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barbarie

Alors un de nos cow-boys a pris la parole. Il avait servi dans le 1er régiment de cavalerie du Colorado, et il avait assisté au massacre. Son capitaine, qui s’appelait Silas Soule, avait refusé d’obéir à Chevington qui lui ordonnait d’attaquer un village pacifique dans lequel un des chefs cheyennes, Black Kettle, faisait flotter le drapeau blanc et le drapeau américain sur son tipi. Mais Chevington a donné l’assaut avec les autres régiments. Quand les tirs ont commencé, des dizaines de femmes et d’enfants sont venus à la rencontre des soldats, les mains en l’air ou en agitant des drapeaux blancs en signe de reddition. Certains, à genoux, ont supplié qu’on leur laisse la vie. Les soldats leur ont fracassé le crâne à coups de crosse, tuant les squaws, les vieillards, les enfants, les bébés. D’autres ont tenté de fuir en suivant le lit de la rivière, sec à ce moment de l’année, et le sable les empêchait de courir. Un petit garçon de trois ans, tout seul, essayait de les rattraper. Ses parents étaient sans doute déjà morts. Trois soldats ont parié entre eux pour savoir lequel l’abattrait le premier. Deux l’ont raté, mais pas le troisième. Le gamin a mordu la poussière. Après avoir tué autant d’Indiens qu’ils le pouvaient, les militaires ont scalpé les morts… Femmes, enfants, nourrissons… Ils ont mutilé leurs corps, leur ont tranché les oreilles, les doigts, le nez, les organes génitaux. Chivington et ses hommes s’en sont servis pour décorer leurs chapeaux, leurs uniformes, leurs selles. L’un d’eux a ouvert le ventre d’une squaw enceinte et le fœtus est tombé à terre. Un autre a coupé les testicules d’un chef pour s’en faire une blague à tabac. Voilà ce que nous a raconté notre collègue, ce soir-là, ce qu’il avait vu… Il avait besoin de se décharger de tout ça et il ne pouvait plus s’arrêter. Il s’est mis à pleurer et il en avait encore, des horreurs, à nous dire. Les autres se sont couchés, mais il parlait tout seul, devant les braises en train de s’éteindre. Je n’oublierai jamais ce pauvre gars. Au milieu de la nuit, un coup de feu a retenti. Il s’était tiré une balle dans la tête. Le seul moyen qu’il avait trouvé pour faire taire ces voix qui le hantaient. "Voilà, June, pourquoi je ne veux pas retourner là-bas, encore moins y passer la nuit. Si on y va quand même, tu seras obligée de les voir à genoux, implorer la pitié, ou courir vers le lit de la rivière. Tu entendras les cris, les hurlements, des hommes, des femmes, des gamins, des fillettes… pendant que les soldats leur arrachent la tête et les taillent en morceaux. Tu verras peut-être même les enfants de Gertie s’effondrer. Seulement, il n’y a rien qu’on puisse faire, ni toi, ni moi, ni personne. Tu ne sens pas que ça grouille sous tes pieds, à l’endroit où on est ? Cette terre est maudite depuis le massacre. Le mieux est encore de laisser les morts tranquilles, en espérant qu’ils trouvent un jour la paix."

Auteur: Fergus Jim

Info: May et Chance

[ colonialisme ] [ états-unis ]

