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homme-animal

Je me suis mis au lit et j’ai essayé de dormir. Comment qu’elles jactaient [les perruches] ! Chaque muscle de mon corps me faisait mal. J’avais beau me coucher sur ce côté-ci, sur ce côté-là, sur le dos, j’avais mal. J’ai trouvé que le mieux c’était encore sur l’estomac, mais je m’en suis vite fatigué. Ça prenait deux ou trois bonnes minutes pour me tourner d’une position à l’autre.
Je me tournais et me retournais, pestant, criant un peu, et rigolant un peu également à cause du ridicule de la chose. Elles continuaient à papoter. Ça commençait à bien faire. Qu’est-ce qu’elles savaient de la douleur, dans leur petite cage ? Pipelettes à têtes d’œuf ! Rien que des plumes ; une cervelle grosse comme une tête d’épingle.
J’ai réussi à m’extraire du lit, passer à la cuisine, remplir une tasse d’eau, et puis je me suis approché de la cage et j’ai jeté de la flotte en plein sur elles.
"Enfoirées !" je les ai agonies.
Elles m’ont regardé d’un air sinistre sous leurs plumes mouillées. Elles avaient fermé leur clapet ! Rien de tel que le vieux traitement à la flotte. J’avais emprunté une page aux psychiatres.
Et puis la verte à gorge jaune a rentré la tête et s’est mordu la gorge. Ensuite elle a regardé en l’air et s’est mise à bavacher avec la rouge à gorge verte, et c’est reparti.
[…] C’en était trop. J’ai porté la cage dehors. […] 10 000 mouches se sont élevées dans les airs. J’ai posé la cage par terre, ouvert la porte de la cage et me suis assis sur les marches.
Les deux piafs ont regardé la porte. Elles (ou ils) comprenaient pas, et pourtant… Je sentais leur cervelle de minus essayer de fonctionner. Elles avaient leur nourriture et leur flotte juste ici, mais c’était quoi, cet espace grand ouvert ?
La verte à gorge jaune y a été la première. Elle a sauté de son perchoir jusqu’à l’ouverture. Elle est restée à agripper le fil de fer. Elle regardait les mouches autour d’elle (ou lui). Elle est restée là 15 secondes, à se décider. Et puis quelque chose s’est déclenché dans sa petite tête. Elle (ou il) ne s’est pas envolé à proprement parler. Elle a foncé tout droit dans le ciel. Plus haut, toujours plus haut. Droit en l’air ! Droit comme une flèche ! […] La saloperie de bestiole était partie.
Ensuite ça a été le tour du rouge à gorge verte.
Le rouge hésitait beaucoup plus. Il tournait sur le fond de la cage, nerveux. C’était pas une mince de décision. Les humains, les oiseaux, tout le monde doit prendre ce genre de décision. C’était pas facile.
Alors ce vieux rouge tournait en rond, à réfléchir. Soleil jaune. Mouches qui bourdonnaient. Homme et chien qui observaient. Tout ce ciel, tout ce ciel.
C’était trop. Vieux rouge a sauté sur le fil de fer. 3 secondes.
ZOOP !
Plus de piaf.
Picasso et moi on a ramassé la cage vide et on est rentrés dans la maison.

Auteur: Bukowski Charles

Info: Dans "Le postier", pages 92-94

[ choix ] [ liberté ] [ dérision ] [ comique ] [ séparation ] [ destin ]

 

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Ajouté à la BD par Coli Masson

sagesse

Un jour, un vieux professeur fut engagé pour donner une formation sur la planification efficace de son temps à un groupe d'une quinzaine de dirigeants de grosses compagnies nord-américaines. Debout devant ce groupe d'élite, le vieux prof les regarda un à un, lentement, puis leur dit : "Nous allons réaliser une expérience".
Du dessous de la table, il sortit un immense pot "Mason" de un gallon qu'il posa délicatement en face de lui. Ensuite, il sortit une douzaine de cailloux de la grosseur approximative d'une balle de tennis et les plaça délicatement, un par un, dans le grand pot. Lorsque le pot fut rempli jusqu'au bord, il leva lentement les yeux vers ses élèves et leur demanda : Est-ce que le pot est plein? Tous lui répondirent "oui".
Il attendit quelques secondes et ajouta : "Vraiment? Alors, il se pencha de nouveau et ressortit avec un récipient rempli de gravier. Avec minutie, il versa ce gravier sur les gros cailloux... jusqu'au fond du pot. Le vieux prof leva à nouveau les yeux vers son auditoire et redemanda : Est-ce que le pot est plein? Cette fois, ses brillants élèves commençaient à comprendre son manège. L'un d'eux répondit : "probablement pas". Bien ! Répondit le vieux prof.
Il se pencha de nouveau et, cette fois, sortit de sous la table une chaudière de sable. Avec attention, il versa le sable dans le pot. Le sable alla emplir les espaces entre les gros cailloux et le gravier. Encore une fois, il demanda : Est-ce que le pot est plein? Cette fois, sans hésiter et en choeur, les brillants élèves répondirent : "Non".
Bien! Répondit le vieux prof. Et comme s'y attendaient ses prestigieux élèves, il prit le pichet d'eau qui était sur la table et remplit le pot jusqu'à ras bord. Il leva les yeux vers son groupe et demanda : "Quelle grande vérité nous démontre cette expérience?" Pas fou, le plus audacieux des élèves, songeant au sujet de ce cours, répondit : "cela démontre que même lorsqu'on croit que notre agenda est complètement rempli, si on le veut vraiment, on peut y ajouter plus de rendez-vous, plus de choses à faire".
"Non" répondit le vieux prof, ce n'est pas cela. La grande vérité que nous démontre cette expérience est la suivante : "si on ne met pas les gros cailloux en premier dans le pot, on ne pourra jamais les faire entrer tous ensuite".
Il y eut un profond silence, chacun prenant conscience de l'évidence de ses propos.
Le vieux prof leur dit alors : "Quels sont les gros cailloux dans votre vie?... votre santé?... votre famille?... vos amis?... ou, toute autre chose?... Ce qui est important, c'est de mettre ses gros cailloux en premier dans sa vie, sinon on risque de ne pas réussir... SA VIE.
Si on donne priorité aux peccadilles (le gravier, le sable), on remplira sa vie de peccadilles et on n'aura plus suffisamment de temps à consacrer aux éléments importants de sa vie.
Alors, n'oubliez pas de vous poser à vous-même la question :
Quels sont les gros cailloux dans ma vie? Ensuite, mettez-les en premier dans votre pratique.
D'un geste amical de la main, le vieux prof quitta la salle.

