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homme-animal

Le processus d’encéphalisation
Parmi l’ensemble des animaux non-humains, les dauphins sont dotés du quotient encéphalique le plus élevé au monde, soit à peu près celui de l’être humain.
A ce petit jeu, d’ailleurs, le cachalot nous dépasse tous largement !
Une telle augmentation du volume cérébral, bien au-delà des simples besoins de la motricité ou de la sensorialité, est qualifiée "d’encéphalisation structurelle".
Ce phénomène n’est pas rare. Il semble que dès le Jurassique, des dinosauriens bipèdes de taille moyenne aient commencé à augmenter de manière encore timide leurs capacités cérébrales.
Au Tertiaire, les ancêtres des éléphants et des cétacés se sont lancés à leur tour dans la course au gros cerveau mais ce n’est qu’au Quaternaire, il y a de cela de trois à six millions d’années, que certains primates hominoïdes développent une boîte crânienne de type néoténique à fontanelles non suturées durant les premiers temps de l’enfance, afin de permettre une croissance ultérieure de l’un des cerveaux les plus puissants du monde.
Ce processus d’encéphalisation apparaît également chez certains oiseaux – corvidés, psittacidés – à peu près vers la même époque. A chaque fois, bien sûr, des comportements très élaborés sont toujours associés à un accroissement spectaculaire du tissu cérébral.
Une si curieuse convergence de formes, la survenance simultanée ou successive de tous ces "grands fronts", pose bien évidemment question en termes darwiniens.
Le ptérodactyle, la mouche, le colibri, la chauve-souris ont des ailes pour voler, la truite, l’ichtyosaure, le marsouin ont un corps fait pour nager, le grillon fouisseur et la taupe ont des pattes en forme de pelles pour creuser, etc.
Mais à quoi rime dès lors un vaste crâne et à quelle fonction est-il dévolu ?
Essentiellement à comprendre le monde et ceux qui le composent, en ce compris les membres de sa propre espèce, avec lesquels il faut sans cesse gérer une relation équilibrée.
Même les gros cerveaux les plus solitaires vivent en fait en société : tigres, baleines bleues, panthères, orangs-outans gardent des liens étroits, bien que distants ou différés, avec leur fratrie et leurs partenaires.
L’intelligence est à coup sûr l’arme suprême contre les aléas du monde, ses mutations incessantes, puisqu’elle permet notamment de gérer un groupe comme un seul corps mais aussi de pénétrer les lois subtiles qui sont à la base du mouvement des choses.
En augmentant d’un degré supérieur ces facultés par le moyen du langage, lequel conserve le savoir des générations mortes, l’homme et le cétacé ont sans doute franchi un nouveau pas vers une plus grande adaptabilité.
Le problème de l’humain, mais nous n’y reviendrons pas davantage, c’est qu’il ne s’est servi jusqu’à ce jour que d’une partie de son intelligence et qu’il se laisse ensevelir vivants dans ses propres déchets, et avec lui les reste du monde, pour n’avoir pas su contrôler sa propre reproduction ni la saine gestion de son environnement.
Intelligents ou non ? (Le point de vue de Ken Levasseur)
Dans un courrier CFN posté en avril 2003 relatif à l’utilisation de dauphins militaires en Irak, Ken Levasseur, l’un des meilleurs spécialistes actuels de cette question, a tenu à faire le point à propos de l’intelligence réelle ou supposée de ces mammifères marins. Aux questions que lui avait adressées un étudiant sur ce thème, Ken répond ici de manière définitive, sur la base de de son expérience et de ses intimes convictions.
Eu égard aux remarquables recherches menées par Ken depuis des années et au fait qu’il a travaillé longtemps aux côtés du professeur Louis Hermann, son point de vue n’est évidemment pas négligeable ni ses opinions sans fondements. On lira d’ailleurs sur ce site même son article en anglais relatif au cerveau du dauphin
Inutile de dire que le gestionnaire de ce site partage totalement le point de vue de Ken Levasseur, dont les travaux l’inspirent depuis de nombreuses années, au même titre que ceux de Wade Doak ou de Jim Nollman : tous ont en commun d’affirmer que les dauphins ne sont pas des animaux au sens strict mais bien l’équivalent marin de l’humanité terrestre.
Q- A quel niveau d’intelligence réelle les dauphins se situent-ils ? A celui du chien ? Du grand singe ? D’un être humain ?
R- Mon meilleur pronostic est qu’un jour prochain, nous pourrons prouver que la plupart des espèces de cétacés disposent d’une intelligence équivalente ou supérieure à celle d’un humain adulte.
Q- Quelles sont les preuves nous permettant d’affirmer que les dauphins sont intelligents ?
R- Il a été démontré depuis longtemps que les dauphins peuvent développer des capacités cognitives qui équivalent ou excèdent les possibilités mentales de l’être humain. Aujourd’hui, nous sommes à même de définir exactement en quoi consiste l’intelligence humaine. Une fois que nous parviendrons à définir l’intelligence d’une manière strictement objective et valable pour toutes les autres espèces, on permettra enfin aux cétacés de faire la preuve de la leur.
Q- Quelles preuves avons-nous que les dauphins ne sont PAS intelligents ?
R- Il n’y a aucune preuve scientifique qui tendrait à prouver que l’intelligence du dauphin serait située entre celle du chien et celle du chimpanzé (comme l’affirment les delphinariums et la marine américaine) .
Q- Est-ce que les dauphins possèdent un langage propre ?
R- La définition d’une "langue", comme celle de l’intelligence, repose sur des bases subjectives définies pour et par les humains. Une fois que nous pourrons disposer d’une définition plus objective de ce qu’est un langage, et que les recherches sur la communication des dauphins ne seront plus "classifiée" par les américains, il est fort probable que les chercheurs puissent enfin conduire les recherches appropriées et qu’ils reconnaissent que les dauphins disposent de langages naturels.
Q- Est-ce leur capacité à apprendre et à exécuter des tours complexes qui les rend plus intelligents ou non ?
R- La capacité du dauphin à apprendre à exécuter des tours complexes est surtout une indication de l’existence d’un niveau élevé des capacités mentales, interprétées comme synonymes d’une intelligence élevée.
Q- Jusqu’à quel point ont été menées les recherches sur les dauphins et leur intelligence ? Que savent vraiment les scientifiques à leur propos ?
R- La US Navy a "classifié" ses recherches sur les dauphins en 1967, au moment où l’acousticien Wayne Batteau est parvenu à développer des moyens efficaces pour communiquer avec des dauphins dressés. La communication et l’intelligence des dauphins constituent donc désormais des données militaires secrètes, qui ne peuvent plus être divulguées au public.
Q- Est-ce que les dauphins disposent d’un langage propre ? Y a t-il des recherches qui le prouvent ?
R- Vladimir Markov et V. M. Ostrovskaya en ont fourni la preuve en 1990 en utilisant la "théorie des jeux" pour analyser la communication des dauphins dans un environnement contrôlé et à l’aide de moyens efficaces. Il est donc très probable que les dauphins aient une langue naturelle.
Q- Les capacités tout à fait spéciales des dauphins en matière d’écholocation ont-elles quelque chose à voir avec leurs modes de communication?
R- A mon sens, les recherches futures fourniront la preuve que le langage naturel des cétacés est fondé sur les propriétés physiques de l’écholocation, de la même manière que les langues humaines se basent sur des bruits et des représentations.
Q- Quelle est VOTRE opinion à propos de l’intelligence des dauphins ?
R- Pendant deux ans, j’ai vécu à quinze pieds (1 Pied : 30 cm 48) d’un dauphin et à trente-cinq pieds d’un autre. À mon avis, les dauphins possèdent une intelligence équivalente à celle d’un être humain. Ils devraient bénéficier dès lors de droits similaires aux Droits de l’Homme et se trouver protégé des incursions humaines dans son cadre de vie.
Q- La ressemblance entre les humains et les dauphins a-t-elle quelque chose à voir avec leur intelligence commune ?
R- Les dauphins sont très éloignés des humains à de nombreux niveaux mais les ressemblances que nous pouvons noter sont en effet fondées sur le fait que les dauphins possèdent des capacités mentales plus élevées (que la plupart des autres animaux) et sont à ce titre interprétés en tant qu’intelligence de type humain.
Q- La grande taille de leur cerveau, relativement à celle de leur corps, est-elle un indicateur de leur haute intelligence ?
R- Le volume absolu d’un cerveau ne constitue pas une preuve d’intelligence élevée. Le coefficient encéphalique (taille du cerveau par rapport à la taille de corps) n’en est pas une non plus. Néanmoins, on pourrait dire que la taille absolue du cerveau d’une espèce donnée par rapport au volume global du corps constitue un bon indicateur pour comparer les capacités mentales de différentes espèces. Souvenons-nous par ailleurs que les cétacés ne pèsent rien dans l’eau, puisqu’ils flottent et qu’une grande part de leur masse se compose simplement de la graisse. Cette masse de graisse ne devrait pas être incluse dans l’équation entre le poids du cerveau et le poids du corps car cette graisse n’est traversée par aucun nerf ni muscle et n’a donc aucune relation de cause à effet avec le volume du cerveau.
Q- Est-ce que la capacité des dauphins à traiter des clics écholocatoires à une vitesse inouïe nous laisse-t-elle à penser qu’ils sont extrêmement intelligents ?
R- On a pu montrer que les dauphins disposaient, et de loin, des cerveaux les plus rapides du monde. Lorsqu’ils les observent, les humains leur semblent se mouvoir avec une extrême lenteur en émettant des sons extrêmement bas. Un cerveau rapide ne peut forcément disposer que de capacités mentales très avancées.
Q- Pensez-vous des scientifiques comprendront un jour complètement les dauphins?
R- Est-ce que nos scientifiques comprennent bien les humains? Si tout va bien, à l’avenir, les dauphins devraient être compris comme les humains se comprennent entre eux.
Q- Le fait que les dauphins possèdent une signature sifflée est-elle une preuve de l’existence de leur langage ?
R- Non. Cette notion de signature sifflée est actuellement mal comprise et son existence même est sujette à caution.
Q- Les dauphins font plein de choses très intelligentes et nous ressemblent fort. Est-ce parce qu’ils sont vraiment intelligents ou simplement très attractifs ?
R- La réponse à votre question est une question d’expérience et d’opinion. Ce n’est une question qui appelle une réponse scientifique, chacun a son opinion personnelle sur ce point.
Q- Pouvons-nous vraiment émettre des conclusions au sujet de l’intelligence des dauphins, alors que nous savons si peu à leur propos et qu’ils vivent dans un environnement si différent du nôtre ?
R- Jusqu’à présent, ce genre de difficultés n’a jamais arrêté personne. Chacun tire ses propres conclusions. Les scientifiques ne se prononcent que sur la base de ce qu’ils savent vrai en fonction des données expérimentales qu’ils recueillent.
Q- Est-ce que nous pourrons-nous jamais communiquer avec les dauphins ou même converser avec eux ?
R- Oui, si tout va bien, et ce seront des conversations d’adulte à adulte, rien de moins.
II. DAUPHIN : CERVEAU ET MONDE MENTAL
"Parmi l’ensemble des animaux non-humains, les dauphins disposent d’un cerveau de grande taille très bien développé, dont le coefficient encéphalique, le volume du néocortex, les zones dites silencieuses (non motrices et non sensorielles) et d’autres indices d’intelligence sont extrêmement proches de ceux du cerveau humain" déclare d’emblée le chercheur russe Vladimir Markov.
Lorsque l’on compare le cerveau des cétacés avec celui des grands primates et de l’homme en particulier, on constate en effet de nombreux points communs mais également des différences importantes :
– Le poids moyen d’un cerveau de Tursiops est de 1587 grammes.
Son coefficient encéphalique est de l’ordre de 5.0, soit à peu près le double de celui de n’importe quel singe. Chez les cachalots et les orques, ce même coefficient est de cinq fois supérieur à celui de l’homme.
– Les circonvolutions du cortex cervical sont plus nombreuses que celles d’un être humain. L’indice de "pliure" (index of folding) est ainsi de 2.86 pour l’homme et de 4.47 pour un cerveau de dauphin de taille globalement similaire.
Selon Sam Ridgway, chercheur "réductionniste de la vieille école", l’épaisseur de ce même cortex est de 2.9 mm en moyenne chez l’homme et de 1.60 à 1.76 mm chez le dauphin. En conséquence, continue-t-il, on peut conclure que le volume moyen du cortex delphinien (560cc) se situe à peu près à 80 % du volume cortical humain. Ce calcul est évidemment contestable puisqu’il ne tient pas compte de l’organisation très particulière du cerveau delphinien, mieux intégré, plus homogène et moins segmenté en zones historiquement distinctes que le nôtre.
Le fait que les cétacés possèdent la plus large surface corticale et le plus haut indice de circonvolution cérébral au monde joue également, comme on s’en doute, un rôle majeur dans le développement de leurs capacités cérébrales.
D’autres scientifiques, décidément troublés par le coefficient cérébral du dauphin, tentent aujourd’hui de prouver qu’un tel développement n’aurait pas d’autre usage que d’assurer l’écholocation. Voici ce que leur répond le neurologue H. Jerison : "La chauve-souris dispose à peu de choses près des mêmes capacités que le dauphin en matière d’écholocation, mais son cerveau est gros comme une noisette. L’outillage écholocatoire en tant que tel ne pèse en effet pas lourd. En revanche, le TRAITEMENT de cette même information "sonar" par les zones associatives prolongeant les zones auditives, voilà qui pourrait expliquer le formidable développement de cette masse cérébrale. Les poissons et tous les autres êtres vivants qui vivent dans l’océan, cétacés mis à part, se passent très bien d’un gros cerveau pour survivre et même le plus gros d’entre eux, le requin-baleine, ne dépasse pas l’intelligence d’une souris…"
La croissance du cerveau d’un cétacé est plus rapide et la maturité est atteinte plus rapidement que chez l’homme.
Un delphineau de trois ans se comporte, toutes proportions gardées, comme un enfant humain de huit ans. Cette caractéristique apparemment "primitive" est paradoxalement contredite par une enfance extrêmement longue, toute dévolue à l’apprentissage. Trente années chez le cachalot, vingt chez l’homme, douze à quinze chez le dauphin et environ cinq ans chez le chimpanzé.
Les temps de vie sont du même ordre : 200 ans en moyenne chez la baleine franche, 100 ans chez le cachalot, 80 chez l’orque, 78 ans chez l’homme, 60 chez le dauphin, sous réserve bien sûr des variations favorables ou défavorables de l’environnement.
Pourquoi un gros cerveau ?
"Nous devons nous souvenir que le monde mental du dauphin est élaboré par l’un des systèmes de traitement de l’information parmi les plus vastes qui ait jamais existé parmi les mammifères" déclare H.Jerison, insistant sur le fait que "développer un gros cerveau est extrêmement coûteux en énergie et en oxygène. Cet investissement a donc une raison d’être en terme d’évolution darwinienne. Nous devons dès lors considérer la manière dont ces masses importantes de tissu cérébral ont été investies dans le contrôle du comportement et de l’expérimentation du monde, ceci en comparaison avec l’usage qu’en font les petites masses cérébrales".
Un cerveau est par essence un organe chargé de traiter l’information en provenance du monde extérieur.
Les grands cerveaux exécutent cette tâche en tant qu’ensemble élaborés de systèmes de traitement, alors que le cerveau de la grenouille ou de l’insecte, par exemple, se contente de modules moins nombreux, dont la finesse d’analyse est comparativement plus simple.
Cela ne nous empêche pas cependant de retrouver des structures neuronales étonnamment semblables d’un animal à l’autre : lorsqu’un promeneur tombe nez à nez avec un crotale, c’est le même plancher sub-thalamique dévolue à la peur qui s’allume chez l’une et l’autre des ces créatures. Quant un chien ou un humain se voient soulagés de leurs angoisses par le même produit tranquillisant, ce sont évidemment les mêmes neuromédiateurs qui agissent sur les mêmes récepteurs neuronaux qui sont la cause du phénomène.
A un très haut niveau de cette hiérarchie, le traitement en question prend la forme d’une représentation ou d’un modèle du monde (Craik, 1943, 1967, Jerison, 1973) et l’activité neuronale se concentre en "paquets d’informations" (chunks) à propos du temps et de l’espace et à propos d’objets, en ce compris les autres individus et soi-même.
" Puisque le modèle du monde qui est construit de la sorte" insiste H.Jerison, "se trouve fondé sur des variables physiquement définies issues directement du monde externe et puisque ces informations sont traitées par des cellules nerveuses et des réseaux neuronaux structurellement semblables chez tous les mammifères supérieurs, les modèles du monde construits par différents individus d’une même espèce ou même chez des individus d’espèces différentes, ont de bonnes chances d’être également similaires".
Et à tout le moins compréhensibles l’un pour l’autre.