 
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traite négrière

Ouidah : aperçu historique
Petit village au sud-ouest du Dahomey, qui représente dans l’histoire des peuples du sud-Danxomè Ouidah, Wida, Whydah, Juda, Adjuda, voire Fida, selon les graphies et les prononciations, le nom de cette ville résulte en fait de la mauvaise prononciation par les Européens du mot Houéda ou Xwéda, nom du groupe ethnique adja qui, au cours d’un long processus migratoire amorcé depuis Tado, s’est installé au xve siècle sur les rives du lac Ahémé. L’ethnie Houéda, sous la conduite de son chef Ahoho, fonda le royaume Houéda de Sahé dont la capitale Savi ou Xavier, à la fin de la première moitié du xvie siècle, était située à 8 km au nord de l’actuelle ville de Ouidah. (...)
Si Ouidah est la déformation de l’ethnonyme Houéda, le vrai nom de cette ville est Glexwe ou Gléhoué, ainsi que l’on peut l’observer dans le parler fon où le locuteur n’emploie jamais le mot Ouidah, mais toujours Gléhoué. La tradition rapporte que le chef Ahoho construisit dans ses champs proches de l’Atlantique une résidence secondaire champêtre pour s’y reposer. Dans la langue fon, Gléhoué signifie en effet "maison" (glé) "des champs" (xwé ou houé).
C’est sous le règne du huitième roi Kpassè qu’un paysan nommé Kpatè, en travaillant dans son champ près de la côte, aperçut sur la mer un navire. Impressionné par le phénomène, il agita un pagne attaché au bout d’un bâton. Les marins portugais qui occupaient le navire, l’ayant remarqué, envoyèrent à terre une barque. Et pour la première fois, l’on vit dans le royaume des hommes blancs aux oreilles rouges que, dans leur stupéfaction, Kpatè et ses semblables appelèrent "zojagé" ou "zodjagué" (littéralement "le feu parvenu au rivage").
Conduits à Savi auprès du roi, qui leur accorda l’hospitalité en leur offrant vivres et cabris selon la tradition, les hôtes portugais offrirent en retour au roi tissus, miroirs et autres pacotilles. Le souverain leur permit en outre, et surtout, de s’installer et de commercer avec son royaume. Plus tard, suivront les Anglais, les Hollandais, les Français… Les fouilles archéologiques de la ville de Savi font apparaître les vestiges des fondations des édifices et autres forts construits par ces Européens.
Les échanges commerciaux se développèrent vite et bientôt se spécialisèrent autour du commerce des esclaves qu’alimentaient les guerres interethniques. Le royaume de Savi connut ainsi un rapide essor économique grâce à ce commerce. Mais bientôt, les Européens, dans leurs forts de Savi, commencèrent à déplorer la lenteur et surtout les risques du portage de leurs marchandises débarquées sur la plage. Ils obtiendront alors l’autorisation du roi de construire, sur la rive nord de la lagune, des entrepôts surveillés qui accroîtront rapidement l’importance de ce qui n’était jusque-là qu’une résidence champêtre, Glexwé, ville de Ouidah.
La capitale Savi conservera certes son statut et son rang de ville sacrée et de capitale politique, mais perdra progressivement puis définitivement son importance économique au profit de Ouidah. C’est du reste ce rapide et prodigieux développement du royaume de Savi et tout particulièrement de la ville de Ouidah qui suscita la convoitise du royaume frère d’Abomey, moins favorisé et moins fortuné du fait de sa position enclavée et de son manque d’accès à la mer. Au terme d’une longue et méticuleuse préparation, le roi Agadja d’Abomey conquit le royaume de Savi, en 1727, en tuant par ruse Houffon, le dernier roi de Savi.
Ouidah, port négrier
La principale activité économique de Ouidah et la raison de son développement sont donc sans conteste la traite négrière. Il est regrettable que l’incendie volontaire du fort portugais provoqué par ses derniers occupants lors de leur expulsion du territoire dahoméen (actuel Bénin) par le premier président de la République du Dahomey, Hubert Maga, dès l’accession du pays à l’indépendance en 1960, ait détruit toutes les archives qui auraient fourni à la recherche et à l’Histoire de précieuses informations chiffrées sur l’ampleur du commerce des esclaves dans la ville océane.
La ville a gardé pendant plus d’un siècle un silence de plomb sur cette période sinistre de son histoire. Les deux manifestations culturelles de la dernière décennie, "Ouidah 92" puis "La Route de l’Esclave", ont créé les conditions favorables à une véritable catharsis car elles ont permis d’engager la ville dans un processus de révélation caractérisé dans un premier temps par l’identification, le marquage et le balisage ostensibles des places et des lieux qui furent, à quelque degré que ce soit, les théâtres et les témoins de la pratique de l’esclavage à Ouidah. Ainsi, aujourd’hui, le touriste qui séjourne au Bénin peut désormais inscrire au programme de ses visites touristiques l’itinéraire de "La Route de l’Esclave" qui va de la "Place du marché aux esclaves" jusqu’à la "Porte du non-retour", en passant par "Le Mémorial" érigé sur la funeste fosse commune qui recueillait les "invendus irrécupérables" de ce sinistre commerce. L’itinéraire permet en outre de découvrir comment les ressources du mysticisme vodun ont été instrumentalisées dans une sorte de rituel sacramentel pour accompagner l’esclave dans sa marche vers l’inconnu, et lui donner l’illusion d’une marche vers un ailleurs où l’existence était meilleure.
L’exercice auquel nous nous sommes livré à l’occasion du colloque "La Route de l’Esclave", en septembre 1994, pour trouver dans la tradition orale fon et particulièrement à travers la parémiologie (ou l’étude des proverbes) les traces de l’esclavage, nous a permis de faire apparaître des indications signifiantes et révélatrices de la part active prise par les négriers locaux dans la méthodique et ingénieuse organisation de ce commerce. En complément de cet apport de la tradition orale, la toponymie de la ville de Ouidah et de ses alentours ainsi que les panégyriques claniques du souvenir (ou litanies des familles) fournissent aussi d’intéressantes indications sur la traite négrière à Ouidah.

Auteur: Vignondé Jean-Norbert

Info: Esclaves et esclavage dans la parémiologie fon du Bénin

[ colonialisme ] [ historique ] [ nord-sud ] [ afrique ]

 

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judaïsme

Dimanche dernier, le ministre israélien de la Justice, Yossef Lapid, s'élevait avec virulence contre les opérations militaires meurtrières et destructrices à Rafah, dans la bande de Gaza: "Il faut cesser la destruction de maisons, elle n'est ni humaine ni juive, et provoque des dégâts énormes dans le monde, déclarait-il. L'image de la vieille femme cherchant ses médicaments dans les ruines m'a rappelé ma grand-mère, expulsée de sa maison pendant l'Holocauste." Naïvement, on se sentait réconforté par une telle intervention. On espérait qu'elle allait provoquer le débat, émouvoir enfin l'opinion israélienne et internationale, peut-être même amener certains à réclamer la démission d'Ariel Sharon... Résultat: ce qui provoque un tollé, ce ne sont pas les morts et les saccages de Rafah, mais les propos de Yossef Lapid. C'est de sa démission -à lui- qu'on discute gravement. Du tas de décombres et de victimes palestiniennes sur lequel il trône, Sharon se dit "scandalisé". Il reproche à son ministre de "donner des arguments à la propagande anti-israélienne", "sur la foi d'images des télévisions arabes", sans "vérifier leur véracité" (Libération, 24 mai) - comme si les exactions de Rafah n'avaient aucune réalité, comme si c'étaient une fois de plus ces fourbes d'Arabes qui nous jouaient la comédie de la douleur, voire qui auraient dynamité eux-mêmes leurs maisons par pure malveillance antisémite... Il ne vient apparemment à l'idée de personne que ce sont les opérations criminelles de Tsahal qui "donnent des arguments à la propagande anti-israélienne", et que les paroles de Lapid, au contraire, sauvent l'honneur.

"Le ministre de la Justice est-il allé trop loin?" Sur France-Inter, à treize heures, aujourd'hui, c'est la question que l'on pose à David Shapira, le porte-parole... des colons juifs de Cisjordanie et de Gaza. Et voilà comment le représentant d'individus qui constituent l'un des plus sérieux obstacles à un règlement du conflit, qui vivent en infraction permanente avec les accords de paix et la législation internationale, se retrouve dans le rôle de la victime offensée, demandant des comptes à celui qui l'a lésée. Magnanime, Shapira ne réclame pas la démission de Lapid, mais estime qu'il doit présenter "des excuses publiques", et, comme le journaliste qui l'interroge, il note, navré, qu'il ne l'a toujours pas fait à cette heure. "On peut être d'accord ou non avec ce qui se passe en ce moment à Gaza, mais on n'a pas le droit de comparer ces événements avec l'extermination systématique de six millions de juifs en Europe": on imagine combien le porte-parole des colons doit être bouleversé par ce qui se passe à Gaza, en effet. Yossef Lapid, dit-il, "insulte tous ceux qui ont été assassinés systématiquement" par les nazis.