Auteur: Internet

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[ leçon ] [ fable ]

 

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pandémies

Trieste faisait alors partie de l’empire austro-hongrois. Avant la guerre, mon père vendait du beurre, du miel et du fromage blanc sur le marché de Ponterosso, avec son étal roulant exposé à tous les vents. Les jours de bora, il se protégeait avec un journal qu’il glissait sous sa veste. Mais au moment de l’épidémie, il n’était pas à la maison, mobilisé dans l’armée autrichienne, comme photographe de guerre.

Je n’étais alors âgé que de cinq ans et cette épidémie (1918) fut un désastre car nous étions seuls, ma mère, mes deux jeunes sœurs et moi. Mimitza avait trois ans, Evelyna deux ans. Tous atteints, avec quarante de fièvre, transpirant de sueur. Impossible de quitter le lit, d’être secourus. Nous vivions alors 28, via Commerciale dans une sorte de cave. Une pièce unique en sous-sol où mon père avait tendu un fil de fer. Maman y avait accroché une toile en guise de séparation, d’un côté la chambre, de l’autre la cuisine. Je me rappelle qu’il y avait dehors un peu d’herbe, quelques arbres, et je jouais là avec ma jeune sœur Mimitza. Elle était toute petite Mimitza. Mimitza est un diminutif qui veut dire Marie.

Mon grand-père, le père de mon père, ne pouvait nous venir en aide, retenu aux côtés de ma grand-mère et de mon cousin Cyril – qui devait se suicider quelques années plus tard. Ils habitaient dans une mansarde sous les toits, près du canal Grande, cette langue de mer qui pénètre au cœur de la ville thérésienne, là où mouillent les vieux bateaux à fond plat. Ils attendent le printemps pour sortir, quand la marée basse laisse un passage assez large sous le Ponterosso. Tout près, sur ce marché du Ponterosso, les Slovènes descendaient du plateau karstique pour vendre les produits de leur ferme. C’est l’une d’elles qui est venue nous porter secours. Qui l’a alertée ? je ne sais pas, mon grand-père sans doute car il ne pouvait se déplacer. Je me souviens qu’elle nous a préparé du thé. De cela je m’en rappelle bien car nous mourrions tous de soif à cause de la fièvre. Finalement nous avons guéri. Sauf ma petite sœur Mimitza. Elle était délicate, comme le sont aujourd’hui ceux qui décèdent du Covid-19, les personnes âgées, les malades. Elle n’a pas survécu mais aujourd’hui je pense qu’on l’aurait sauvée. Je me rappelle de la douleur de mon père, je me rappelle que tous les jours il fleurissait sa tombe.

Et pour nous pas de répit. Peu de temps après, ce fut une autre catastrophe : l’incendie de la maison de culture slovène par les chemises noires et le début du fascisme avec l’interdiction de parler notre langue, l’obligation d’italianiser nos patronymes. "Les Slovènes, des poux à écraser !" écrira le frère de Mussolini dans le journal Populi Roma…

C’était en 1920, il y a cent ans de cela. Une autre contamination, une peste brune commençait à envahir l’Europe. Et combien y en eut-il ensuite, des milliers et des milliers de poux que l’on s’est acharné à écraser ?