Auteur: Internet

Info: http://www.dauphinlibre.be/dauphins-cerveau-intelligence-et-conscience-exotiques

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évolution technologique

Intelligence artificielle ou stupidité réelle ?

Bien que le battage médiatique augmente la sensibilisation à l'IA, il facilite également certaines activités assez stupides et peut distraire les gens de la plupart des progrès réels qui sont réalisés.
Distinguer la réalité des manchettes plus dramatiques promet d'offrir des avantages importants aux investisseurs, aux entrepreneurs et aux consommateurs.

L'intelligence artificielle a acquis sa notoriété récente en grande partie grâce à des succès très médiatisés tels que la victoire d'IBM Watson à Jeopardy et celle de Google AlphaGo qui a battu le champion du monde au jeu "Go". Waymo, Tesla et d'autres ont également fait de grands progrès avec les véhicules auto-propulsés. Richard Waters a rendu compte de l'étendue des applications de l'IA dans le Financial Times : "S'il y a un message unificateur qui sous-tend la technologie grand public exposée [au Consumer Electronics Show] .... c'est : "L'IA partout."

Les succès retentissants de l'IA ont également capturé l'imagination des gens à un tel point que cela a suscité d'autres efforts d'envergure. Un exemple instructif a été documenté par Thomas H. Davenport et Rajeev Ronanki dans le Harvard Business Review. Ils écrirent, "En 2013, le MD Anderson Cancer Center a lancé un projet ""Moon shot " : diagnostiquer et recommander des plans de traitement pour certaines formes de cancer en utilisant le système cognitif Watson d'IBM". Malheureusement, ce système n'a pas fonctionné et en 2017 le projet fut mis en veilleuse après avoir coûté plus de 62 millions de dollars sans avoir été utilisé pour les patients.

Waters a également abordé un autre message, celui des attentes modérées. En ce qui concerne les "assistants personnels à commande vocale", note-t-elle, "on ne sait pas encore si la technologie est capable de remplacer le smartphone pour naviguer dans le monde numérique autrement autrement que pour écouter de la musique ou vérifier les nouvelles et la météo".

D'autres exemples de prévisions modérées abondent. Generva Allen du Baylor College of Medicine et de l'Université Rice a avertit , "Je ne ferais pas confiance à une très grande partie des découvertes actuellement faites qui utilisent des techniques de machine learning appliquées à de grands ensembles de données". Le problème, c'est que bon nombre des techniques sont conçues pour fournir des réponses précises et que la recherche comporte des incertitudes. Elle a précisé : "Parfois, il serait beaucoup plus utile qu'ils reconnaissent que certains sont vraiment consolidés, mais qu'on est pas sûr pour beaucoup d'autres".

Pire encore, dans les cas extrêmes, l'IA n'est pas seulement sous-performante ; elle n'a même pas encore été mise en œuvre. Le FT rapporte, "Quatre jeunes entreprises européennes sur dix n'utilisent aucun programme d'intelligence artificielle dans leurs produits, selon un rapport qui souligne le battage publicitaire autour de cette technologie.

Les cycles d'attentes excessives suivies de vagues de déception ne sont pas surprenants pour ceux qui ont côtoyé l'intelligence artificielle pendant un certain temps. Ils savent que ce n'est pas le premier rodéo de l'IA. En effet, une grande partie du travail conceptuel date des années 1950. D'ailleurs, en passant en revue certaines de mes notes récentes je suis tombé sur une pièce qui explorait les réseaux neuronaux dans le but de choisir des actions - datant de 1993.

La meilleure façon d'avoir une perspective sur l'IA est d'aller directement à la source et Martin Ford nous en donne l'occasion dans son livre, Architects of Intelligence. Organisé sous la forme d'une succession d'entrevues avec des chercheurs, des universitaires et des entrepreneurs de premier plan de l'industrie, le livre présente un historique utile de l'IA et met en lumière les principaux courants de pensée.

Deux perspectives importantes se dégagent de ce livre.

La première est qu'en dépit des origines et des personnalités disparates des personnes interrogées, il existe un large consensus sur des sujets importants.

L'autre est qu'un grand nombre des priorités et des préoccupations des principales recherches sur l'IA sont bien différentes de celles exprimées dans les médias grand public.

Prenons par exemple le concept d'intelligence générale artificielle (AGI). Qui est étroitement lié à la notion de "singularité" ce point où l'IA rejoindra celle de l'homme - avant un dépassement massif de cette dernière. Cette idée et d'autres ont suscité des préoccupations au sujet de l'IA, tout comme les pertes massives d'emplois, les drones tueurs et une foule d'autres manifestations alarmantes.

Les principaux chercheurs en AI ont des points de vue très différents ; ils ne sont pas du tout perturbés par l'AGI et autres alarmismes.

Geoffrey Hinton, professeur d'informatique à l'Université de Toronto et vice-président et chercheur chez Google, dit : "Si votre question est : Quand allons-nous obtenir un commandant-docteur Data (comme dans Star Trek ) je ne crois pas que ce sera comme çà que ça va se faire. Je ne pense pas qu'on aura des programmes uniques et généralistes comme ça."

Yoshua Bengio, professeur d'informatique et de recherche opérationnelle à l'Université de Montréal, nous dit qu'il y a des problèmes très difficiles et que nous sommes très loin de l'IA au niveau humain. Il ajoute : "Nous sommes tous excités parce que nous avons fait beaucoup de progrès dans cette ascension, mais en nous approchant du sommet, nous apercevons d'autres collines qui s'élèvent devant nous au fur et à mesure".

Barbara Grosz, professeur de sciences naturelles à l'Université de Harvard : "Je ne pense pas que l'AGI soit la bonne direction à prendre". Elle soutient que la poursuite de l'AGI (et la gestion de ses conséquences) sont si loin dans l'avenir qu'elles ne sont que "distraction".

Un autre fil conducteur des recherches sur l'IA est la croyance que l'IA devrait être utilisée pour améliorer le travail humain plutôt que le remplacer.

Cynthia Breazeal, directrice du groupe de robots personnels du laboratoire de médias du MIT, aborde la question : "La question est de savoir quelle est la synergie, quelle est la complémentarité, quelle est l'amélioration qui permet d'étendre nos capacités humaines en termes d'objectifs, ce qui nous permet d'avoir vraiment un plus grand impact dans le monde, avec l'IA."

Fei-Fei Li, professeur d'informatique à Stanford et scientifique en chef pour Google Cloud dit lui : "L'IA en tant que technologie a énormément de potentiel pour valoriser et améliorer le travail, sans le remplacer".

James Manyika, président du conseil et directeur du McKinsey Global Institute, fait remarquer que puisque 60 % des professions ont environ un tiers de leurs activités qui sont automatisables et que seulement environ 10 % des professions ont plus de 90 % automatisables, "beaucoup plus de professions seront complétées ou augmentées par des technologies qu'elles ne seront remplacées".

De plus, l'IA ne peut améliorer le travail humain que si elle peut travailler efficacement de concert avec lui.

Barbara Grosz fait remarquer : "J'ai dit à un moment donné que 'les systèmes d'IA sont meilleurs s'ils sont conçus en pensant aux gens'". Je recommande que nous visions à construire un système qui soit un bon partenaire d'équipe et qui fonctionne si bien avec nous que nous ne nous rendions pas compte qu'il n'est pas humain".