Tanya Reinhardt: "Il semble que tout ce que nous avons intériorisé de la "mémoire de l'Holocauste", c'est que tout mal de moindre ampleur est acceptable"

Ça se passe toujours comme ça: lorsqu'un Israélien utilise la référence au génocide pour tenter d'ébranler ses concitoyens en suscitant chez eux une identification avec les Palestiniens, sa démarche aboutit à l'inverse de l'effet recherché - on a encore pu le constater récemment en France avec la polémique déclenchée par le film d'Eyal Sivan et Michel Khleifi, "Route 181". Elle a pour résultat de relancer les discours sur la "banalisation" du génocide, sur l'impossibilité de comparer ce qui est incomparable - et de faire purement et simplement _disparaître_ les Palestiniens et les crimes commis à leur encontre. La vieille femme de Rafah qui cherchait ses médicaments dans les décombres de sa maison a d'ores et déjà _disparu_. La vieille femme de Rafah peut crever. Il n'y a pas de volonté délibérée d'exterminer les Palestiniens, ils ne sont pas assassinés "systématiquement", alors ils peuvent crever: c'est aussi simple que ça. Le problème, c'est qu'entre l'affirmation, vraie en tant que telle, de l'impossibilité de comparer les deux événements, et l'idée qu'une vie d'Arabe ne compte pas, qu'une mort d'Arabe est une broutille négligeable, la frontière est décidément très mince. On pense à cette remarque amère de l'universitaire israélienne Tanya Reinhardt: "Il semble que tout ce que nous avons intériorisé de la "mémoire de l'Holocauste", c'est que tout mal de moindre ampleur est acceptable. La référence au génocide est utilisée pour rendre inaudible, pour escamoter la souffrance des Palestiniens. Pour frapper un peuple tout entier d'un effacement inéluctable, dont le mur de séparation n'est que la traduction concrète. Et on voudrait nous faire croire que c'est Yossef Lapid qui insulte la mémoire des victimes de la Shoah...

Nul besoin d'éprouver dans sa chair les effets concrets de ce verrouillage idéologique pour comprendre qu'il y a là de quoi rendre un peuple fou. L'un des grands arguments de la guerre israélienne de l'information consiste à demander pourquoi le monde entier s'émeut davantage du sort des Palestiniens que de celui des Tchétchènes ou des Algériens - insinuant par-là que la raison en serait un fonds incurable d'antisémitisme. Au-delà de ce qu'il y a d'odieux dans cette manière de nous ordonner de regarder ailleurs, on peut assez facilement répondre à cette question. On s'en émeut davantage (et ce n'est qu'un supplément d'indignation très relatif, d'ailleurs) parce que, avant que les Etats-Unis n'envahissent l'Irak, c'était le dernier conflit colonial de la planète - même si ce colonisateur-là a pour caractéristique particulière d'avoir sa métropole à un jet de pierre des territoires occupés -, et qu'il y a quelque chose d'insupportable dans le fait de voir des êtres humains subir encore l'arrogance coloniale. Parce que la Palestine est le front principal de cette guerre que l'Occident désoeuvré a choisi de déclarer au monde musulman pour ne pas s'ennuyer quand les Rouges n'ont plus voulu jouer. Parce que l'impunité dont jouit depuis des décennies l'occupant israélien, l'instrumentalisation du génocide pour oblitérer inexorablement les spoliations et les injustices subies par les Palestiniens, l'impression persistante qu'ils en sont victimes - en tant qu'Arabes -, nourrit un sentiment minant d'injustice. Il y a et il y aura toujours des hommes et des femmes pour continuer à le clamer: contre ce sentiment d'injustice, qui peut amener certains de ceux qui l'éprouvent à commettre des actes barbares, les intimidations de la propagande ne pourront jamais rien. Elles ne pallieront jamais la nécessité de la justice. Il est indécent de clamer, lorsqu'on condamne le terrorisme, que le désespoir n'excuse pas tout, et de continuer par ailleurs à alimenter cyniquement ce désespoir. Ariel Sharon a beau faire mine de mettre en doute la crédibilité des images de Gaza, il a beau vouloir nous faire croire que le scandale, ce sont les déclarations de Yossef Lapid, ces images existent. Des millions de gens à travers le monde les voient. Ils savent parfaitement qu'elles sont très réelles, et que le message qu'elles envoient est très réel lui aussi. Sous peine de contribuer activement à l'intensification de cette "guerre civile mondiale" dont parle Eric Hazan, il faudra bien que les gouvernements et les médias d'Occident se décident un jour, eux aussi, à voir la vieille femme palestinienne fouillant les décombres de sa maison de Rafah.

Auteur: Chollet Mona

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colonialisme

Un groupe de motards surgit de nulle part, alors que j'étais occupé à faire mes besoins loin du douar, à la tombée du soir, moment propice pour se cacher des regards, s'accroupir quelque part, à ses risques et périls descendre son pantalon dans le noir, rester ainsi camouflé, à l'orée du village, comme pour voler des poules fait le renard, à guetter le vide, à scruter le ciel, ou à sonder le brouillard. Le temps d'un gargouillement, d'une contorsion, d'un soulagement, avant de repartir vers sa case qui, comme toutes les habitations autour, n'avait ni robinet, ni bidet, ni baignoire ; Ils étaient quatre, deux hommes, deux femmes, avec de gros casques, des blousons et des pantalons en cuir, des bottes qui leur montaient aux genoux, Ils allaient dans le désert, mais s'étant égarés quelque part, et voyant que bientôt la nuit allait devenir noire, ils étaient venus chercher asile chez-nous,

Et bien que m'ayant surpris dans une posture peu honorable, ils semblaient contents de voir que je parlais leur langue comme je remontais mon pantalon, aisément. Hospitalité oblige, après quelques politesses, une blague ou deux, je les invitai dans mon gourbi, une chambre en pisé, qui en même temps me servait de salle de classe et de logement. Je n'avais pas parlé français à quelqu'un, hormis à mes pauvres élèves, depuis longtemps, et tout fier, pour une fois que j'avais de la compagnie, je profitais joyeusement de l'occasion. À la lumière blafarde d'une bougie, nous discutâmes des choses de la vie, et j'étais déçu de constater que mes hôtes étaient surpris de voir que j'avais un jeu d'échecs, une guitare, que je connaissais Pétrarque, Ronsard, que sur ma table de chevet, les Contemplations voisinaient avec les Illuminations, les Rêveries, Les Méditations... Ils s'en étonnaient exagérément, échangeaient des clins d'oeil un peu sceptiques, un peu moqueurs, multipliaient les compliments, comme fait le maître pour flatter un bon élève au moment où il lui rend son devoir. 