Je veux espérer que le mal d’aujourd’hui sera différent d’alors, que l’épidémie se trouvera rapidement enrayée. Les peuples n’ont-ils pas assez souffert ? Je souhaite de tout cœur que toutes ces souffrances viennent un jour à nous enseigner la sagesse…

Auteur: Pahor Boris

Info: Propos recueillis par Anne-Marie Mansuym, sur Causeur.fr, mars 2020

[ témoignage ] [ grippe espagnole ] [ coronavirus ]

 

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première fois

L'homme pressé avait enfin décidé de se presser. Il aurait Hedwige ce soir même ; Depuis près de six semaines il différait. C'était fini. Il descendait dans cette plaine fertile. Il parlerait en prince ; il ferait main basse sur la récolte ; il commanderait dans toute l'étendue de sa domination, dans toute la force de sa possession, à ce trésor immense qu'était la personne d'Hedwige. Pierre avait choisi son moment, bien choisi. L'heure était non seulement légale, mais légitime. Hedwige était non seulement liée, mais attachée à lui ; elle se montrait amoureuse et consentante. Elle se livrerait certainement tout entière : condition essentielle d'une grande amitié, sans laquelle le mariage est une chambre d'accès aussi facile que la prostitution, ou un jeu de société, de bonne société.

(...)

Ils rentrèrent. Pierre commença à se déshabiller dans l'escalier. Au premier, le gilet ; au second, la cravate ; au troisième, les bretelles. Quand il arriva à leur porte, ses habits ne tenaient plus que par miracle dans sa main. Et pendant qu'Hedwige tournait la clé dans la serrure il en profita pour délacer ses souliers.

- J'entre dans votre lit pour le chauffer, dit-il.

Il fut sous la couverture avant qu'Hedwige eût enlevé son chapeau. Il la regardait ses préparatifs pour la toilette de nuit, gros sac d'ouate, graisse pour le démaquillage, lotions claires, papiers de crêpe, démêloirs, miroirs, etc. (Et elle n'était pas coquette ! ) Bruits de tiroir de commodes, d'eaux tombantes ou jaillissantes. C'était l'heure où les autobus s'espacent, où le métro élargit son bruit souterrain de plusieurs secondes, où les isolés ont l'air de couples à cause de l'écho dans les rues sonores et de leur ombre sur les murs, où la nuit appartient aux vieux journalistes, et à toutes les femmes, les femmes à scènes et les femmes douces. Tout en jetant dans la corbeille des tampons d'ouate rosie par le fard, Hedwige regardait derrière elle dans la glace, comme l'automobiliste regarde dans le rétroviseur la voiture qui va la rattraper. Elle avait compris que c'était pour ce soir. Qu'il avait faim d'elle, elle le devinait à une très légère nuance rauque dans la voix de Pierre. Il s'arrondissait, parlait de moins en moins, se tassait peu à peu dans la bonne laine du matelas qui, malgré le rembourrage, prenait son empreinte. Elle ne voyait que ses cheveux noirs. Ce monde d'élan inassouvis qu'il représentait n'apparaissait plus sur terre que par une mèche. Cet audacieux sans repos sous l'aiguillon ne remuait désormais pas plus qu'une souche. C'était à la fois touchant et inquiétant. Pierre avait souvent badiné sur le lit d'Hedwige le matin ou le soir. Il s'était glissé parfois sous son couvre-pieds, mais dans son lit il n'était jamais entré. Il ne l'avait jamais habité comme maintenant. Était-il de la race de ceux qui aiment être bordés ou de ceux qui ondulent la nuit et retroussent au petit matin les couvertures ? Elle allait le connaître tout entier, le traduire en langage clair, le tenir en un champ clos de linge où il ne se déroberait plus ; elle allait savoir si sa séduction émanait de lui immobile ou de lui en mouvement ; elle allait arriver au cœur du secret, savoir enfin si la hâte de Pierre était du muscle ou seulement du nerf, de la force ou de la faiblesse.

Sa curiosité fut si vive qu'elle ne ressentit aucunement cette honte chaude qu'éprouvent les filles qui ne sont jamais unies à un homme.

Auteur: Morand Paul

Info: l'homme pressé (1941, 350 p., Gallimard, p.163, 170)

[ romantisme ] [ envies ] [ désir ] [ poésie du détail ]

 
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phonétique

Ephémère ?... Il commença par en faire un " FMR " tout à fait efficace, dans la pure tradition pub des années quatre-vingts. Quelques triturations plus tard un " F aime R " le transportait tout de go au pied du chêne que les couples incisent pour affirmer leur amour au monde. Du chêne son esprit n'eut qu'à s'envoler pour se poser sur le célèbre dicton... " haie fait mer " que tout le monde connaît et vérifie chaque jour ( du moins quand il y a du vent ) De là une transition s'imposa d'elle-même, passant d' ondoyante manière du vert arboricole à un bleu, d'abord maritime puis, à l'instar de son regard, azuréen, ce qui l'amena tout naturellement à " FM air ". Il venait d'inventer un logo, le cri de ralliement d'une nouvelle radio libre....

Bien sûr " effet mère " ne pouvait lui échapper puisque nous en sommes tous un. Ensuite il se décala très très facilement de quelques milliers d'années-lumière, imaginant le décor grandiose d'un de ces romans de science-fiction qui décrivent des quêtes mythiques dans l'espace et le temps, peut-être un futur best-seller du space-opéra, l'apparition d'un nouvel Isaac Asimov. Tout était permis, avec un titre pareil. EFFEM ERRE Là, il en eut pour au moins une heure, les pieds dans le sable, regard tourné vers les astres encore invisibles...