David Ferrucci, fondateur d'Elemental Cognition et directeur d'IA appliquée chez Bridgewater Associates, déclare : " L'avenir que nous envisageons chez Elemental Cognition repose sur une collaboration étroite et fluide entre l'intelligence humaine et la machine. "Nous pensons que c'est un partenariat de pensée." Yoshua Bengio nous rappelle cependant les défis à relever pour former un tel partenariat : "Il ne s'agit pas seulement de la précision [avec l'IA], il s'agit de comprendre le contexte humain, et les ordinateurs n'ont absolument aucun indice à ce sujet."

Il est intéressant de constater qu'il y a beaucoup de consensus sur des idées clés telles que l'AGI n'est pas un objectif particulièrement utile en ce moment, l'IA devrait être utilisée pour améliorer et non remplacer le travail et l'IA devrait fonctionner en collaboration avec des personnes. Il est également intéressant de constater que ces mêmes leçons sont confirmées par l'expérience des entreprises.

Richard Waters décrit comment les implémentations de l'intelligence artificielle en sont encore à un stade assez rudimentaire.

Éliminez les recherches qui monopolisent les gros titres (un ordinateur qui peut battre les humains au Go !) et la technologie demeure à un stade très primaire .

Mais au-delà de cette "consumérisation" de l'IT, qui a mis davantage d'outils faciles à utiliser entre les mains, la refonte des systèmes et processus internes dans une entreprise demande beaucoup de travail.

Ce gros travail prend du temps et peu d'entreprises semblent présentes sur le terrain. Ginni Rometty, responsable d'IBM, qualifie les applications de ses clients d'"actes aléatoires du numérique" et qualifie nombre de projets de "hit and miss". (ratages). Andrew Moore, responsable de l'intelligence artificielle pour les activités de Google Cloud business, la décrit comme "intelligence artificielle artisanale". Rometty explique : "Ils ont tendance à partir d'un ensemble de données isolé ou d'un cas d'utilisation - comme la rationalisation des interactions avec un groupe particulier de clients. Tout ceci n'est pas lié aux systèmes, données ou flux de travail plus profonds d'une entreprise, ce qui limite leur impact."

Bien que le cas HBR du MD Anderson Cancer Center soit un bon exemple d'un projet d'IA "au clair de lune "qui a probablement dépassé les bornes, cela fournit également une excellente indication des types de travail que l'IA peut améliorer de façon significative. En même temps que le centre essayait d'appliquer l'IA au traitement du cancer, son "groupe informatique expérimentait l'utilisation des technologies cognitives pour des tâches beaucoup moins ambitieuses, telles que faire des recommandations d'hôtels et de restaurants pour les familles des patients, déterminer quels patients avaient besoin d'aide pour payer leurs factures, et résoudre les problèmes informatiques du personnel".

Dans cette entreprise, le centre a eu de bien meilleures expériences : "Les nouveaux systèmes ont contribué à accroître la satisfaction des patients, à améliorer le rendement financier et à réduire le temps consacré à la saisie fastidieuse des données par les gestionnaires de soins de l'hôpital. De telles fonctions banales ne sont peut-être pas exactement du ressort de Terminator, mais elles sont quand même importantes.

Optimiser l'IA dans le but d'augmenter le travail en collaborant avec les humains était également le point central d'une pièce de H. James Wilson et Paul R. Daugherty "HBRpiece". Ils soulignent : "Certes, de nombreuses entreprises ont utilisé l'intelligence artificielle pour automatiser leurs processus, mais celles qui l'utilisent principalement pour déplacer leurs employés ne verront que des gains de productivité à court terme. Grâce à cette intelligence collaborative, l'homme et l'IA renforcent activement les forces complémentaires de l'autre : le leadership, le travail d'équipe, la créativité et les compétences sociales de la première, la rapidité, l'évolutivité et les capacités quantitatives de la seconde".

Wilson et Daugherty précisent : "Pour tirer pleinement parti de cette collaboration, les entreprises doivent comprendre comment les humains peuvent le plus efficacement augmenter les machines, comment les machines peuvent améliorer ce que les humains font le mieux, et comment redéfinir les processus commerciaux pour soutenir le partenariat". Cela demande beaucoup de travail et cela va bien au-delà du simple fait de balancer un système d'IA dans un environnement de travail préexistant.

Les idées des principaux chercheurs en intelligence artificielle, combinées aux réalités des applications du monde réel, offrent des implications utiles. La première est que l'IA est une arme à double tranchant : le battage médiatique peut causer des distractions et une mauvaise attribution, mais les capacités sont trop importantes pour les ignorer.

Ben Hunt discute des rôles de la propriété intellectuelle (PI) et de l'intelligence artificielle dans le secteur des investissements, et ses commentaires sont largement pertinents pour d'autres secteurs. Il note : "L'utilité de la propriété intellectuelle pour préserver le pouvoir de fixation des prix est beaucoup moins fonction de la meilleure stratégie que la PI vous aide à établir, et beaucoup plus fonction de la façon dont la propriété intellectuelle s'intègre dans le l'esprit du temps (Zeitgeist) dominant dans votre secteur.

Il poursuit en expliquant que le "POURQUOI" de votre PI doit "répondre aux attentes de vos clients quant au fonctionnement de la PI" afin de protéger votre produit. Si vous ne correspondez pas à l'esprit du temps, personne ne croira que les murs de votre château existent, même si c'est le cas". Dans le domaine de l'investissement (et bien d'autres encore), "PERSONNE ne considère plus le cerveau humain comme une propriété intellectuelle défendable. Personne." En d'autres termes, si vous n'utilisez pas l'IA, vous n'obtiendrez pas de pouvoir de fixation des prix, quels que soient les résultats réels.

Cela fait allusion à un problème encore plus grave avec l'IA : trop de gens ne sont tout simplement pas prêts à y faire face.

Daniela Rus, directrice du laboratoire d'informatique et d'intelligence artificielle (CSAIL) du MIT déclare : "Je veux être une optimiste technologique. Je tiens à dire que je vois la technologie comme quelque chose qui a le potentiel énorme d'unir les gens plutôt que les diviser, et de les autonomiser plutôt que de les désolidariser. Mais pour y parvenir, nous devons faire progresser la science et l'ingénierie afin de rendre la technologie plus performante et plus utilisable." Nous devons revoir notre façon d'éduquer les gens afin de nous assurer que tous ont les outils et les compétences nécessaires pour tirer parti de la technologie.

Yann Lecun ajoute : "Nous n'aurons pas de large diffusion de la technologie de l'IA à moins qu'une proportion importante de la population ne soit formée pour en tirer parti ".

Cynthia Breazeal répéte : "Dans une société de plus en plus alimentée par l'IA, nous avons besoin d'une société alphabétisée à l'IA."

Ce ne sont pas non plus des déclarations creuses ; il existe une vaste gamme de matériel d'apprentissage gratuit pour l'IA disponible en ligne pour encourager la participation sur le terrain.

Si la société ne rattrape pas la réalité de l'IA, il y aura des conséquences.

Brezeal note : "Les craintes des gens à propos de l'IA peuvent être manipulées parce qu'ils ne la comprennent pas."

Lecun souligne : " Il y a une concentration du pouvoir. À l'heure actuelle, la recherche sur l'IA est très publique et ouverte, mais à l'heure actuelle, elle est largement déployée par un nombre relativement restreint d'entreprises. Il faudra un certain temps avant que ce ne soit utilisé par une plus grande partie de l'économie et c'est une redistribution des cartes du pouvoir."

Hinton souligne une autre conséquence : "Le problème se situe au niveau des systèmes sociaux et la question de savoir si nous allons avoir un système social qui partage équitablement... Tout cela n'a rien à voir avec la technologie".

À bien des égards, l'IA est donc un signal d'alarme. En raison de l'interrelation unique de l'IA avec l'humanité, l'IA a tendance à faire ressortir ses meilleurs et ses pires éléments. Certes, des progrès considérables sont réalisés sur le plan technologique, ce qui promet de fournir des outils toujours plus puissants pour résoudre des problèmes difficiles. Cependant, ces promesses sont également limitées par la capacité des gens, et de la société dans son ensemble, d'adopter les outils d'IA et de les déployer de manière efficace.

Des preuves récentes suggèrent que nous avons du pain sur la planche pour nous préparer à une société améliorée par l'IA. Dans un cas rapporté par le FT, UBS a créé des "algorithmes de recommandation" (tels que ceux utilisés par Netflix pour les films) afin de proposer des transactions pour ses clients. Bien que la technologie existe, il est difficile de comprendre en quoi cette application est utile à la société, même de loin.

Dans un autre cas, Richard Waters nous rappelle : "Cela fait presque dix ans, par exemple, que Google a fait trembler le monde de l'automobile avec son premier prototype de voiture autopropulsée". Il continue : "La première vague de la technologie des voitures sans conducteur est presque prête à faire son entrée sur le marché, mais certains constructeurs automobiles et sociétés de technologie ne semblent plus aussi désireux de faire le grand saut. Bref, ils sont menacés parce que la technologie actuelle est à "un niveau d'autonomie qui fait peur aux constructeurs automobiles, mais qui fait aussi peur aux législateurs et aux régulateurs".

En résumé, que vous soyez investisseur, homme d'affaires, employé ou consommateur, l'IA a le potentiel de rendre les choses bien meilleures - et bien pires. Afin de tirer le meilleur parti de cette opportunité, un effort actif axé sur l'éducation est un excellent point de départ. Pour que les promesses d'AI se concrétisent, il faudra aussi déployer beaucoup d'efforts pour mettre en place des infrastructures de systèmes et cartographier les forces complémentaires. En d'autres termes, il est préférable de considérer l'IA comme un long voyage plutôt que comme une destination à court terme.

Auteur: Internet

Info: Zero Hedge, Ven, 03/15/2019 - 21:10

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néo-darwinisme

Pour décoder la manipulation ou le marketing viral : la mémétique

Qu’y a-t-il de commun entre un drapeau de pirates, la chanson Happy birthday to you, un crucifix, des sigles courants (TV, USA, WC...), un jeu de Pokémon, un panneau stop, une histoire belge bien connue et le logo de Nike ? Ce sont des mèmes. C’est à dire des “entités réplicatives d’informations”, autrement dit des codes culturels qui, par imitation ou contagion, transmettent des solutions inventées par une population. Quand vous faites du marketing viral ou du lobbying, quand la télévision manipule votre “temps de cerveau humain disponible” à des fins commerciales ou idéologiques, vous êtes sans le savoir dans le champ de la mémétique comme M. Jourdain était dans celui de la prose.

La vraie vie n’est pas seulement faite de ce qu’on apprend à l’école ou à l’université... Les relations entre spécialités sont au moins aussi utiles que l’approfondissement d’une expertise spécifique... Ce n’est pas parce qu’une discipline n’a pas (encore) de reconnaissance académique qu’elle n’est pas sérieuse... Surtout quand la connaissance évolue plus vite que les mentalités, quand le fossé se creuse entre théorie et pratique, quand l’académisme dépend de normes formelles ou de chasses gardées plus que du progrès de la civilisation... La mémétique en est un bon exemple qui, malgré sa valeur scientifique et son utilité sociale, est méprisée comme ont pu l’être ses ancêtres darwiniens. Dommage, car si elle était mieux connue, nous serions moins faciles à manipuler.

LA MÉMÉTIQUE, C’EST SÉRIEUX !

Le mème est à la culture ce que le gène est à la nature. L’Oxford English Dictionary le définit comme un élément de culture dont on peut considérer qu’il se transmet par des moyens non génétiques, en particulier par l’imitation. Il a pour habitat ou pour vecteur l’homme lui-même ou tout support d’information. Dans les années 1970, des chercheurs de différentes disciplines s’interrogeaient sur la possible existence d’un équivalent culturel de l’ADN*. C’est en 1976, dans Le gène égoïste, que l’éthologiste Richard Dawkins baptisa le mème à partir d’une association entre gène et mimesis (du grec imitation), suggérant aussi les notions de mémoire, de ressemblance (du français même), de plus petite unité d’information. “Bref, un mot génial, bien trouvé, imparable. Un pur réplicateur qui s’ancre davantage dans votre mémoire chaque fois que vous essayez de l’oublier !” (Pascal Jouxtel).