Soudain, j'avais honte d'enseigner leur langue, me sentis être un animal étrange, un curieux spécimen. J'étais jeune, débutant, peu initié aux secrets de la nature humaine, mais ce soir-là, j'eus la désagréable sensation d'être leur bon apôtre. Un déchirement viscéral scinda mon âme qui, tant bien que mal, à son exil absurde avait jusque-là survécu, tenace, brave, pareille au taureau que dans une arène à qui mieux mieux on malmène. 

À une fausse identité, une autre, ni meilleure, ni pire, allait s'ajouter, la quête de soi devenir une réclusion à perpétuité, et le " je " éclater pour enfanter de beaucoup d' "Autres".

Seuls ceux qui, répondant à l'appel de leur coeur, ont honoré le métier de professeur, maintenu allumé le flambeau légué par leurs vaillants prédécesseurs. Contre les idées reçues, la vindicte de l'Histoire, ils avaient choisi d'aimer la langue de Molière, de l'adopter, de la chérir, de la transmettre à leurs frères et soeurs, ou dans des contrées arides, ou dans de lointaines montagnes, ou dans d'hostiles campagnes, ou dans la redoutable faune citadine. Par des temps où l'ignorance était aveugle, l'intolérance assassine, où les problèmes de l'enseignement étaient graves, où la cherté de la vie, le manque de moyens, la pression sociale s'ajoutaient au stress, à la fatigue, à la routine ;

Seuls ceux-ci, disais-je, se rappellent lorsqu'ils ils étaient jeunes, élèves de professeurs étrangers, qui étaient différents, courtois, humains, cultivés, sérieux, qui au lieu de leur service militaire chez-eux, venaient chez-nous enseigner cette matière, ceux qu'à l'époque on appelait " coopérants ". 

Grâce à eux, ils découvriront les grands noms de cette littérature, l'esprit cartésien, la société laïque, la pensée marxiste. Avec eux, de tout ils parleront librement, à l'occasion d'un passage de La Nausée, de L'Étranger, de Huis-clos ou de La Peste, aux temps de la mouvance existentialiste. Ces personnages itinérants, altruistes, tolérants, souvent bienveillants, furent pour beaucoup dans les choix que leurs disciples allaient faire. Il faut dire que le monde qu'ils représentaient leur semblait être plus avancé, plus policé que celui dans lequel les maintenaient prisonniers leurs parents. Les tabous n'étaient plus des tabous, les chaînes du conservatisme archaïque, anachronique, se brisaient contre le savoir libérateur.

Alors leurs initiateurs, souvent rescapés de La Révolution estudiantine de mai 68, adeptes du mouvement hippie, amoureux de la nature, défenseurs de la paix, les invitèrent de bonne heure à cette conquête ;

Ils choisirent alors, confiants, d'aller sur ces chemins heureux, d'explorer cette civilisation nouvelle qui, parmi les leurs, avait fait des écrivains rebelles : Chraïbi, Khatibi, Laâbi, Khaïr-Eddine, Kateb Yacine, Fatéma Mernissi, Taos Amrouche, Moloud Feroun, Maammeri, Dib, Boudjedra, Mimouni, Assia Djebbar, pour ne citer que ceux-là,

Des antiques poètes bédouins d'Arabie, des anciens penseurs d'un empire musulman chimérique, en ruines, ils oublièrent les satires, les panégyriques, du souk Okad les joutes verbales et toutes les éternelles querelles, pour, de Baudelaire, humer ses maléfiques Fleurs, avec Musset veiller ses longues Nuits, d'extase et de plaisir mourir dans les romans de Balzac, de Flaubert, de Stendhal, de Maupassant ou de Zola.

Plus ils avançaient dans ces terres fertiles, prospères, plus ils comprenaient les constructions des phrases, le rythme des vers, les alittérations, les assonances, les figures de rhétorique, les tonalités, les registres, les formes verbales et leur concordance, les connotations et les nuances. Quant à leurs idées, elles devenaient au fur et à mesure plus libérales, et révoltés, insoumis, ils rompirent définitivement avec leur Moyen Âge, pour épouser l'esprit rationnel - devant les clichés, les préjugés, les croyances et la superstition de leur société - de La Raison qui toujours prône l'arbitrage. 

Puis, ils furent appelés à transmettre ces bagages, après un long parcours qui les avait complètement remodelés. À un public qui à ses convictions séculaires restait sourdement lié, comme l'enfant au sein qui l'abreuve de bon lait, tandis que les conservateurs les regardaient d'un mauvais oeil, que les détracteurs de la modernité pensaient que leur âme leur avait été volée... Que souvent, d'athées, d'hérétiques, de pervers furent taxés les professeurs de français par les esprits sclérosés, dans leur propre patrie étrangers, bannis, exilés.

Pendant des décennies, le derrière entre deux chaises, l'esprit déchiré entre authenticité et modernité, ils ont lutté contre l'obscurantisme, l'ignorance, colportant les principes de La Liberté, de La Fraternité, de L'Égalité, dans des régions qui n'avaient ni la même devise, ni la même foi, ni le même type de gouvernance. De même que jadis leurs grands-parents, sans comprendre pourquoi, blancs-becs partirent guerroyer en Indochine, pour le drapeau tricolore en piètres héros, pour périr pendant les Deux Guerres,

De même eux sacrifiaient leur culture, sans comprendre pourquoi les français n'enseignaient pas en retour la langue berbère dans leurs écoles, pourtant ceux-ci allaient et venaient chez-eux comme ils voulaient, alors qu'eux devaient mendier un visa pour de l'Hexagone franchir les frontières. 