Puis, un " F fait maire " de beaucoup plus médiocre facture ramena tout ça à de triviales proportions terriennes. Presque un petit choc déprimant, après un tel périple. N'empêche, cette idée le conduisit vers un grand titre, exemple dUNE triomphale et post-électorale : HEFFE EST MAIRE !...

Il s'inventa aussi une vieille biographie poussiéreuse, dissimulée dans les méandres de son grenier cérébral, certainement d'un homme célèbre de l'époque récemment décédé. " F. Haimère, sa vie, son oeuvre... "

Puis il retrouva cette vieille notule de Merlin l'Enchanteur à une autre interconnexion de ses neurones. " Est Fée Mère toute adhérente de la corporation qui engendrera un enfant ayant des pouvoirs " Il y avait aussi les planches, le théâtre, les déclamations et autres envolées lyriques... - Eh ! Phémère, passe-moi la soupière... ou alors - Et Phaimaire ?... était-il là hier ? ...

Ou plus compliqué. Cette phrase attribuée à un officier d'état civil juif - Est fait Meïr... cet homme qui a renoncé à son patronyme pour épouser Golda " Fonctionnait aussi ce conseil d'un vieux routier de la vie publique à son fils, embrigadé et trop fasciné par une locomotive politique nationale. - Hais Faimère ! Mon fils, si tu veux lui résister et lui survivre... Il s'inventa ensuite un court conte pour enfants. " Héphémhair, le dragon bizarre "

En milieu d'après-midi il dégotta un phonétique " Effe hème Aire " qui lui plut par sa consonance héraldique. Puis, commençant à plafonner, il décida d'utiliser ces trouvailles en les croisant, avec d'autres variations, pour confectionner un poème dédié à sa belle.

Poème à vie courte :

Effe hème Aire

Ephémère

Aie femme mère

Eh ! Phémère

Héphêmère

Hais femme hère

Et Phaimaire

Hais Faimère

Et fait maire



Effet maire ?...

Efem erre

F aime R

F. est mère

F. Haimère

FM air

Hèfe M. erre

Est fait mère

FMR



Eh ! Femme R

Ephaimère

Eh ! Fées mères

E fait mère

Est femme aire

Aiphe et meire

Effet mère

Et femme air

Haie fait mer

Ephémère.




Auteur: MG

Info: Tiens-toi à carreaux, 1995

[ facettes ] [ oulipisme ] [ homophone décliné ]

 

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totalitarisme

Il faut donc repousser toutes les légendes qui tendent à représenter le Léviathan comme un être fabuleux, doué de passions et de vices, comme un animal méchant, broyant volontairement les êtres humains et se les incorporant pour son seul plaisir.

Sans doute, dans ce corps gigantesque, les hommes ne furent plus que de simples cellules ; mais ce fut avec joie qu’ils acceptèrent cette diminution de leur propre individualité.

Dès les origines du monde moderne, Montaigne, sous la signature de La Boëtie, avait observé cette tendance qu’éprouvent tous les hommes à la servitude volontaire. Les plus grands empires sont basés sur cette joie naturelle qu’éprouvent les individus à se sentir dominés, groupés et conduits. Les révolutions mêmes, qui se sont accomplies dans l’histoire du monde, ne démentent point ces principes absolus. On peut croire, tout d’abord, que ce sont les éléments asservis d’un pays qui se révoltent contre les dirigeants, mais si l’on examine les choses d’un peu plus près, on ne tarde point à reconnaître qu’un mouvement révolutionnaire a toujours pris sa source dans les classes dirigeantes et que c’est de là que vint, comme toujours, l’ordre qui poussa les masses en avant.

Il suffit, en effet, de jouir d’une chose pour n’y plus tenir, qu’il s’agisse de la fortune ou de la vie. C’est ainsi que l’on a observé de tout temps qu’un certain degré de santé était nécessaire pour se tuer, et que les gens qui se suicident ne veulent point se faire de mal ; on se jette à l’eau en été, mais presque jamais en hiver.

En politique, il en va de même ; un bien-être relatif est nécessaire pour organiser des réformes ou des révolutions et ce sont en général les dirigeants qui sont les premiers lassés de privilèges qu’ils abandonnent volontiers.

Lorsque le Léviathan commença à se former, il trouva un appui immédiat auprès des penseurs et des artistes, auprès de tous ceux qui passaient cependant, jusque-là, pour représenter les idées individualistes. On commença à se spécialiser chaque jour davantage, la servitude volontaire aux fonctions sociales fut consentie joyeusement.

On parla bien de neurasthénie, de maladies de la volonté, il n’en fut rien : ce fut le plus consciemment du monde que l’élite se désintéressa la première des idées générales, de la direction des affaires et cantonna chacun chez soi, dans la sphère d’action où il se trouvait placé. Cent cinquante ans après la proclamation des droits de l’homme, parut la proclamation des devoirs qui asservissait l’autorité individuelle de chacun aux conditions de l’ensemble et qui reconnaissait l’indiscutable supériorité de l’organisme scientifique qui gouvernait le monde.

[...]