La mémétique applique à la culture humaine des concepts issus de la théorie de l’évolution et envisage une analogie entre patrimoines culturels et génétique : il y a variation (mutation), sélection et transmission de codes culturels qui sont en concurrence pour se reproduire dans la société. Cette réplication a un caractère intra- et inter-humain. Elle dépend de la capacité du mème à se faire accepter : vous l’accueillez, l’hébergez, le rediffusez parce que vous en tirez une gratification aux yeux d’autrui, par exemple en termes d’image (vous avez le 4x4 vu à la télé), de rareté (il a une carte Pikatchu introuvable) ou autre avantage relationnel (petits objets transactionnels attractifs). Elle est stimulée par les technologies de l’information, qui renforcent le maillage des flux échangés et les accélèrent : la réplication est plus forte par les mass media (cf. les codes véhiculés par les émissions de téléréalité) et sur les réseaux (SMS ou Internet) que dans une société moins médiatisée où les flux sont moins foisonnants. 

On ne démontrera pas en quelques lignes la valeur ou l’intérêt de cette science, mais un ouvrage le fait avec talent : Comment les systèmes pondent, de P. Jouxtel (Le Pommier, Paris, 2005). On se bornera ici à extraire de ce livre un complément de définition : “la mémétique revendique une forme d’autonomie du pensé par rapport au penseur, d’antériorité causale des flux devant les structures, et se pose entre autres comme une science de l’auto-émergence du savoir par compétition entre les niveaux plus élémentaires de la pensée... Transdisciplinaire par nature, la mémétique est une branche extrême de l’anthropologie sociale croisée avec des résultats de l’intelligence artificielle, des sciences cognitives et des sciences de la complexité. Elle s’inscrit formellement dans le cadre darwinien tout en se démarquant des précédentes incursions de la génétique dans les sciences humaines classiques, comme la sociobiologie ou la psychologie évolutionniste, et s’oppose radicalement à toute forme vulgaire de darwinisme social”.

RESTER DANS LE JEU, JOUER À CÔTÉ OU AGIR SUR LE JEU ?

Jouxtel veut aussi promouvoir en milieu francophone une théorie qui y est un peu suspecte, coupable d’attaches anglo-saxonnes, masi qui pourtant trouve ses racines dans notre héritage culturel : autonomie du pensé, morphogenèse (apparition spontanée de formes élémentaires), évolution darwinienne dans la sphère immatérielle des concepts (Monod)... Le rejet observé en France tient aussi au divorce qu’on y entretient entre sciences sociales et sciences naturelles ou à la méfiance vis-à-vis de certains aspects de l’algorithme évolutionnaire (mutation, sélection, reproduction), en particulier “on fait une confusion terrible en croyant que la sélection s’applique aux gens alors qu’elle ne s’applique qu’aux règles du jeu”. De fait, cette forme d’intégration de la pensée s’épanouit mieux dans des cultures favorisant l’ouverture et les échanges que dans celles qui s’attachent à délimiter des territoires cloisonnés. Mais conforter notre fermeture serait renoncer à exploiter de précieuses ressources. Renoncer aussi à apporter une contribution de la pensée en langue française dans un champ aussi stratégique. Donc également renoncer à y exercer une influence.

Outre les enjeux de l’acceptation et des développements francophones de cette science, quels sont ceux de son utilisation ? De façon générale, ce sont des enjeux liés au libre-arbitre et à l’autonomie de la personne quand il s’agit de mettre en évidence les codages sous-jacents de comportements sociaux ou de pratiques culturelles. L’image du miroir éclaire cette notion : on peut rester dans la pièce en croyant que c’est là que se joue le jeu, ou passer derrière le miroir et découvrir d’autres dimensions - c’est ce que la mémétique nous aide à faire. De même dans le diaporama Zoom arrière (www.algoric.com/y/zoom.htm) où, après des images suggérant une perception de premier degré (scène du quotidien dans une cour de ferme), on découvre que la situation peut comporter d’autres dimensions... Plus précisément, pour illustrer l’utilité opérationnelle de la mémétique, on pourra regarder du côté des thèmes qui alimentent régulièrement cette chronique - innovation, marketing, communication stratégique, gouvernance... - autour de trois cas de figure : on peut jouer dans le jeu (idéal théorique souvent trahi par les joueurs), jouer à côté du jeu (égarés, tricheurs) ou agir sur le jeu (en changeant de niveau d’appréhension).

D’AUTRES DEGRÉS SUR LA PYRAMIDE DE MASLOW ?

Une analogie avec la pyramide de Maslow montre comment une situation peut être abordée à différents niveaux. Nos motivations varient sur une échelle de 1 (survie) à 5 (accomplissement) selon le contexte et selon notre degré de maturité. Ainsi, un marketing associé à l’argument mode ou paraître - voiture, téléphone, etc. - sera plus efficace auprès des populations visant les niveaux intermédiaires, appartenance et reconnaissance, que chez celles qui ont atteint le niveau 5. De même pour ce qui nous concerne ici : selon ses caractéristiques et son environnement, une personne ou un groupe prend plus ou moins de hauteur dans l’analyse d’une situation - or, moins on s’élève sur cette échelle, plus on est manipulable, surtout dans une société complexe et différenciée. Prenons par exemple la pétition de Philip Morris pour une loi anti-tabac. Quand j’invite un groupe à décoder cette initiative surprenante, j’obtiens des analyses plus ou moins distanciées, progressant de la naïveté (on y voit une initiative altruiste d’un empoisonneur repenti) à une approche de second degré (c’est un moyen d’empêcher les recours judiciaires de victimes du tabac) ou à une analyse affinée (lobbying de contre-feu pour faire obstacle à une menace plus grave). Plus on s’élève sur cette échelle, plus on voit de variables et plus on a de chances d’avoir prise sur le phénomène analysé. Une approche mémétique poursuivra la progression, par exemple en trouvant là des mèmes pondus par le “système pro-tabac” pour assurer sa descendance, à l’instar de ceux qu’il a pondus au cinéma pendant des années en faisant fumer les héros dans les films.

Il est facile de traiter au premier degré les attentats du 11 septembre 2001, par exemple en y voyant une victoire des forces de libération contre un symbole du libéralisme sauvage ou une attaque des forces du mal contre le rempart de la liberté - ce qui pour les mèmes revient au même car ce faisant, y compris avec des analyses un peu moins primaires, on alimente une diversion favorisant l’essor de macro-systèmes : “terrorisme international”, “capitalisme financier” ou autres. Ceux-ci dépassent les acteurs (Bush, Ben Laden...), institutions (Etat américain, Al-Qaida...) ou systèmes (démocratie, islamisme...), qui ne sont que des vecteurs de diffusion de mèmes dans un affrontement entre macro-systèmes.

QUAND CE DONT ON PARLE N’EST PAS CE DONT IL S’AGIT...

Autre cas intéressant de réplicateurs : les traditionnelles chaînes de l’amitié, consistant à manipuler un individu en exploitant sa naïveté, avec un emballage rudimentaire mais très efficace auprès de celui qui manque d’esprit critique : si tu brises la chaîne les foudres du ciel s’abattront sur toi, si tu la démultiplies tu connaîtras le bonheur, ou au moins la prospérité. On n’y croit pas, mais on ne sait jamais... Internet leur a donné une nouvelle vie - nous avons tous des amis pourtant très fréquentables qui tombent dans le piège et essaient de nous y entraîner ! - et a affiné la perversité de la manipulation avec les hoax et autres virus. Le marketing viral utilise ces ressorts. La réplication peut se faire de façon plus subtile, voire insidieuse, par exemple avec des formes de knowledge management (KM) “de premier degré” - en bref : la mondialisation induit un impératif d’innovation ; on veut dépasser les réactions quantitatives et malthusiennes qui s’attaquent aux coûts car elles jettent le bébé avec l’eau du bain en détruisant aussi les gisements de valeur ; on va donc privilégier la rapidité d’adaptation à un environnement changeant, donc innover en permanence, donc mobiliser le savoir et la créativité, donc fonctionner en réseau. Si l’on continue à gravir des échelons, on s’aperçoit que cette approche réactive reste “dans le jeu” alors qu’on a besoin de prendre du recul par rapport au jeu lui-même pour le remettre en question, voire le réinventer. La mémétique éclaire la complexité de cet exercice difficile où il faut pouvoir changer de logique, de paradigme, pour aborder un problème au niveau des processus du jeu et non plus au niveau de ses contenus. Comme dans la communication stratégique.

Déjà dans le lobbying classique, on savait depuis longtemps que le juriste applique la loi, le lobbyiste la change : le premier reste dans le jeu, quitte à tout faire pour contourner le texte ou en changer l’interprétation, alors que le second, constatant que la situation a évolué, s’emploie à faire changer les règles, voire le jeu lui-même. De même dans les appels d’offres, où certains suivent le cahier des charges quand d’autres contribuent à le définir en agissant en amont. De même dans le lobby-marketing, par exemple quand on s’attache à changer la nature de la relation plus que son contenu ou sa forme, pour passer de solliciteur à sollicité : faire que mon interlocuteur me prie de bien vouloir lui vendre ce que précisément je veux lui vendre... comme est aussi supposé le faire tout bon enseignant qui, ne se bornant pas à transférer des savoirs, veut donner envie d’apprendre ! Déjà difficile pour un lobbyiste néophyte, ce changement de perspective n’est pas naturel dans un “monde de l’innovation” où l’on privilégie un “rationnel plutôt cerveau gauche” qui ne prédispose pas à décoder le jeu pour pouvoir le mettre en question et le réinventer. 

L’interpellation mémétique peut conduire très loin, notamment quand elle montre comment l’essor des réseaux favorise des réplications de mèmes qui ne nous sont pas nécessairement favorables. Elle peut ainsi contredire des impulsions “évidentes” en KM, à commencer par celle qui fait admettre que pour innover et “s’adapter” il faut fonctionner en réseau et en réseaux de réseaux. Avec un peu de recul mémétique, on pourra considérer qu’il s’agit moins de s’adapter au système que d’adapter le système, donc pas nécessairement de suivre la course aux réseaux subis mais d’organiser l’adéquation avec des réseaux choisis, voire maîtrisés...

Aux origines de la mémétique

La possibilité que la sphère des humanités s’ouvre au modèle darwinien n’est pas nouvelle. Sans remonter à Démocrite, on la trouve chez le biochimiste Jacques Monod, dans Le hasard et la nécessité. La notion de monde des idées (noosphère) a été introduite par l’anthropologue Pierre Teilhard de Chardin. Alan Turing et Johannes Von Neumann, pères de l’informatique moderne, ont envisagé que les lois de la vie s’appliquent aussi à des machines ou créatures purement faites d’information. L’épistémologie évolutionnaire de Friedrich Von Hayek en est une autre illustration. D’autres parentés sont schématisées dans la carte ci-dessous.

De façon empirique, au quotidien, on peut observer la séparation du fait humain d’avec la nature, ainsi que son accélération : agriculture, urbanisation et autres activités sont visibles de l’espace, émissions de radio et autres expressions y sont audibles ; nos traces sont partout, livres, codes de lois, arts, technologies, religions… Est-ce l’homme qui a propulsé la culture ou celle-ci qui l’a tiré hors de son origine animale ?

En fait, grâce à ses outils, l’homme a favorisé une évolution combinée, un partenariat, un entraînement mutuel entre le biologique et le culturel. André Leroi-Gourhan raconte la co-évolution de l’outil, du langage et de la morphologie. Claude Lévi-Strauss parle de l’autonomie de l’organisation culturelle, par-delà les différences ethniques. Emile Durkheim revendique l’irréductibilité du fait social à la biologie. Parallèlement, l’observation des sociétés animales démontre que la nature produit des phénomènes collectifs, abstraits, allant bien au-delà des corps. Selon certaines extensions radicales de la sociobiologie à l’homme, toutes nos capacités seraient codées génétiquement, donc toute pratique culturelle - architecture, droit, économie ou art - ne serait qu’un phénotype étendu de l’homme. La réduction des comportements à leurs avantages évolutionnaires biologiques s’est atténuée. Le cerveau est modulaire, le schéma général de ses modules est inscrit dans les gènes, mais on a eu du mal à admettre que leur construction puisse se faire sur la base de flux cognitifs, d’apports d’expériences. 