Si arbitrage de La Raison il doit y avoir, si la réalité ressemblait à ce mirifique savoir, si après de houleux combats Les Lumières, Les principes de La Charte ont dressé l'inventaire, de L'Égalité entre les peuples esquissé une tentative salutaire, est-ce seulement pour que leur langue soit enseignée vidée de toutes ses valeurs, chargée de principes qui avec les décisions que prennent les dirigeants ne sont jamais correspondants ?

Comme si les peuples étaient aveugles, comme s'ils étaient bêtes, comme s'ils n'étaient pas en mesure de comprendre qu'à la vérité, avec leur vis-à-vis, ils ne sont pas égaux, que dans le monde actuel, il est difficile, voire impossible d'être indépendant...

Auteur: Talbi Mohamed

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[ francophone ] [ non réciprocité ] [ frustration ]

 

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exo-contact

Rice News : - Comment un professeur des religions comparées devient-il un expert des OVNIs ? 

JK : - Eh bien, personne n'est expert de ceci. Personne. C'est la première chose à savoir. Pour ma part, je réfléchis et écris sur le phénomène OVNI depuis 2004 environ. J'y ai d'abord été confronté parce que j'y étais obligé :  on le retrouvait tout simplement partout dans les sources historiques et ethnographiques avec lesquelles je travaillais pour une grande histoire des courants spirituels alternatifs dans la contre-culture californienne que j'écrivais à l'époque. Mes propres intérêts ont définitivement commencé là, à l'Institut Esalen.

Les gens supposaient alors couramment que le phénomène OVNI n'était pas sérieux ou qu'il s'agissait d'une sorte de truc "californien". Mais ce n'est tout simplement pas vrai, et ne l'a jamais été. Certaines des rencontres modernes les plus documentées et les plus spectaculaires ont eu lieu autour de sites militaires nucléaires et dans des cultures et des lieux comme le Brésil, la France, le Nouveau-Mexique - au cours de l'été 1945, à quelques kilomètres du site de la bombe atomique Trinity récemment irradiée et une semaine seulement après les bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki - et la Nouvelle-Angleterre. Plus récemment on peut voir un grand mélange quant à l'appréciation de cette problématique : par exemple les militant des droits civiques, rien que ça. L'armée et les services de renseignement américains, son exploration spatiale aussi, le colonialisme occidental, les cosmologies indigènes américaines, avec une religion noire importante - la Nation of Islam. Les zones frontalières entre États-Unis et Mexique, l'Amérique latine, les relations américano-soviétiques et maintenant américano-russes, l'OTAN, les industries aérospatiales et aéronautiques, les courants ésotériques et mystiques occidentaux, la littérature de science-fiction et l'histoire des sciences ont tous été impliqués. Et ce n'est qu'un début.

Étudier convenablement le phénomène ovni, c'est en fait étudier à peu près tout. C'est aussi se heurter, durement, à la prise de conscience que l'ordre institutionnel ou universitaire de la connaissance dans lequel nous travaillons et pensons aujourd'hui - un ordre qui sépare effectivement les sciences des humanités - n'est tout simplement pas utile, et ne reflète certainement pas la réalité que nous essayons de comprendre. La difficile vérité est que le phénomène OVNI présente à la fois un aspect "matériel" objectif (pensez aux vidéos et photographies d'avions de chasse, aux prétendus méta-matériaux, aux méthodes de propulsion apparemment avancées et aux marques d'atterrissage) et un aspect "humain" subjectif (pensez aux rencontres rapprochées, aux observations visuelles multiples et coordonnées, aux états de conscience altérés, aux manifestations visionnaires, souvent de type baroque ou science-fictionnel, et aux enlèvements traumatiques ou transcendants vécus). Et les deux côtés - les dimensions matérielles et mentales - sont incroyablement importants pour avoir une idée de l'ensemble du tableau.

Bien sûr, on peut découper le phénomène ovni en deux catégories, "scientifique" et "humaniste", mais on ne le comprendra jamais en procédant ainsi. C'est, en fin de compte, la raison pour laquelle je pense que le sujet est si incroyablement important : il a le pouvoir particulier de défier, ou simplement d'effacer, notre ordre actuel de connaissance et ses divisions arbitraires. Quel que soit ce "ça", il ne se comporte tout simplement pas selon nos règles et hypothèses.  

RN : - Quelle est donc votre évaluation globale de ce nouveau rapport ?

JK : - Eh bien, j'ai un truc positif à dire, avec une forte critique. La chose positive est la suivante : La récente publication, ainsi que la fuite de la vidéo radar datant de décembre 2017 qui a été si efficacement rapportée dans le New York Times par mes collègues Leslie Kean, Ralph Blumenthal et Helene Cooper, a fondamentalement changé la conversation publique autour du sujet. Les chercheurs sérieux ne sont plus regardés avec autant de mépris, et les débunkers dogmatiques n'ont plus le dessus - si jamais ils l'ont vraiment eu.

En outre, et c'est tout aussi important, des gens de tous horizons qui se sont tus jusque-là, sortent maintenant de leur placard et prennent la parole. Pour ne prendre qu'un petit exemple, Miles O'Brien, le correspondant scientifique de PBS, a reconnu devant la caméra il y a quelques jours avoir été témoin d'un OVNI avec un comportement fondamentalement identique à celui des objets rapportés dans le document. Bref le point le plus fondamental de l'interview d'O'Brien est que la publication du gouvernement constitue une sorte de "tournant" dans la conversation publique. 

RN : - OK, quelle est la critique alors ?