Ce fut par des mouvements sourds, par des idées générales inexplicables, que se révéla, pour la première fois, l’existence de l’être nouveau. Lorsque, petit à petit, tous les hommes comprirent que ce n’était point pour eux-mêmes, pour leur propre bonheur, qu’ils travaillaient, mais pour un sombre et mystérieux inconnu, lorsque la distinction s’accentua, toujours davantage, entre leur propre bonheur et le bonheur social auquel ils coopéraient, il y eut alors comme de sourdes révoltes individuelles, comme un désespoir effrayant qui s’empara de l’humanité tout entière. Mais à ce moment-là, la spécialisation et l’organisation scientifiques avaient déjà fait leur œuvre. En dehors des fonctions sociales et de l’organisme économique, la vie ne semblait plus possible à ces hommes spécialisés ; et, lentement, en désespérés, sans but possible, désolés, ils poursuivirent leur besogne obscure, comme des mineurs au fond d’une mine, comme des globules fonctionnant automatiquement, se nourrissant, se défendant ou succombant à l’intérieur du sang, pour un être qu’ils ne connaissaient point, qu’ils ne comprendraient jamais et qui les ignorait lui-même comme l’homme ignore le travail de la chair dont il vit.

Auteur: Pawlowski Gaston de

Info: Voyage au pays de la quatrième dimension, Flatland éditeur, 2023, pages 79-84

[ indifférenciation ]

 

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conversation

- Comment, ne croyez-vous donc pas en Dieu ?

- Au contraire, je n’ai rien contre Dieu. Bien sûr, Dieu n’est qu’une hypothèse... mais... je reconnais qu’il est nécessaire à l’ordre... à l’ordre universel, et ainsi de suite... et s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer, ajouta Kolia qui commençait à rougir. Il s’imagina soudain qu’Aliocha allait penser qu’il cherchait à étaler son savoir et à montrer qu’il était un "grand". "Mais je ne veux pas du tout étaler mon savoir devant lui", songea-t-il avec indignation. Et tout à coup il se sentit terriblement vexé.

- J’avoue que je déteste me lancer dans toutes ces controverses, trancha-t-il, on peut bien aimer l’humanité sans croire en Dieu, qu’en pensez-vous ? Voltaire, lui, ne croyait-il pas en Dieu, et pourtant il aimait l’humanité ? (Encore, encore ! pensa-t-il.)

- Voltaire croyait en Dieu, mais mal, je crois, et je crois qu’il aimait mal l’humanité, répondit doucement Aliocha d’un ton réservé et absolument naturel, comme s’il parlait à un égal par l’âge ou même à quelqu’un de plus âgé que lui. Ce qui frappa Kolia, ce fut précisément ce manque d’assurance d’Aliocha quant à son opinion sur Voltaire et qu’il lui laissât, eût-on dit, à lui, le petit Kolia, le soin de trancher la question.

- Avez-vous donc lu Voltaire ? conclut Aliocha.

- Non, pas précisément... Quoique j’aie lu Candide dans la traduction russe... dans une vieille traduction, vilaine, ridicule... (Encore, encore !)

- Et vous avez compris ?

- Oh oui, tout... c’est-à-dire... pourquoi croyez-vous donc que je n’aie pas tout compris ? Il y a naturellement beaucoup de grivoiseries... Je suis, bien sûr, capable de comprendre que c’est un roman philosophique et qu’il a été écrit pour illustrer une thèse... Kolia s’embrouilla cette fois définitivement. Je suis socialiste, Karamazov, je suis un incorrigible socialiste, dit-il en coupant court, sans rime ni raison.

- Socialiste ? Aliocha se mit à rire. Mais quand donc en avez-vous eu le temps ? Vous n’avez encore que treize ans, je crois.

Kolia eut un haut-le-corps.

- Premièrement, pas treize, mais quatorze dans quinze jours, répondit-il en s’empourprant, et deuxièmement, je ne comprends absolument pas ce que mon âge vient faire là-dedans. Ce qui importe, ce sont mes convictions et non pas l’âge que j’ai, n’est-ce pas vrai ?

- Quand vous serez plus grand, vous verrez vous-même quelle importance l’âge a pour les convictions. Il m’a semblé, aussi, que ce que vous dites n’est pas de vous, répondit Aliocha modestement et avec calme, mais Kolia l’interrompit avec feu.

- Voyons, vous cherchez l’obéissance et le mysticisme. Convenez que la religion chrétienne, par exemple, n’a servi qu’à permettre aux riches et aux grands de ce monde de maintenir les classes inférieures dans l’asservissement, n’est-ce pas ?

- Ah, je sais où vous avez lu cela, et quelqu’un a sûrement dû vous endoctriner ! s’exclama Aliocha.

- Je vous en prie, pourquoi donc l’aurais-je nécessairement lu ? Et absolument personne ne m’a endoctriné. Je suis aussi capable moi-même... Et, si vous voulez, je ne suis pas contre le Christ. C’était une personnalité parfaitement humaine, et s’il vivait de nos jours, il se joindrait résolument aux révolutionnaires et jouerait peut-être un rôle en vue... C’est même sûr.

- Où, mais où avez-vous pêché tout cela ? Quel est l’imbécile avec qui vous frayez ? s’exclama Aliocha. 

[...]

- Dites, Karamazov, vous me méprisez énormément ? trancha tout à coup Kolia, et il se redressa de toute sa taille devant Aliocha comme pour se mettre en garde. Ayez l’obligeance de parler sans détour.