Il y a des façons d’agir ou de penser qui au fil du temps ont contribué à la survie de ceux qui étaient naturellement aptes à les pratiquer : la peur du noir, la capacité de déguiser ses motivations, le désir de paraître riche ; ou plus subtilement la tendance à croire à une continuation de la vie après la mort, à une providence qui aide, à une vie dans l’invisible ; ou même le réflexe intellectuel consistant à supposer un but à toute chose. Mais il existe des idées, des modes de vie, des techniques, bref des éléments de culture indépendants de l’ADN, qui se transmettent par des moyens non génétiques, en particulier par l’imitation : c’est la thèse de Susan Blackmore, pour qui, entre ces mèmes en compétition, la sélection se fait en fonction de leur “intérêt propre” et non de celui des gènes.

L’argument de Pascal Jouxtel s’inspire d’une formule de Luca Cavalli-Sforza : l’évolution naturelle de l’homme est terminée car tous les facteurs naturels de sélection sont sous contrôle culturel. Tout ce qui pourrait influencer la fécondité ou la mortalité infantile est maîtrisé ou dépend de facteurs géopolitiques, économiques ou religieux. En revanche, la culture continue à évoluer : lois, art, technologies, réseaux de communication, structures de pouvoir, systèmes de valeurs. Le grand changement, c’est que les mèmes évoluent pour leur propre compte, en exploitant le terrain constitué par les réseaux de cerveaux humains, mais indépendamment, et parfois au mépris des besoins de leurs hôtes biologiques. 

“Ce sont des solutions mémétiquement évoluées qui sont aujourd’hui capables de breveter un génome. Il en va de même des religions et des systèmes politiques qui tuent. La plus majestueuse de toutes ces solutions s’appelle Internet, le cerveau global... Tout ce qui relie les humains est bon pour les mèmes. Il est logique, dans la même optique, de coder de façon de plus en plus digitalisée tous les modèles qui doivent être transmis, stockés et copiés. C’est ainsi que le monde se transforme de plus en plus en un vaste Leroy-Merlin culturel, au sein duquel il devient chaque jour plus facile de reproduire du prêt-à-penser, du prêt-à-vivre, du prêt-à-être. A mesure que l’on se familiarise avec l’hypothèse méméticienne, il devient évident qu’elle invite à un combat, à une résistance et à un dépassement. Elle nous montre que des modèles peuvent se reproduire dans le tissu social jusqu’à devenir dominants sans avoir une quelconque valeur de vérité ou d’humanité. Elle nous pose des questions comme : que valent nos certitudes ? De quel droit pouvons-nous imposer nos convictions et notre façon de vivre ?... Comment puis-je dire que je pense ?” (P. Jouxtel, www.memetique.org). Et bien sûr : comment les systèmes pondent-ils ?

Auteur: Quentin Jean-Pierre

Info: Critique du livre de Pascal Jouxtel "comment les systèmes..."

[ sociolinguistique ] [ PNL ]

 

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intelligence artificielle

Apprendre l'anglais n'est pas une tâche facile, comme le savent d'innombrables étudiants. Mais lorsque l'étudiant est un ordinateur, une approche fonctionne étonnamment bien : Il suffit d'alimenter un modèle mathématique géant, appelé réseau neuronal, avec des montagnes de textes provenant d'Internet. C'est le principe de fonctionnement des modèles linguistiques génératifs tels que ChatGPT d'OpenAI, dont la capacité à tenir une conversation cohérente (à défaut d'être toujours sincère) sur un large éventail de sujets a surpris les chercheurs et le public au cours de l'année écoulée.

Mais cette approche présente des inconvénients. D'une part, la procédure de "formation" nécessaire pour transformer de vastes archives textuelles en modèles linguistiques de pointe est coûteuse et prend beaucoup de temps. D'autre part, même les personnes qui forment les grands modèles linguistiques ont du mal à comprendre leur fonctionnement interne, ce qui, à son tour, rend difficile la prévision des nombreuses façons dont ils peuvent échouer.

Face à ces difficultés, certains chercheurs ont choisi d'entraîner des modèles plus petits sur des ensembles de données plus restreints, puis d'étudier leur comportement. "C'est comme le séquençage du génome de la drosophile par rapport au séquençage du génome humain", explique Ellie Pavlick, chercheuse sur les modèles de langage à l'université de Brown.

Dans un article récemment publié sur le serveur scientifique arxiv.org, deux chercheurs de Microsoft ont présenté une nouvelle méthode pour former de minuscules modèles de langage : Les élever avec un régime strict d'histoires pour enfants.

RÉSEAUX NEURONAUX

Des chercheurs acquièrent une nouvelle compréhension à partir d'une simple IA  

Les chercheurs en apprentissage automatique ont compris cette leçon. GPT-3.5, le grand modèle linguistique qui alimente l'interface ChatGPT, compte près de 200 milliards de paramètres et a été entraîné sur un ensemble de données comprenant des centaines de milliards de mots (OpenAI n'a pas publié les chiffres correspondants pour son successeur, GPT-4).  L'entraînement de modèles aussi vastes nécessite généralement au moins 1 000 processeurs spécialisés, appelés GPU, fonctionnant en parallèle pendant des semaines. Seules quelques entreprises peuvent réunir les ressources nécessaires, sans parler de l'entraînement et de la comparaison de différents modèles.

Les deux chercheurs ont montré que des modèles linguistiques des milliers de fois plus petits que les systèmes de pointe actuels apprenaient rapidement à raconter des histoires cohérentes et grammaticalement justes lorsqu'ils étaient formés de cette manière. Leurs résultats indiquent de nouvelles pistes de recherche qui pourraient être utiles pour former des modèles plus importants et comprendre leur comportement.

"J'ai trouvé tout  ça très instructif", a déclaré Chandra Bhagavatula, chercheur sur les modèles de langage à l'Allen Institute for Artificial Intelligence de Seattle. "Le concept lui-même est très intéressant.

Il était une fois

Les réseaux neuronaux au cœur des modèles de langage sont des structures mathématiques vaguement inspirées du cerveau humain. Chacun d'entre eux contient de nombreux neurones artificiels disposés en couches, avec des connexions entre les neurones des couches adjacentes. Le comportement du réseau neuronal est régi par la force de ces connexions, appelées paramètres. Dans un modèle linguistique, les paramètres contrôlent les mots que le modèle peut produire ensuite, compte tenu d'une invite initiale et des mots qu'il a déjà générés.

Un modèle ne prend véritablement vie qu'au cours de la formation, lorsqu'il compare de manière répétée ses propres résultats au texte de son ensemble de données de formation et qu'il ajuste ses paramètres afin d'accroître la ressemblance. Un réseau non entraîné avec des paramètres aléatoires est trivialement facile à assembler à partir de quelques lignes de code, mais il ne produira que du charabia. Après l'entraînement, il peut souvent poursuivre de manière plausible un texte peu familier. Les modèles de plus grande taille sont souvent soumis à des réglages plus fins qui leur apprennent à répondre à des questions et à suivre des instructions, mais l'essentiel de la formation consiste à maîtriser la prédiction des mots.

Pour réussir à prédire des mots, un modèle linguistique doit maîtriser de nombreuses compétences différentes. Par exemple, les règles de la grammaire anglaise suggèrent que le mot suivant le mot "going" sera probablement "to", quel que soit le sujet du texte. En outre, un système a besoin de connaissances factuelles pour compléter "la capitale de la France est", et compléter un passage contenant le mot "not" nécessite une connaissance rudimentaire de la logique.

"Le langage brut est très compliqué", explique Timothy Nguyen, chercheur en apprentissage automatique chez DeepMind. "Pour que des capacités linguistiques intéressantes apparaissent, les gens ont eu recours à l'idée que plus il y a de données, mieux c'est".

(photo) Ronen Eldan s'est rendu compte qu'il pouvait utiliser les histoires d'enfants générées par de grands modèles linguistiques pour en entraîner rapidement de plus petits.

Introduction

Ronen Eldan, mathématicien qui a rejoint Microsoft Research en 2022 pour étudier les modèles de langage génératifs, souhaitait développer un moyen moins coûteux et plus rapide d'explorer leurs capacités. Le moyen naturel d'y parvenir était d'utiliser un petit ensemble de données, ce qui signifiait qu'il devait entraîner les modèles à se spécialiser dans une tâche spécifique, afin qu'ils ne s'éparpillent pas. Au départ, il voulait entraîner les modèles à résoudre une certaine catégorie de problèmes mathématiques, mais un après-midi, après avoir passé du temps avec sa fille de 5 ans, il s'est rendu compte que les histoires pour enfants convenaient parfaitement. "L'idée m'est venue littéralement après lui avoir lu une histoire", a-t-il déclaré.

Pour générer des histoires cohérentes pour les enfants, un modèle de langage devrait apprendre des faits sur le monde, suivre les personnages et les événements, et observer les règles de grammaire - des versions plus simples des défis auxquels sont confrontés les grands modèles. Mais les grands modèles formés sur des ensembles de données massives apprennent d'innombrables détails non pertinents en même temps que les règles qui comptent vraiment. Eldan espérait que la brièveté et le vocabulaire limité des histoires pour enfants rendraient l'apprentissage plus gérable pour les petits modèles, ce qui les rendrait à la fois plus faciles à former et plus faciles à comprendre.

Dans le monde des modèles de langage, cependant, le terme "petit" est relatif : Un ensemble de données mille fois plus petit que celui utilisé pour former GPT-3.5 devrait encore contenir des millions d'histoires. "Je ne sais pas combien d'argent vous voulez dépenser, mais je suppose que vous n'allez pas engager des professionnels pour écrire quelques millions de nouvelles", a déclaré M. Nguyen.

Il faudrait un auteur extraordinairement prolifique pour satisfaire des lecteurs aussi voraces, mais Eldan avait quelques candidats en tête. Qui peut mieux écrire pour un public de petits modèles linguistiques que pour de grands modèles ?

Toys stories

Eldan a immédiatement entrepris de créer une bibliothèque d'histoires synthétiques pour enfants générées par de grands modèles linguistiques. Mais il a rapidement découvert que même les modèles de pointe ne sont pas naturellement très créatifs. Si l'on demande à GPT-4 d'écrire des histoires adaptées à des enfants de 4 ans, explique Eldan, "environ un cinquième des histoires concernera des enfants qui vont au parc et qui ont peur des toboggans". C'est apparemment la quintessence des histoires pour enfants d'âge préscolaire, selon l'Internet.

La solution a consisté à ajouter un peu d'aléatoire dans le message. Tout d'abord, Eldan a utilisé le GPT-4 pour générer une liste de 1 500 noms, verbes et adjectifs qu'un enfant de 4 ans pourrait connaître - suffisamment courte pour qu'il puisse facilement la vérifier lui-même. Il a ensuite écrit un programme informatique simple qui demanderait à plusieurs reprises à GPT-3.5 ou à GPT-4 de générer une histoire adaptée à l'âge de l'enfant, comprenant trois mots aléatoires de la liste, ainsi qu'un détail supplémentaire choisi au hasard, comme une fin heureuse ou un rebondissement de l'intrigue. Les histoires obtenues, heureusement, étaient moins axées sur des diapositives effrayantes.

Eldan disposait désormais d'une procédure pour produire des données de formation à la demande, mais il n'avait aucune idée du nombre d'histoires dont il aurait besoin pour former un modèle fonctionnel, ni de la taille de ce modèle. C'est alors qu'il s'est associé à Yuanzhi Li, chercheur en apprentissage automatique chez Microsoft et à l'université Carnegie Mellon, pour essayer différentes possibilités, en tirant parti du fait que les petits modèles peuvent être formés très rapidement. La première étape consistait à décider comment évaluer leurs modèles.

Introduction

Dans la recherche sur les modèles de langage - comme dans toute salle de classe - la notation est un sujet délicat. Il n'existe pas de rubrique parfaite qui englobe tout ce que les chercheurs veulent savoir, et les modèles qui excellent dans certaines tâches échouent souvent de manière spectaculaire dans d'autres. Au fil du temps, les chercheurs ont mis au point divers critères de référence standard basés sur des questions dont les réponses ne sont pas ambiguës, ce qui est une bonne approche si vous essayez d'évaluer des compétences spécifiques. Mais Eldan et Li se sont intéressés à quelque chose de plus nébuleux : quelle doit être la taille réelle des modèles linguistiques si l'on simplifie le langage autant que possible ?