JK : - La mauvaise nouvelle concerne la nature de cette "révélation " erratique et classifié de données - le refus du gouvernement de libérer la marchandise, pour ainsi dire, et de donner aux chercheurs sérieux un accès complet à toutes les données. Toutes les données. En procédant de la sorte, ils essaient essentiellement de contrôler le récit. Mon souci peut être résumé par cette sagesse populaire "si vous n'avez qu'un marteau, vous ne verrez que des clous". Dans ce contexte, vu que les données sont collectées par des professionnels de l'armée dont le but premier est de protéger l'État-nation contre les intrus ou les ennemis, le phénomène UAP ou OVNI est inévitablement présenté en termes de "menaces" potentielles. Je veux dire, mon Dieu, les vidéos que nous regardons ont été prises par les systèmes radar d'avions de chasse avancés conçus pour faire une seule chose : abattre un objet ennemi. Faut-il s'étonner que ces objets filmés soient présentés, littéralement et métaphoriquement, comme des menaces ?

RN : - Et sont-ils vraiment des menaces ? Nous n'en avons aucune idée.

JK : - Dans la culture populaire américaine, dans le cinéma et la science-fiction, ce que j'appelle la "mythologie de l'invasion de la guerre froide" a été dominante jusqu'à très récemment. Dans cette mythologie, l'OVNI est considéré comme une invasion "extraterrestre" qui doit être combattue ou à laquelle doivent résister les citoyens patriotes et craignant Dieu. Pensez, par exemple, au roman de 1898 de H.G. Wells "La guerre des mondes", une histoire d'invasion, soit dit en passant, inspirée par le colonialisme britannique. Ou, du côté américain, "Independence Day" en 1996. Ce n'est que récemment que les écrivains et les cinéastes ont commencé à s'éloigner de cette mythologie de l'invasion de la guerre froide pour s'orienter vers quelque chose de beaucoup plus positif, et franchement plus fidèle à ce que nous voyons réellement dans les cas de rencontre et de contact, si nous les étudions vraiment au lieu de simplement supposer des choses à leur sujet. Comme le récent film d'un réalisateur canadien, assez significatif en ce sens - "Arrival" sorti en 2016. 

Ce film frise la profondeur, car il tourne avec amour et contemplation autour de la transformation paranormale de son personnage central, une linguiste humaniste douée, le Dr Louise Banks. En effet, dans les faits historiques, les témoins humains sont souvent radicalement transformés par leurs rencontres, souvent de manière extrêmement positive, mais aussi difficile.

Ces rencontres, par exemple, peuvent être de nature profondément spirituelle, et je ne veux pas dire "bonnes" ou "agréables". Les gens éprouvent de la crainte, de la peur, de l'étrangeté et une terreur absolue ; le psychiatre de Harvard John Mack a appelé cela à juste titre "choc ontologique". Ils font l'expérience, soit pendant l'événement lui-même, soit plus tard, de nouvelles capacités étonnantes - pensez à la télépathie et, oui, à la précognition. Et ils adoptent de nouvelles visions du monde, beaucoup plus cosmiques.

Ainsi, dans le film, le Dr Louise Banks développe la capacité de précognition : Elle se "souvient" de la mort précoce et tragique de sa fille, pas encore née, alors qu'elle apprend progressivement que le temps, comme la grammaire de la langue extraterrestre qu'elle déchiffre, est circulaire et non linéaire. Cette idée de l'espace-temps est d'ailleurs bien connue des humanistes, de la philosophie grecque antique à Nietzsche.

Ce où je veux en venir ? Que nous devrions aborder le phénomène OVNI beaucoup plus comme "Arrival" et beaucoup moins comme "La Guerre des Mondes". Mais nous n'y arrivons pas. Au lieu de cela, nous parlons encore et encore de "menaces" potentielles et promulguons des mesures de sécurité et de secret sans fin. Et ensuite nous nous demandons pourquoi personne ne comprend cela ? En conséquence de ces actions, les témoins humains, leurs observations, leurs transformations et leurs traumatismes sont ignorés avec arrogance et dédaignés comme étant "anecdotiques" et donc indignes d'être étudiés.

J'avoue que je méprise l'aspect narquois de ce mot - anecdotique - et la façon dont il empêche une enquête complète. Toute expérience humaine, après tout, est techniquement "anecdotique". En ce sens, je suis moi aussi une "anecdote". Vous aussi. Nous le sommes tous. Et pourtant, il n'y a pas de science ou de mathématiques, pas de littérature, de langue, d'art ou de religion, et certainement pas d'OVNI, sans ce sujet humain, sans ce témoin anecdotique, ce penseur ou ce voyant. Alors pourquoi ne parlons-nous pas des expériences de ces témoins humains et de la façon dont ce phénomène semble déclencher ou catalyser l'imagination humaine de manière fantastique ? Pourquoi ne voyons-nous pas avec empathie ces drames, soi-disant imaginaires, comme des signes significatifs au lieu de les ignorer avec arrogance comme de l'écume neurologique ? Pourquoi ne parlons-nous pas de ce qu'il advient des pilotes terrifiés, des professionnels de l'armée désorientés, ou des citoyens confus qui voient ces choses, parfois de très près et de manière très personnelle ? Cela ne fait-il pas également partie du phénomène OVNI ? Pourquoi détournons-nous le regard ? Et de quoi ?

RN : - Ce serait le sujet d'une nouvelle conversation. Comment voulez-vous conclure ?

JK : On a jamais fini avec ça. J'aimerais conclure en mettant l'accent sur le fait que la pièce de technologie la plus sophistiquée sur terre pour détecter des présences non humaines ou surhumaines n'est pas un ordinateur quantique ou un système de radar militaire avancé. C'est le corps, le cerveau et l'être humain évolué. Je voudrais également suggérer que l'humain détecte d'étranges présences humanoïdes dans le ciel et l'environnement non pas depuis quelques années ou quelques décennies, mais depuis des millénaires. Tout ce que nous avons à faire est d'ouvrir nos yeux et regarder. Il suffit de ranger notre marteau et de regarder attentivement l'histoire, nos littératures et, surtout, nos religions.

Ainsi au sein de cette nouvelle grande toile humaniste et historique, ce que nous rencontrons dans le ciel et voyons du sol aujourd'hui, pourra prendre des significations fondamentalement nouvelles, et d'autres futurs potentiels. Je ne prétends pas savoir ce que cela impliquera - et ne crois certainement pas non plus aux mythologies régnantes, qu'elles soient politiques, séculaires ou religieuses - mais je parie qu'elles auront très peu à voir avec l'évaluation de ces "menaces". C'est la vieille mythologie de la guerre froide qu'il est temps de dépasser, et bien au-delà.