- Je vous méprise ? fit Aliocha en le regardant avec surprise. Mais pourquoi donc ? Cela me fait seulement de la peine de voir qu’une aussi charmante nature que la vôtre et qui n’a pas encore commencé à vivre est déjà faussée par toutes ces grossières sornettes.

Auteur: Dostoïevski Fédor Mikhaïlovitch

Info: Dans "Les Frères Karamazov", volume 2, traduction d'Elisabeth Guertik, le Cercle du bibliophile, pages 290 à 293

[ représentant socratique ] [ déstabilisation ] [ possession par l'idéologie ] [ exemplarité ] [ enseignement ]

 

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retour à la vie

Arrivé à Istanbul, je tombai gravement malade. On m’a dit par la suite que j’avais dû être empoisonné mais je ne trouve personne à accuser sinon moi-même qui, dans mon indifférence, pouvait manger ce qui restait dans les rues après un marché et boire des eaux qui ne coulaient pas toutes de source. Je mangeais si peu qu’à mon avis c’est dans les eaux sales du Bosphore qu’il faut chercher le microbe fatal.

On me trouva dans la rue sans connaissance. Voyant que j’étais européen, on me conduisit dans un hôpital où vivaient encore des médecins et des infirmiers français. Après les examens d’usage, dont un électro-encéphalogramme, on me déclara "mort". Je n’étais pas le premier de ces jeunes Européens qu’on retrouvait ainsi. Drogue, misère, empoisonnement, peu importe, on les déclarait vite morts et, s’ils n’avaient pas de papiers, ce qui était mon cas, on ne tardait pas à les enterrer, ce qui allait être mon cas. On décida néanmoins d’attendre un peu et de m’installer dans une chambre fraîche, à l’écart. Raconter ce que j’ai vécu alors me semble bien difficile ; d’abord parce que, avec un électro-encéphalogramme plat, on ne pense plus, ensuite parce que mon expérience n’a rien de très original lorsqu’on connaît les nombreux récits de near death experience dont on parle aujourd’hui. Je suis toujours étonné de l’abondance d’images et de lumière dont témoignent ces rescapés de la mort. Pour moi ce fut plutôt le vide. Rien, mais j’avoue n’avoir jamais connu un état de plénitude semblable à ce vide, à ce Rien. Je vais essayer d’être le plus honnête possible et te décrire avec des mots ce que je sais hors d’atteinte des mots. Les concepts en effet appartiennent à l’espace-temps, et font toujours référence à un "quelque chose" ou au monde. Or cette expérience ne s’est pas vécue dans notre espace-temps et demeure donc hors d’atteinte des instruments qui y sont forgés. D’abord, "je ne voulais pas mourir" ! J’avais souhaité la mort, je m’y étais préparé de toutes sortes de façons, conscientes et inconscientes, et, au moment où "cela" arrivait, je disais, non ! J’ai peur, et plus je dis non, plus je souffre… quelque chose d’intolérable, une révolte de tout mon corps, de tout mon psychisme, non ! Puis, devant l’inéluctable, l’intolérable surtout de la souffrance, quelque chose en moi craque, sombre, et en même temps acquiesce. À quoi bon lutter ? Oui. J’accepte… À l’instant même de ce "oui", toute douleur s’évanouit. Je ne sentais plus rien, ou quelque chose de très léger. Je comprenais le symbole de l’oiseau dont on se sert pour représenter l’âme. J’étais toujours dans ma petite boîte ou dans ma cage, mais l’oiseau déjà étendait ses ailes, prenait son vol. Sensation d’espace, "horizon non empêché", mais toujours conscience, extrêmement vive, lumineuse, que je percevais à la fois dans mon corps et hors de mon corps. Puis, pour reprendre l’image (inadéquate), "l’oiseau sortit de sa cage", sortit du corps et du monde qui l’entourait, mais l’oiseau avait encore sa conscience d’oiseau, autonome et bien différenciée de sa cage…L’"âme" existe bien en dehors du corps qu’elle informe ou qu’elle anime,cela a été rapporté par d’autres témoins. Puis… comment dire ? comme si le vol sortait de l’oiseau, un vol qui continue sans l’oiseau et qui s’unit à l’Espace… Il n’y eut plus de conscience, plus de "conscience de quelque chose", corps, âme ou oiseau : rien…Mais ce rien, ce no-thing (pas une chose, disent mieux les Anglais), c’était l’Espace qui contenait le vol, la cage et l’oiseau, cette vastitude contenait la conscience, l’âme et le corps, ce n’était rien de particulier, de déterminé, d’informé. Cela n’est Rien, cela Est… c’est tout ce que je peux dire. Pendant ce "temps-là", ou plutôt pendant cette "sortie de ce temps-là", on préparait mon enterrement…Que s’est-il passé ? Je me souviens seulement d’un homme qui a crié en français : "Il n’est pas mort !" et on entreprit alors des choses désagréables pour me réanimer. Le vol revint dans l’oiseau, l’oiseau redescendit dans sa cage, l’oiseau suffoquait, il n’arrivait pas à respirer, on lui mit dans les poumons "un air qui n’était pas le sien", on lui transfusa dans les veines toutes sortes de liquides qui n’étaient pas son sang…Quand il commença à gémir, tout le monde fut rassuré : "Il sort du coma.“