"Pour vérifier directement si le modèle parle anglais, je pense que la seule chose à faire est de laisser le modèle générer de l'anglais de manière ouverte", a déclaré M. Eldan.

Il n'y a que deux façons de mesurer les performances d'un modèle sur des questions aussi qualitatives : S'appuyer sur des évaluateurs humains ou se tourner à nouveau vers le GPT-4. Les deux chercheurs ont opté pour cette dernière solution, laissant les grands modèles à la fois rédiger les manuels et noter les dissertations.

Bhagavatula a déclaré qu'il aurait aimé voir comment les évaluations de GPT-4 se comparaient à celles des correcteurs humains - GPT-4 peut être biaisé en faveur des modèles qu'il a aidé à former, et l'opacité des modèles de langage rend difficile la quantification de tels biais. Mais il ne pense pas que de telles subtilités affecteraient les comparaisons entre différents modèles formés sur des ensembles similaires d'histoires synthétiques - l'objectif principal du travail d'Eldan et Li.

Eldan et Li ont utilisé une procédure en deux étapes pour évaluer chacun de leurs petits modèles après la formation. Tout d'abord, ils ont présenté au petit modèle la première moitié d'une histoire distincte de celles de l'ensemble des données d'apprentissage, de manière à ce qu'il génère une nouvelle fin, en répétant ce processus avec 50 histoires de test différentes. Ensuite, ils ont demandé à GPT-4 d'évaluer chacune des fins du petit modèle en fonction de trois catégories : créativité, grammaire et cohérence avec le début de l'histoire. Ils ont ensuite fait la moyenne des notes obtenues dans chaque catégorie, obtenant ainsi trois notes finales par modèle.

Avec cette procédure en main, Eldan et Li étaient enfin prêts à comparer les différents modèles et à découvrir quels étaient les étudiants les plus brillants.

Résultats des tests

Après quelques explorations préliminaires, les deux chercheurs ont opté pour un ensemble de données de formation contenant environ 2 millions d'histoires. Ils ont ensuite utilisé cet ensemble de données, baptisé TinyStories, pour entraîner des modèles dont la taille varie de 1 million à 30 millions de paramètres, avec un nombre variable de couches. Le travail a été rapide : En utilisant seulement quatre GPU, l'entraînement du plus grand de ces modèles n'a pas pris plus d'une journée.

Les plus petits modèles ont eu du mal. Par exemple, l'une des histoires testées commence par un homme à l'air méchant qui dit à une fille qu'il va lui prendre son chat. Un modèle à un million de paramètres s'est retrouvé bloqué dans une boucle où la fille répète sans cesse à l'homme qu'elle veut être son amie. Mais les modèles plus grands, qui sont encore des milliers de fois plus petits que GPT-3.5, ont obtenu des résultats surprenants. La version à 28 millions de paramètres racontait une histoire cohérente, même si la fin était sinistre : "Katie s'est mise à pleurer, mais l'homme s'en fichait. Il a emporté le chat et Katie n'a plus jamais revu son chat. Fin de l'histoire".

En plus de tester leurs propres modèles, Eldan et Li ont soumis le même défi au GPT-2 d'OpenAI, un modèle de 1,5 milliard de paramètres publié en 2019. Le résultat a été bien pire - avant la fin abrupte de l'histoire, l'homme menace d'emmener la jeune fille au tribunal, en prison, à l'hôpital, à la morgue et enfin au crématorium.

Introduction

Selon M. Nguyen, il est passionnant que des modèles aussi petits soient aussi fluides, mais il n'est peut-être pas surprenant que GPT-2 ait eu du mal à accomplir la tâche : il s'agit d'un modèle plus grand, mais loin de l'état de l'art, et il a été formé sur un ensemble de données très différent. "Un enfant en bas âge qui ne s'entraînerait qu'à des tâches d'enfant en bas âge, comme jouer avec des jouets, obtiendrait de meilleurs résultats que vous ou moi", a-t-il fait remarquer. "Nous ne nous sommes pas spécialisés dans cette chose simple.

Les comparaisons entre les différents modèles de TinyStories ne souffrent pas des mêmes facteurs de confusion. Eldan et Li ont observé que les réseaux comportant moins de couches mais plus de neurones par couche étaient plus performants pour répondre aux questions nécessitant des connaissances factuelles ; inversement, les réseaux comportant plus de couches et moins de neurones par couche étaient plus performants pour garder en mémoire les personnages et les points de l'intrigue situés plus tôt dans l'histoire. Bhagavatula a trouvé ce résultat particulièrement intriguant. S'il peut être reproduit dans des modèles plus vastes, "ce serait un résultat vraiment intéressant qui pourrait découler de ce travail", a-t-il déclaré.

Eldan et Li ont également étudié comment les capacités de leurs petits modèles dépendaient de la durée de la période de formation. Dans tous les cas, les modèles maîtrisaient d'abord la grammaire, puis la cohérence. Pour Eldan, ce schéma illustre comment les différences dans les structures de récompense entraînent des différences dans les schémas d'acquisition du langage entre les réseaux neuronaux et les enfants. Pour les modèles de langage, qui apprennent en prédisant des mots, "l'incitation pour les mots "je veux avoir" est aussi importante que pour les mots "crème glacée"", a-t-il déclaré. Les enfants, en revanche, "ne se soucient pas de savoir s'ils disent 'j'aimerais avoir de la glace' ou simplement 'glace, glace, glace'".

Qualité contre quantité

Eldan et Li espèrent que cette étude incitera d'autres chercheurs à entraîner différents modèles sur l'ensemble des données de TinyStories et à comparer leurs capacités. Mais il est souvent difficile de prédire quelles caractéristiques des petits modèles apparaîtront également dans les plus grands.

"Peut-être que les modèles de vision chez la souris sont de très bons substituts de la vision humaine, mais les modèles de dépression chez la souris sont-ils de bons modèles de la dépression chez l'homme ? a déclaré M. Pavlick. "Pour chaque cas, c'est un peu différent.

Le succès des modèles TinyStories suggère également une leçon plus large. L'approche standard pour compiler des ensembles de données de formation consiste à aspirer des textes sur l'internet, puis à filtrer les déchets. Le texte synthétique généré par des modèles de grande taille pourrait constituer une autre façon d'assembler des ensembles de données de haute qualité qui n'auraient pas besoin d'être aussi volumineux.

"Nous avons de plus en plus de preuves que cette méthode est très efficace, non seulement pour les modèles de la taille de TinyStories, mais aussi pour les modèles plus importants", a déclaré M. Eldan. Ces preuves proviennent d'une paire d'articles de suivi sur les modèles à un milliard de paramètres, rédigés par Eldan, Li et d'autres chercheurs de Microsoft. Dans le premier article, ils ont entraîné un modèle à apprendre le langage de programmation Python en utilisant des extraits de code générés par GPT-3.5 ainsi que du code soigneusement sélectionné sur l'internet. Dans le second, ils ont complété l'ensemble de données d'entraînement par des "manuels" synthétiques couvrant un large éventail de sujets, afin d'entraîner un modèle linguistique à usage général. Lors de leurs tests, les deux modèles ont été comparés favorablement à des modèles plus importants formés sur des ensembles de données plus vastes. Mais l'évaluation des modèles linguistiques est toujours délicate, et l'approche des données d'entraînement synthétiques n'en est qu'à ses balbutiements - d'autres tests indépendants sont nécessaires.

Alors que les modèles linguistiques de pointe deviennent de plus en plus volumineux, les résultats surprenants de leurs petits cousins nous rappellent qu'il y a encore beaucoup de choses que nous ne comprenons pas, même pour les modèles les plus simples. M. Nguyen s'attend à ce que de nombreux autres articles explorent l'approche inaugurée par TinyStories.

"La question est de savoir où et pourquoi la taille a de l'importance", a-t-il déclaré. "Il devrait y avoir une science à ce sujet, et cet article est, je l'espère, le début d'une riche histoire.



 



 

Auteur: Internet

Info: https://www.quantamagazine.org/ Ben Brubaker, 5 octobre 2023

[ synthèse ]

 