RN : Vous parlez de l'absence de toute limite.

JK : Oui. Il n'y en a aucune.

Auteur: Kripal Jeffrey

Info: Entretien avec Katharine Shilcut sur " how to think about the UFO phenomenon" http://news.rice.edu/ - June 30, 2021

[ US paranoïa ] [ rencontre du 3e type ]

 

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"Ils profitent de notre pauvreté" : derrière le boom des intelligences artificielles génératives, le travail caché des petites mains de l'IA 

(Photo : 
Une masse d'hommes et de femmes invisibles, partout dans le monde, analysent des quantités colossales de données pour améliorer, caratériser et contextualiser les intelligences artificielles. )

La création d'algorithmes tels que ChatGPT ou Midjourney nécessite des quantités colossales de données, analysées par des humains. Des "annotateurs" indispensables mais souvent précaires, faiblement rémunérés et maintenus dans l'ombre.

"Des descriptions graphiques de viol, d'inceste, de nécrophilie... C'était ça tous les jours."  En 2021, Mophat Okinyi doit relire chaque jour plusieurs centaines de textes fournis à l'entreprise de traitement de données Sama par un client inconnu, pour entraîner un modèle d'intelligence artificielle (IA). L'objectif : préciser au logiciel ce qui pose problème dans ces textes, pour qu'il ne le reproduise pas.

Un travail rémunéré 21 000 shillings kenyans par mois (environ 150 euros) pour les employés du bas de l'échelle dont Mophat contrôlait l'activité. Cela a laissé chez lui des traces à vie. "Encore aujourd'hui, ça affecte mes relations avec ma famille, mes proches", explique l'analyste qualité kenyan. La mission qu'il décrit rappelle l'horreur à laquelle sont souvent confrontés les modérateurs des réseaux sociaux et répondait en fait, comme il le découvrira plus tard, à une commande de la start-up à la pointe de l'IA à l'origine de ChatGPT : OpenAI.

Le cas de Mophat Okinyi, extrême sous certains aspects, n'est pas non plus un exemple isolé, car derrière les grands discours de révolution technique se cache une masse de travailleurs invisibles dont les rangs se comptent en centaines de millions, selon des estimations. "On n'est pas du tout en train de créer des programmes qui se passent de l'humain, résume Antonio Casilli, professeur à l'Institut polytechnique de Paris. L'IA demande une quantité de travail humain énorme et absolument indispensable, dans toute la chaîne de production".

La majorité de cette masse humaine est très loin des grands patrons ou des ingénieurs renommés. Elle est constituée d'une armada de travailleurs anonymes éclatée à travers le monde, du Venezuela à Madagascar en passant par des camps de réfugiés au Liban et des prisons finlandaises. Des petites mains qui construisent le futur clic après clic, souvent dans un secret et une précarité bien gardés.

Cliquer encore et encore

Le prix de cette modernité ? Aux Philippines, entre 1,50 et 3 dollars par "tâche". C'est ce que la plateforme de travailleurs indépendants Remotasks verse en moyenne à Eduardo* pour placer, clic par clic, pixel par pixel, les contours qui délimitent sur une image un panneau de signalisation. Puis un véhicule. Puis un buisson. Une "tâche" qui lui prend en général une heure ou moins et qu'il répète inlassablement, huit heures par jour, six jours par semaine. Ces images serviront ensuite à entraîner des algorithmes d'analyse vidéo, par exemple pour les voitures autonomes ou la surveillance algorithmique. "C'est un travail intéressant", assure à franceinfo le jeune Philippin, qui travaille sur la plateforme depuis un peu plus de trois ans. Tout le monde ne sera pas du même avis, mais sans lui, l'appareil photo de votre smartphone aurait beaucoup de mal à identifier un visage, et la conduite semi-autonome de Tesla serait encore un rêve de science-fiction. Et vous-même y avez déjà contribué.

Que ce soit en laissant un "j'aime" sur Facebook ou en identifiant les images contenant une voiture dans un test captcha, vos retours participent à entraîner des algorithmes gratuitement depuis des années. Mais pour créer les IA qui ont bluffé le monde ces derniers mois, comme ChatGPT ou Midjourney, il faut des milliards d'exemples. Des données qui doivent souvent être "annotées", autrement dit accompagnées de commentaires, pour que la machine reproduise les catégories d'analyse de l'humain : faire comprendre que "ce tas de pixels est un enfant", que "cette phrase est fausse" ou que "cet élément évoque des comportements illégaux et ne doit pas être reproduit".

Et l'entraînement ne s'arrête jamais. "C'est un peu comme des athlètes, compare Antonio Casilli. Il faut constamment les entraîner, les adapter, les vérifier". Il s'agit d'évaluer les réponses, en soumettant aux IA des exemples toujours plus précis ou adaptés au nouveau contexte culturel. Autant de tâches qu'il est actuellement impossible d'automatiser.

"Ce n'est pas suffisant, mais c'est déjà quelque chose"

Astro* est l'un de ces nouveaux "entraîneurs d'IA". L'entrepreneur originaire de Tanzanie, qui a récemment terminé ses études de linguistique en France, réalise des tâches en indépendant à temps partiel via la plateforme Appen. "Il faut parfois isoler un visage dans une photo, dire si une image devrait apparaître dans la rubrique Souvenirs de Google Photos, si un texte est factuel ou non, créer des questions/réponses de culture générale...", explique-t-il à franceinfo. Il doit pour cela suivre des règles souvent très détaillées ("Cinquante pages à apprendre par cœur !"), au point d'en devenir parfois obscures. A la clé : 16 dollars de l'heure sur ses projets actuels. "Plus tu travailles, plus tu gagnes", explique l'indépendant. Mais encore faut-il être sélectionné pour participer au projet.