Auteur: Leloup Jean-Yves

Info: L'Absurde et la Grâce, éd. Albin Michel

[ mort imminente ]

 

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mourir

Paticha s'appelait Patricia, mais à cinq ans, le monde est aussi petit que les mots. À chaque fois que nous traversions la rivière pendant les mois de pluie, il nous fallait faire appel à l'aide d'un compagnon milicien. A cet endroit dont je vous parle, celui qui nous faisait traverser était un jeune sergent de milice : Artemio. Artemio était le père de Paticha et il arrivait avec elle à notre rencontre pour convenir de la manière et de l'heure de notre traversée. En général, Paticha apportait une petite casserole de café et quelques assiettes creuses. Tandis que nous discutions avec Artemio, Paticha regardait fixement la fumée qui sortait de ma pipe. J'avais déjà appris l'art difficile qui consiste à fumer, mordiller la pipe tout en conversant. Les premières fois, Paticha restait prudemment à l'abri des jambes de son père, d'où elle observait la pipe et les volutes de fumée qui, de temps en temps, s'en échappaient. Après quelques rencontres qui la mirent en confiance, Paticha s'approcha timidement mais pas trop. Elle attendit le moment où elle me supposait le plus occupé à discuter avec son père et - enfin ! - s'assit à côté de moi sans quitter du regard la fumée qui m'entourait. Elle finit par approcher sa Petite main droite et tenta de toucher le foyer de la pipe... elle se brûla bien sûr, mais resta assise à côté de moi. Dans sa langue maternelle je lui demandai son nom : - "Paticha", répondit-elle, et son père de s'empresser de préciser que c'était "Patricia", mais qu'elle ne savait encore pas bien parler.
Bon. Paticha voulait être zapatiste quand elle serait grande. Cette date probable était, pour Paticha, très proche puisque, d'après ses calculs, à six ans on est assez grand pour traverser la frontière de la rivière et partir avec ces hommes et ces femmes qui marchent la nuit, transportant des armes et des nuages pour protéger leur chemin.
Un après-midi, alors que nous tentions seuls la traversée de la rivière parce que personne n'était venu nous aider, Artemio apparut les yeux embués de larmes. Paticha était malade et la fièvre commençait à l'emporter loin de nous. Nous renonçâmes à cette traversée hasardeuse et nous rendîmes à la cabane d'Artemio. Paticha brûlait de tremblements fiévreux. Ses yeux brillants trouvèrent à nouveau la pipe entre mes lèvres, et elle y risqua de nouveau sa petite main. Cette fois, la chaleur du foyer ne la brûla pas puisqu'elle était déjà brûlante des derniers tremblements. Je lâchai la pipe dans sa main qui reposa le long de son corps. Nous fîmes tout ce qui était possible sur place, sans médicaments, sans docteur, sans rien, et la nuit tombée, les chiffons mouillés sur le corps de Paticha séchaient rapidement ; nous la baignâmes plusieurs fois tout habillée et la pipe dans la main. En quatre heures, elle avait quitté nos mains et la vie... Elle cessa de trembler, ferma les yeux et, finalement, se mit à refroidir, refroidir... La fièvre l'abandonnait en même temps que la vie. Sa petite main resta accrochée à la pipe, et c'est avec elle que nous l'enterrions le lendemain.
Paticha n'a jamais existé aux yeux de ce pays, elle n'est jamais morte parce que sa naissance n'a été inscrite sur aucun registre. "Non nato", c'est-à-dire "non né", telle serait plus tard la mention sur un document perdu parmi tant de bureaux et de fonctionnaires.
Je me suis trouvé une autre pipe, mais le petit morceau de coeur qui s'est enfui avec Paticha, je n'ai pu le remplacer d'aucune façon.
Il est douloureux de savoir que l'histoire de Paticha n'est pas une fable, que c'est une réalité courante dans notre Patrie. Mais ça n'est pas le plus terrible : ce qui est sinistre, c'est que nous soyons obligés de prendre les armes contre le Gouvernement suprême pour que vous, enfants d'autres terres, connaissiez cette histoire et constatiez que ce qu'il se passe n'est pas juste. Les "Patichas"qui ne naissent jamais et meurent toujours, pullulent sous les cieux du Mexique. Je vous demande si nous pouvons continuer de connaître ces injustices et faire comme si de rien n'était, comme si personne n'était né et personne n'était mort. Je vous demande si, sachant cela, nous devons nous contenter de la montagne de promesses avec laquelle le mauvais gouvernement compte nous arracher nos armes et notre dignité. Je vous demande si, avec ce gros poids sur la poitrine, nous devons nous rendre. Je suis sûr que non. Ne l'oubliez pas, ne nous oubliez pas. Salut et bonne chance pour vos examens. Appliquez-vous en histoire, sans elle tout est inutile et dépourvu de sens. Voilà.