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non-voyant

Le monde tel que l'imaginent ceux qui n'ont jamais vu. (I)
Depuis les opérations pratiquées par le chirurgien anglais Cheselden en 1728 sur des personnes atteintes de cataracte congénitale, redonner la vue aux aveugles ne tient plus du miracle biblique mais de la science - et les avancées extraordinaires que la médecine a effectuées dans ce domaine invitent à être optimistes pour l'avenir. Toutefois, la plupart des aveugles de naissance qui vivent aujourd'hui savent que ces progrès bénéficieront surtout aux générations futures et que, pour la majorité d'entre eux, ils quitteront ce monde sans en avoir rien vu. Pour autant, à en croire certains, il n'y a nullement là de quoi s'affliger :" Je ne regrette jamais de ne pas voir. Je vois autrement et puis je n'ai jamais vu avec les yeux, ça ne peut pas me manquer." affirme Sophie Massieu (36 ans, journaliste).
L'aveugle de naissance "ne sait pas ce qu'il perd", littéralement parlant, il n'a donc aucune raison de soupirer après un état qu'il n'a jamais connu. Ce n'est donc pas, dans son cas, sur le mode de la lamentation ou du regret lyrique qu'il faut entendre le mot "jamais", comme ce peut être le cas pour les aveugles tardifs qui restent longtemps hantés par leurs souvenirs de voyant... Non, pour l'aveugle-né, ce "jamais" fonctionne à la manière d'un levier, d'une faille où s'engouffre son imagination : à quoi peut ressembler ce monde visible dont tout le monde parle autour de lui ? Comment se représenter des notions proprement visuelles, telles que les couleurs, l'horizon, la perspective ? Toutes ces questions pourraient tenir en une seule : comment concevoir ce qu'est la vue sans voir ? Question qui a sa réciproque pour le voyant : comment se représenter ce que c'est que de ne pas voir pour quiconque a toujours vu ? Il y a là un défi lancé à l'imagination, défi d'autant plus difficile à relever que les repères auxquels chacun aura spontanément tendance à se référer seront tirés d'un univers perceptif radicalement différent de celui qu'on cherche à se représenter, et qu'ils risquent fort, par conséquent, de nous induire en erreur. Il n'est pas dit que ce fossé perceptif puisse être franchi par l'imagination - mais comme tout fossé, celui-ci appelle des passerelles : analogies puisées dans les autres sens ou dans le langage, efforts pour s'abstraire de ses automatismes de pensée - ce que Christine Cloux, aveugle de naissance, appelle une forme de "souplesse mentale"... L'enjeu, s'il est vital pour l'aveugle, peut sembler minime pour le voyant : que gagne-t-on à imaginer le monde avec un sens en moins ? On aurait tort de négliger l'intérêt d'une telle démarche intellectuelle, car s'interroger sur la perception du monde d'un aveugle de naissance, c'est remettre la nôtre en perspective, en appréhender le caractère relatif, mesurer à quel point nos représentations mentales dépendent de nos dispositions sensibles - enfin, c'est peut-être le moyen de prendre conscience des limites de notre point de vue et, le temps d'un effort d'imagination, de les dépasser...
Imaginer le monde quand on est enfant
Le jeune enfant voyant croit que les choses cessent d'exister dès lors qu'elles quittent son champ de vision : un moment très bref, dit-on, sépare le temps où il croit encore sa mère absente et celui où il la croit déjà morte. Qu'on s'imagine alors ce qu'il en est pour l'enfant aveugle de naissance... "J'avais peur de lancer un ballon, parce que je pensais qu'il allait disparaître. Mon monde s'arrêtait à un mètre, au-delà, pour moi, c'était le vide. "explique Natacha de Montmollin (38 ans, informaticienne de gestion). Comment être sûr que les objets continuent d'exister quand ils sont hors de portée, d'autant plus quand on ne les retrouve pas là où on les avait laissés ? Comment accorder sa confiance à monde aussi inconstant ? Un enfant aveugle de naissance aura nécessairement besoin de plus de temps qu'un enfant voyant pour trouver ses marques et pour comprendre le monde qui l'entoure.
Dans les premières années de sa vie, l'aveugle de naissance n'a pas conscience de son handicap... De fait, s'il ne vivait dans une société de voyants, il passerait toute sa vie sans se douter de l'existence du monde visible. Dans la nouvelle de H. G. Wells Le pays des aveugles, le héros, voyant débarqué dans une communauté d'aveugles qui vit repliée sur elle-même, découvre à ses dépens qu'on y traite ceux qui se prétendent doués de la vue non comme des dieux ou des rois, mais comme des fous, comme nous traitons ceux qui affirment voir des anges - pour le dire autrement : au royaume des aveugles de naissance, les borgnes seraient internés. C'est uniquement parce qu'il vit dans une société organisée par et pour des voyants que l'aveugle finit par contracter, avec le temps, le sentiment de sa différence. Cette découverte peut se faire de différentes manières : les parents peuvent, quand ils estiment leur enfant assez mûr, lui expliquer son infirmité ; l'enfant peut également la découvrir par lui-même, au contact des autres enfants. "On ne m'a jamais expliqué que j'étais aveugle, j'en ai pris conscience avec le temps, explique Sophie Massieu. Quand je jouais à cache-cache avec les autres enfants, je ne comprenais pas pourquoi j'étais toujours la première débusquée... Evidemment, j'étais toujours cachée sous une table, sans rien autour pour me protéger, je sautais un peu aux yeux..."
Le jeune aveugle de naissance finit donc par comprendre qu'il existe une facette de la réalité que les autres perçoivent mais qui lui demeure inaccessible. Dans un premier temps, cette "face du monde" doit lui paraître pour le moins abstraite et difficile à concevoir. Pour avoir un aperçu de l'effort d'imagination que cela exige, le voyant devrait tenter de se représenter une quatrième dimension de l'espace qui l'engloberait sans qu'il en ait conscience...
Il est inévitable que l'aveugle de naissance commence par se faire de certaines choses une représentation inexacte : ces "fourvoiements de l'imagination" constituent des étapes indispensables à l'élaboration de l'intelligence, qu'on soit aveugle ou non. En outre, ils peuvent avoir leur poésie. Un psychologue russe (cité par Pierre Villey dans son ouvrage Le monde des aveugles) mentionne l'exemple d'un jeune aveugle de naissance qui se représentait absolument tous les objets comme en mouvement, jusqu'aux plus immobiles : "pour lui les pierres sautent, les couleurs jouent et rient, les arbres se battent, gémissent, pleurent". Cette représentation peut prêter à sourire, mais après tout, la science et la philosophie ne nous ont-elles pas enseigné que l'immobilité du monde n'était qu'une illusion de la perception, découlant de l'incomplétude de notre point de vue ? A ce titre, l'imagination de ce garçon semblait lui avoir épargné certaines illusions dont l'humanité a eu tant de mal à se déprendre : par exemple, quoiqu'il ne sut rien du mouvement des corps célestes, on raconte que, lorsqu'on lui posa la question : "le soleil et la lune se meuvent-ils ?", il répondit par l'affirmative, sans aucune hésitation.
L'aveugle de naissance peut se représenter la plupart des objets en les palpant. Quand ceux-ci sont trop imposants, des maquettes ou des reproductions peuvent s'y substituer. "J'ai su comment était foutue la Tour Eiffel en ayant un porte-clefs entre les mains... " se souvient Sophie Massieu. Tant que l'objet demeure hors de sa portée, hors du champ de son expérience, il n'est pas rare que l'aveugle s'en fasse une image fantaisiste en se fondant sur la sonorité du mot ou par associations d'idées. Ce défaut n'est pas propre aux aveugles, et "chez chacun, l'imagination devance l'action des sens", pour reprendre l'expression de Pierre Villey. Mais ce défaut peut avoir des conséquences nettement plus fâcheuses chez l'aveugle de naissance, car s'il se contente de ces représentations inexactes et ne cherche pas à les corriger, il risque de méconnaître le monde qui l'entoure et de s'isoler dans un royaume fantasque construit selon les caprices de son imagination. L'aveugle-né n'a pas le choix : il doit s'efforcer de se représenter le monde le plus fidèlement possible, sous peine d'y vivre en étranger...
Imaginer les individus
Très tôt, l'aveugle va trouver des expédients pour se représenter le monde qui l'entoure, à commencer par les gens qu'il côtoie. Leur voix, pour commencer, constitue pour lui une mine d'informations précieuses : l'aveugle prête autant attention à ce que dit son interlocuteur qu'à la manière dont il le dit. La voix révèle un caractère, le ton une humeur, l'accent une origine... "On peut dire ce qu'on veut, mais notre voix parle de nous à notre insu." explique Christine Cloux (36 ans, informaticienne). Certains aveugles considèrent qu'il est beaucoup plus difficile de déguiser les expressions de sa voix que celles de son visage, et pour eux, c'est la voix qui est le miroir de l'âme : "Un monde d'aveugle aurait ses Lavater [auteur de"L'Art de connaître les hommes par la physionomie"]. Une phonognomie y tiendrait lieu de notre physiognomie." écrit Pierre Villey dans Le monde des aveugles. Mais à trop se fier au caractère révélateur d'une voix, l'aveugle s'expose parfois à de cruelles désillusions... Villey cite le cas d'une jeune aveugle qui s'était éprise d'une actrice pour le charme de sa voix : "Instruite des déportements peu recommandables de son idole elle s'écrie dans un naïf élan de désespoir : "Si une pareille voix est capable de mentir, à quoi pourrons-nous donc donner notre confiance ?".
De nombreux autres indices peuvent renseigner l'aveugle sur son interlocuteur : une poignée de main en dit long (Sophie Massieu affirme haïr "les poignées de main pas franches, mollasses...", qu'elle imagine comparables à un regard fuyant) ; le son des pas d'un individu peut renseigner sur sa corpulence et sa démarche ; les odeurs qu'il dégage peuvent donner de précieux renseignements sur son mode de vie - autant d'indices que le voyant néglige souvent, en se focalisant principalement sur les informations que lui fournit sa vue. Quant à l'apparence physique en elle-même, la perspicacité de l'aveugle atteint ici ses limites : "Il y a des choses qu'on sait par le toucher mais d'autres nous échappent : on a la forme du visage, mais on n'a pas la finesse des traits, explique Sophie Massieu. On peut toujours demander aux copines "tiens, il me plaît bien, à quoi il ressemble ?" Bon, il faut avoir des bonnes copines... " Certains aveugles de naissance sont susceptibles de se laisser influencer par les goûts de la majorité voyante : Jane Hervé mentionne la préférence d'une aveugle de naissance pour les blonds aux yeux bleus :"Je crois que les blonds sont beaux. Peut-être que c'est rare...". "D'une façon générale, je pense que la manière dont nous imaginons les choses que nous ne pouvons pas percevoir tient beaucoup à la manière dont on nous en parle, explique Sophie Massieu. Si la personne qui vous le décrit trouve ça beau, vous allez trouvez ça beau, si elle trouve ça moche, vous allez trouver ça moche...". De ce point de vue, l'aveugle dépend - littéralement - du regard des autres : "Mes amis et ma famille verbalisent beaucoup ce qu'ils voient, alors ils sont en quelque sorte mon miroir parlant..." confie Christine Cloux.
Imaginer l'espace
On a cru longtemps que l'étendue était une notion impossible à concevoir pour un aveugle. Platner, un médecin philosophe du siècle dernier, en était même arrivé à la conclusion que, pour l'aveugle-né, c'était le temps qui devait faire office d'espace : "Eloignement et proximité ne signifient pour lui que le temps plus ou moins long, le nombre plus ou moins grand d'intermédiaires dont il a besoin pour passer d'une sensation tactile à une autre.". Cette théorie est très poétique - on se prend à imaginer, dans un monde d'aveugles-nés, des cartes en relief où la place dévolue à chaque territoire ne serait pas proportionnelle à ses dimensions réelles mais à son accessibilité, au temps nécessaire pour le parcourir... Dans les faits, cependant, cette théorie nous en dit plus sur la manière dont les voyants imaginent le monde des aveugles que sur le contraire. Car s'il faut en croire les principaux intéressés, ils n'ont pas spécialement de difficulté à se figurer l'espace.
"Tout est en 3D dans ma tête, explique Christine Cloux. Si je suis chez moi, je sais exactement comment mon appartement est composé : je peux décrire l'étage inférieur sans y aller, comme si j'en avais une maquette. Vraiment une maquette, pas un dessin ou une photo. De même pour les endroits que je connais ou que j'explore : les gares, des quartiers en ville, etc. Plus je connais, plus c'est précis. Plus j'explore, plus j'agrandis mes maquettes et j'y ajoute des détails."La représentation de l'espace de l'aveugle de naissance se fait bien sous formes d'images spatiales, mais celles-ci n'en sont pas pour autant des images-vues : il faudrait plutôt parler d'images-formes, non visuelles, où l'aveugle projette à l'occasion des impressions tactiles. Pour décrire cette perception, Jane Hervé utilise une comparaison expressive :"les sensations successives et multiples constituent une toile impressionniste - tramée de mille touchers et sensations - suggérant la forme sentie, comme les taches d'or étincelant dans la mer composant l'Impression, soleil devant de Claude Monet."
A l'époque des Lumières, certains commentateurs, stupéfaits par les pouvoirs de déduction des aveugles, s'imaginaient que ceux-ci étaient capables de voir avec le bout de leurs doigts (ils étaient trompés, il faut dire, par certains aveugles qui prétendaient pouvoir reconnaître les couleurs d'un vêtement simplement en touchant son étoffe). Mais les aveugles de naissance eux-mêmes ne sont pas à l'abri de ce genre de méprises : Jane Hervé cite le cas d'une adolescente de 18 ans - tout à fait intelligente par ailleurs - qui pensait que le regard des voyants pouvait contourner les obstacles - exactement comme la main permet d'enserrer entièrement un petit objet pour en connaître la forme. Elle pensait également que les voyants pouvaient voir de face comme de dos, qu'ils étaient doués d'une vision panoramique : "Elle imaginait les voyants comme des Janus bifaces, maîtres du regard dans toutes les directions.". L'aveugle du Puiseaux dont parle Diderot dans sa Lettre sur les aveugles, ne sachant pas ce que voulait dire le mot miroir, imaginait une machine qui met l'homme en relief, hors de lui-même. Chacun imagine l'univers perceptif de l'autre à partir de son univers perceptif propre : le voyant croit que l'aveugle voit avec les doigts, l'aveugle que le voyant palpe avec les yeux. Comme dans la parabole hindoue où des individus plongés dans l'obscurité tentent de déduire la forme d'un éléphant en se fondant uniquement sur la partie du corps qu'ils ont touché (untel qui a touché la trompe prétend que l'éléphant a la forme d'un tuyau d'eau, tel autre qui a touché l'oreille lui prête la forme d'un éventail...) - semblablement les êtres humains imaginent un inconnu radical à partir de ce qu'ils connaissent, quand bien même ces repères se révèlent impropres à se le représenter.
Parmi les notions spatiales particulièrement difficiles à appréhender pour un aveugle, il y a la perspective - le fait que la taille apparente d'un objet diminue proportionnellement à son éloignement pour le sujet percevant. "En théorie je comprends ce qu'est la perspective, mais de là à parvenir à réaliser un dessin ou à en comprendre un, c'est autre chose - c'est d'ailleurs la seule mauvaise note que j'ai eu en géométrie, explique Christine Cloux. Par exemple, je comprends que deux rails au loin finissent par ne former qu'une ligne. Mais ce n'est qu'une illusion, car en réalité il y a toujours deux rails, et dans ma tête aussi. Deux rails, même très loin, restent deux rails, sans quoi le train va avoir des ennuis pour passer..." Noëlle Roy, conservatrice du musée Valentin Haüy, se souvient d'une aveugle âgée, qui, effleurant avec ses doigts une reproduction en bas-relief du tableau l'Angélus de Millet, s'était étonnée que les deux paysans au premier plan soient plus grands que le clocher dont la silhouette se découpe sur l'horizon. Quand on lui expliqua que c'était en vertu des lois de la perspective, les personnages se trouvant au premier plan et le clocher très loin dans la profondeur de champ, la dame s'étonna qu'on ne lui ait jamais expliqué cela... On peut se demander comment cette dame aurait réagi si, recouvrant l'usage de la vue suite à une opération chirurgicale, elle avait aperçu la minuscule silhouette d'un individu dans le lointain : aurait-elle pensé que c'était là sa taille réelle et que cet individu, s'approchant d'elle, n'en serait pas plus grand pour autant ? Jane Hervé cite le témoignage d'une aveugle de 62 ans qui a retrouvé la vue suite à une opération : "Tout était déformé, il n'y avait plus aucune ligne droite, tout était concave... Les murs m'emprisonnaient, les toitures des maisons paraissaient s'effondrer comme après un bombardement. Ce que je voyais ovale, je le sentais rond avec mes mains. Ce que je distinguais à distance, je le sentais sur moi. J'avais des vertiges permanents. "On peut s'imaginer le cauchemar que représente une perception du monde où la vision et la sensation tactile ne concordent pas, où les sens envoient au cerveau des signaux impossibles à concilier... D'autres aveugles de naissance, ayant recouvré l'usage de la vue suite à une opération, dirent avoir l'impression que les objets leur touchaient les yeux : ils eurent besoin de plusieurs jours pour saisir la distance et de plusieurs semaines pour apprendre à l'évaluer correctement. Cela nous rappelle que notre vision du monde en trois dimensions n'a rien d'innée, qu'elle résulte au contraire d'un apprentissage et qu'il y entre une part considérable de construction intellectuelle.