A l'autre bout du spectre, des entreprises embauchent des annotateurs en interne, notamment pour des tâches qui nécessitent une expertise précise. Mais pour nombre d'entre elles, la solution la plus rentable est souvent la sous-traitance : à des entreprises dans d'autres pays qui embauchent des annotateurs localement, comme Sama, ou encore à des plateformes comme Remotasks, Appen ou Toloka, qui transfèrent les missions à des travailleurs indépendants payés à la "micro-tâche".

"Ces travailleurs sont souvent recrutés dans des pays à faibles revenus, et géopolitiquement instables." Antonio Casilli, professeur à l'Institut polytechnique de Paris

A ces critères, Antonio Casilli ajoute des taux d'éducation et d'équipement informatique importants, l'existence d'une industrie de centres d'appels ou des relations fortes avec une ancienne puissance coloniale. Plusieurs noms de pays reviennent souvent : les Philippines, Madagascar, le Kenya, le Venezuela, le Pakistan…

Dans ces pays, un tel travail représente souvent un filet de sécurité précieux. "Ce n'est pas une source de travail fixe ou suffisante, mais c'est au moins quelque chose, résume Maria*. La crise économique au Venezuela a forcé beaucoup d'entre nous à quitter le marché du travail", raconte à franceinfo l'ingénieure industrielle, qui s'est lancée sur Remotasks à la faveur du confinement, en 2020. Après avoir suivi une formation, elle travaille aujourd'hui trois jours par semaine sur la plateforme, à raison de 10 heures par jour.

Pour quel salaire ? "Les tâches de catégorisation données par Remotasks au Venezuela peuvent prendre seulement quelques minutes et être payées 11 centimes de dollar, détaille Maria. D'autres beaucoup plus complexes peuvent durer huit heures ou plus, comme l'annotation de vidéos ou de données lidar, et être payées 10 dollars." Mais tout dépend du pays et de la difficulté de la tâche. Un "eldorado" relatif qui attire, y compris parfois des mineurs qui mentent sur leur âge pour rejoindre ces plateformes de micro-tâches, raconte le site spécialisé Wired. 

Précarité et dépendance

Mais ces espoirs ne suffisent pas à en faire un emploi de rêve. Même si une tâche peut être payée correctement par rapport au marché local, les travailleurs du clic déplorent souvent la différence de traitements entre les pays. "Les entreprises profitent de notre pauvreté", estime Andry*, annotateur à Madagascar, pour qui "un agent en Inde ou au Maroc sera mieux payé que nous". Le mode de calcul des rémunérations n'est jamais précisément expliqué.

"Il y a clairement une forme de néo-colonialisme."

Antonio Casilli, professeur à l'Institut polytechnique de Paris

Pour gagner des sommes correctes, les indépendants doivent être disponibles à toute heure du jour et de la nuit et s'adapter à des projets aux durées variables. "Sur Appen, les tâches arrivent à l'heure américaine, donc vers 21 heures en France", explique par exemple Astro*. "Sur une autre plateforme, j'ai reçu une tâche vendredi vers 19 heures, j'ai travaillé 45 heures sur le week-end, j'ai gagné 1 200 euros", résume Astro, qui dit apprécier le travail de nuit. 

Ce que certains voient comme une "opportunité professionnelle" peut aussi se transformer en piège. En Chine, des établissements promettent à leurs étudiants une formation en "IA" ou en "Big data", mais les forcent à annoter des images toute la journée pour un salaire inférieur au minimum légal, raconte le média Rest of World. Cette pratique n'est pas spécifique à la Chine, assure Antonio Casilli, qui cite également l'exemple de Madagascar.

"L'IA ne peut pas être éthique si elle est entraînée de façon immorale"

A qui profite ce travail souvent ingrat, parfois à la frontière de l'éthique ? Difficile de le savoir : l'industrie baigne dans un épais voile de secret, et comme dans le cas de Mophat Okinyi, les annotateurs indépendants savent rarement à qui sont destinées les données qu'ils traitent. "Je sais que le client est au Japon, mais c'est tout. On ne nous a rien dit sur eux", note Eduardo* à propos d'une de ses missions d'annotation, fournie par Remotasks aux Philippines.

"Les entreprises d'IA expliquent que si elles étaient pleinement transparentes sur leurs besoins en données, cela pourrait donner des indices sur leurs projets en cours et influencer les réponses des contributeurs", résume Antonio Casilli d'un ton sceptique. "Elles veulent échapper à leurs responsabilités", assène Mophat Okinyi, qui ne savait pas que son travail servirait à OpenAI avant la fin anticipée du contrat, à la demande de Sama, en mars 2022. 

"Si les annotateurs savaient qu'ils travaillent pour une entreprise qui génère des centaines de millions de dollars comme OpenAI, ils n'accepteraient pas des salaires si bas." Mophat Okinyi, ex-analyste qualité chez Sama

Ce travail peut-il être organisé de manière à satisfaire tout le monde, géants de la tech comme travailleurs du clic ? "Il faut plus de transparence, les entreprises basées à San Francisco doivent prendre leurs responsabilités", réclame Mophat Okinyi. Il s'est associé à 150 travailleurs du secteur de l'annotation et de la modération des plateformes pour créer l'Union des modérateurs de contenus du Kenya, qui devrait être autorisée "dans les deux mois", et a cofondé l'ONG Techworker Community Africa pour militer en faveur de meilleurs pratiques. "L'IA ne peut pas être éthique si elle est entraînée de façon immorale, en exploitant des gens en difficulté économique et sur des données volées", assène-t-il.

"Beaucoup de gens ne savent pas qu'il y a de l'humain derrière l'IA. Il faudrait que ce soit plus connu, et mieux payé." Astro, annotateur de données

Pour Antonio Casilli, il faut commencer par oublier l'idée que l'IA est seulement une prouesse d'ingénieurs ou d'entrepreneurs. " Nous sommes tous en quelque sorte les producteurs de ces IA, parce que ce sont nos données qui servent à les entraîner, mais nous ne sommes pas reconnus comme tels. Tant qu'on continuera à penser que l'IA est seulement l'affaire de Sam Altman, on aura un problème."

* Les prénoms suivis d'un astérisque ont été modifiés.

Auteur: Internet

Info: Francetvinfo.fr - Luc Chagnon, 9 avril 2024

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