Auteur: Subcomandante Marcos Paco Ignacio Taibo II

Info: Montagnes du Sud-Est mexicain, 1998. Sous le pseudo de Subcomandante Marcos

[ enfant ] [ d'une petite fille ]

 
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docteur

Je l'ai [Dr Paul Carton] rencontré, une fois. Jeune père, je ne comprenais pas pourquoi mes deux enfants (dix-huit mois et six mois) ne sortaient d'une otite que pour entrer dans une rhinopharyngite ou vice versa. Ils étaient surveillés par un excellent pédiatre dont nous suivions méticuleusement les conseils alimentaires. Et ils continuaient d'être malades et de souffrir. C'est à cette époque que je perdis le sommeil. Je guettais dans la nuit le premier pleur de ma fille ou de mon fils. Je sautais aussitôt hors du lit pour prendre mon bébé dans les bras, le bercer, lui parler doucement, essayer de le calmer et de le distraire de son mal. Il continuait de pleurer en frottant son oreille de son petit poing fermé. La souffrance d'un enfant est horrible. Il ne sait pas, il ne comprend pas, il subit cette chose atroce qui s'est installée en lui et le déchire, et les parents ne peuvent rien faire pour le soulager. J'aurais voulu prendre son mal, souffrir de la tête aux pieds pourvu qu'il fût délivré. Mais ce genre de substitution ne fonctionne pas. C'est dommage.

Ma femme me relayait jusqu'à ce que, épuisés tous les trois, nous sombrions dans le sommeil. D'où nous tirait une nouvelle morsure de la bête tapie dans la petite tête, et le cri stupéfait de sa victime...

Au matin, le pédiatre alerté accourait et perçait le tympan. Tout le monde était enfin soulagé ! Le petit malade retrouvait le sourire. Ses parents aussi. Trois jours après, c'était l'autre oreille...

Un ami me conseilla de consulter le Dr Carton. Il habitait Brévannes et recevait peu de clientèle. Je lui écrivis pour lui demander rendez-vous. Il me répondit de lui envoyer d'abord la liste minutieuse de toutes les nourritures et boissons avalées par nos enfants pendant une semaine. Ce que nous fîmes. Puis nous lui conduisîmes les bébés.

C'était un homme d'aspect sévère, pourvu d'une longue barbe blanche. Il nous reçut dans son bureau un peu sombre, nous fit asseoir, prit sur la table une feuille de papier sur laquelle je reconnus mon écriture - c'était ma "liste alimentaire !" - , l'agita vers nous, et prononça ces mots que je n'oublierai jamais :

- Vous êtes des assassins !

C'était excessif, mais exact. Nous étions en train, en suivant les conseils de la pédiatre moderne, non pas de tuer nos enfants qui avaient une solide résistance, mais de les torturer, en croyant agir pour leur bien.

Il nous garda plus d'une heure, pour nous expliquer l'évidence, nous conseilla de lire deux de ses livres, nous dit le prix de sa consultation, qui était élevé, et s'en excusa en précisant qu'il prenait cher parce qu'il ne revoyait plus ses clients...

- Vous n'aurez plus besoin de me consulter.

C'était vrai. Nous suivîmes ses prescriptions, qui ne comportaient aucun médicament, et nos enfants ne furent plus jamais malades. Nous les avions tout simplement remis à un régime naturel et de bon sens.

C'était à la fin des années 30. Il était de mode, alors, d'administrer trop tôt aux bébés des nourritures trop riches. Leur organisme ne pouvait pas les assimiler, accumulait les toxines, et s'en débarrasser au moyen de maladies qui étaient des crises de "nettoyage". Je crains que cette mode ne continue, quand j'entends, l'hiver, des jeunes mères parler d'otites...[...]

Carton a réinventé la nourriture et la médecine naturelles. Il les avait baptisées "naturistes". Il a rejeté ce mot avec horreur quand le naturisme est devenu synonyme de nudisme! Pendant qu'il se battait contre les laboratoires pharmaceutiques, contre les industriels du sucre et des bonbons, contre les pontes de la médecine classique, des hommes astucieux commençaient déjà à le piller, de son vivant.

Dans son livre essentiel, La Cuisine simple, il n'est pas un seul menu qui ne comporte une salade de légumes crus. C'était avant l'invention industrielle des "vitamines". Un de ses élèves est devenu milliardaire et célèbre en fabriquant des produits dits "diététiques" qui se vendent dans le monde entier. Il n'a jamais cité le nom de son maître. Tous les "diététiciens" et les "nutritionnistes" - quels mots horribles! - l'ont piraté, lui prenant quelques miettes de vérité qu'ils ont mélangées à des montagnes d'erreur pour les commercialiser.

Les innombrables boutiques qui vendent aujourd'hui des produits dits "naturels" ou "de régime" ont germé sur le cartonisme, se nourrissant de lui sans même le connaître.

Carton est mort pauvre, toujours furieux, toujours combattant. Il avait fait une chute de six mètres alors qu'il cueillait des cerises. Côtes brisées, décalcifié, colonne vertébrale tordue, il s'enferma dans un corset aux baleines de fer, pour pouvoir continuer à recevoir un client par jour, et rester utile jusqu'à sa fin.

Auteur: Barjavel René

Info: Demain le paradis, Denoël, pp. 31-32

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Ajouté à la BD par Coli Masson