âme qui vive dehors, je n'ai jamais vu une telle paix.

Auteur: Buzzati Dino

Info: Douce Nuit, Nouvelle

[ couple ] [ simultanéité ] [ histoire courte ]

 
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