Auteur: Molard Arthur

Info: http://www.jeanmarcmeyrat.ch/blog/2011/05/12/le-monde-tel-que-limaginent-ceux-qui-nont-jamais-vu

[ réflexion ] [ vacuité ] [ onirisme ] [ mimétisme ] [ synesthésie ] [ imagination ]

 
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Le comportement de cet animal est programmé mécaniquement.

Des interactions biomécaniques, plutôt que des neurones, contrôlent les mouvements de l'un des animaux les plus simples. Cette découverte offre un aperçu de la façon dont le comportement animal fonctionnait avant l'apparition des neurones.

L'animal extrêmement simple Trichoplax adhaerens se déplace et réagit à son environnement avec agilité et avec un but apparent, mais il n'a pas de neurones ou de muscles pour coordonner ses mouvements. De nouveaux travaux montrent que les interactions biomécaniques entre les cils de l'animal suffisent à en expliquer ses mouvements.

Le biophysicien Manu Prakash se souvient très bien du moment où, tard dans la nuit, dans le laboratoire d'un collègue, il y a une douzaine d'années, il a regardé dans un microscope et a rencontré sa nouvelle obsession. L'animal sous les lentilles n'était pas très beau à voir, ressemblant plus à une amibe qu'à autre chose : une tache multicellulaire aplatie, de 20 microns d'épaisseur et de quelques millimètres de diamètre, sans tête ni queue. Elle se déplaçait grâce à des milliers de cils qui recouvraient sa face inférieure pour former la "plaque velue collante" qui lui a inspiré son nom latin, Trichoplax adhaerens.

Cette étrange créature marine, classée dans la catégorie des placozoaires, dispose pratiquement d'une branche entière de l'arbre de l'évolution de la vie pour elle-même, ainsi que du plus petit génome connu du règne animal. Mais ce qui a le plus intrigué Prakash, c'est la grâce, l'agilité et l'efficacité bien orchestrées avec lesquelles les milliers ou les millions de cellules du Trichoplax se déplacent.

Après tout, une telle coordination nécessite habituellement des neurones et des muscles - et le Trichoplax n'en a pas.

Prakash s'est ensuite associé à Matthew Storm Bull, alors étudiant diplômé de l'université de Stanford, pour faire de cet étrange organisme la vedette d'un projet ambitieux visant à comprendre comment les systèmes neuromusculaires ont pu évoluer et comment les premières créatures multicellulaires ont réussi à se déplacer, à trouver de la nourriture et à se reproduire avant l'existence des neurones.

"J'appelle souvent ce projet, en plaisantant, la neuroscience sans les neurones", a déclaré M. Prakash.

Dans un trio de prétirés totalisant plus de 100 pages - publiés simultanément sur le serveur arxiv.org l'année dernière - lui et Bull ont montré que le comportement de Trichoplax pouvait être décrit entièrement dans le langage de la physique et des systèmes dynamiques. Les interactions mécaniques qui commencent au niveau d'un seul cilium, puis se multiplient sur des millions de cellules et s'étendent à des niveaux supérieurs de structure, expliquent entièrement la locomotion coordonnée de l'animal tout entier. L'organisme ne "choisit" pas ce qu'il doit faire. Au contraire, la horde de cils individuels se déplace simplement - et l'animal dans son ensemble se comporte comme s'il était dirigé par un système nerveux. Les chercheurs ont même montré que la dynamique des cils présente des propriétés qui sont généralement considérées comme des signes distinctifs des neurones.

Ces travaux démontrent non seulement comment de simples interactions mécaniques peuvent générer une incroyable complexité, mais ils racontent également une histoire fascinante sur ce qui aurait pu précéder l'évolution du système nerveux.

"C'est un tour de force de la biophysique", a déclaré Orit Peleg, de l'université du Colorado à Boulder, qui n'a pas participé aux études. Ces découvertes ont déjà commencé à inspirer la conception de machines mécaniques et de robots, et peut-être même une nouvelle façon de penser au rôle des systèmes nerveux dans le comportement animal. 

La frontière entre le simple et le complexe

Les cerveaux sont surestimés. "Un cerveau est quelque chose qui ne fonctionne que dans le contexte très spécifique de son corps", a déclaré Bull. Dans les domaines connus sous le nom de "robotique douce" et de "matière active", la recherche a démontré que la bonne dynamique mécanique peut suffire à accomplir des tâches complexes sans contrôle centralisé. En fait, les cellules seules sont capables de comportements remarquables, et elles peuvent s'assembler en systèmes collectifs (comme les moisissures ou les xénobots) qui peuvent accomplir encore plus, le tout sans l'aide de neurones ou de muscles.

Mais est-ce possible à l'échelle d'un animal multicellulaire entier ?

Le Trichoplax fut un cas d'étude parfait : assez simple pour être étudié dans les moindres détails, mais aussi assez compliqué pour offrir quelque chose de nouveau aux chercheurs. En l'observant, "vous regardez simplement une danse", a déclaré Prakash. "Elle est d'une incroyable complexité". Elle tourne et se déplace sur des surfaces. Elle s'accroche à des plaques d'algues pour les piéger et les consommer comme nourriture. Elle se reproduit asexuellement en se divisant en deux.

"Un organisme comme celui-ci se situe dans un régime intermédiaire entre quelque chose de réellement complexe, comme un vertébré, et quelque chose qui commence à devenir complexe, comme les eucaryotes unicellulaires", explique Kirsty Wan, chercheur à l'université d'Exeter en Angleterre, qui étudie la locomotion ciliaire.

Ce terrain intermédiaire entre les cellules uniques et les animaux dotés de muscles et de systèmes nerveux semblait être l'endroit idéal pour que Prakash et Bull posent leurs questions. "Pour moi, un organisme est une idée", a déclaré Prakash, un terrain de jeu pour tester des hypothèses et un berceau de connaissances potentielles.

Prakash a d'abord construit de nouveaux microscopes permettant d'examiner le Trichoplax par en dessous et sur le côté, et a trouvé comment suivre le mouvement à grande vitesse de ses cils. (Ce n'était pas un terrain entièrement nouveau pour lui, puisqu'il était déjà célèbre pour ses travaux sur le Foldscope, un microscope facile à assembler et dont la fabrication coûte moins d'un dollar). Il pouvait alors voir et suivre des millions de cils individuels, chacun apparaissant comme une minuscule étincelle dans le champ de vision du microscope pendant une fraction de seconde à la fois. "Vous ne voyez que les empreintes lorsqu'elles se posent sur la surface", a déclaré Prakash.

Lui-même - et plus tard Bull, qui a rejoint son laboratoire il y a six ans - ont passé des heures à observer l'orientation de ces petites empreintes. Pour que ces motifs complexes soient possibles, les scientifiques savaient que les cils devaient être engagés dans une sorte de communication à longue distance. Mais ils ne savaient pas comment.

Ils ont donc commencé à rassembler les pièces du puzzle, jusqu'à ce que, l'année dernière, ils décident enfin qu'ils avaient leur histoire.

Une marche en pilote automatique

Au départ, Prakash et Bull s'attendaient à ce que les cils glissent sur des surfaces, avec une fine couche de liquide séparant l'animal du substrat. Après tout, les cils sont généralement vus dans le contexte des fluides : ils propulsent des bactéries ou d'autres organismes dans l'eau, ou déplacent le mucus ou les fluides cérébrospinaux dans un corps. Mais lorsque les chercheurs ont regardé dans leurs microscopes, ils ont constaté que les cils semblaient marcher, et non nager.

Bien que l'on sache que certains organismes unicellulaires utilisent les cils pour ramper, ce type de coordination n'avait jamais été observé à cette échelle. "Plutôt qu'utiliser les cils pour propulser un fluide, il s'agit de mécanique, de friction, d'adhésion et de toutes sortes de mécanismes solides très intéressants", a-t-elle déclaré.

Prakash, Bull et Laurel Kroo, une étudiante diplômée en génie mécanique de Stanford, ont donc entrepris de caractériser la démarche des cils. Ils ont suivi la trajectoire de l'extrémité de chaque cilium au fil du temps, l'observant tracer des cercles et pousser contre des surfaces. Ils ont défini trois types d'interactions : le glissement, au cours duquel les cils effleurent à peine la surface ; la marche, lorsque les cils adhèrent brièvement à la surface avant de se détacher ; et le calage, lorsque les cils restent coincés contre la surface.

Dans leurs modèles, l'activité de marche émergeait naturellement de l'interaction entre les forces motrices internes des cils et l'énergie de leur adhésion à la surface. Le bon équilibre entre ces deux paramètres (calculé à partir de mesures expérimentales de l'orientation, de la hauteur et de la fréquence des battements des cils) permettant une locomotion régulière, chaque cilium se collant puis se soulevant, comme une jambe. Un mauvais équilibre produisant les phases de glissement ou de décrochage.

Nous pensons généralement, lorsque quelque chose se passe comme ça, qu'il y a un signal interne semblable à une horloge qui dit : "OK, allez-y, arrêtez-vous, allez-y, arrêtez-vous", a déclaré Simon Sponberg, biophysicien à l'Institut de technologie de Géorgie. "Ce n'est pas ce qui se passe ici. Les cils ne sont pas rythmés. Il n'y a pas une chose centrale qui dit 'Go, go, go' ou autre. Ce sont les interactions mécaniques qui mettent en place quelque chose qui va, qui va, qui va."

De plus, la marche pourrait être modélisée comme un système excitable, c'est-à-dire un système dans lequel, sous certaines conditions, les signaux se propagent et s'amplifient au lieu de s'atténuer progressivement et de s'arrêter. Un neurone est un exemple classique de système excitable : De petites perturbations de tension peuvent provoquer une décharge soudaine et, au-delà d'un certain seuil, le nouvel état stimulé se propage au reste du système. Le même phénomène semble se produire ici avec les cils. Dans les expériences et les simulations, de petites perturbations de hauteur, plutôt que de tension, entraînent des changements relativement importants dans l'activité des cils voisins : Ils peuvent soudainement changer d'orientation, et même passer d'un état de stase à un état de marche. "C'est incroyablement non linéaire", a déclaré Prakash.

En fait, les modèles de cils de Prakash, Bull et Kroo se sont avérés très bien adaptés aux modèles établis pour les potentiels d'action au sein des neurones. "Ce type de phénomène unique se prête à une analogie très intéressante avec ce que l'on observe dans la dynamique non linéaire des neurones individuels", a déclaré Bull. Sponberg est d'accord. "C'est en fait très similaire. Il y a une accumulation de l'énergie, et puis pop, et puis pop, et puis pop".

Les cils s'assemblent comme des oiseaux

Forts de cette description mathématique, Prakash et Bull ont examiné comment chaque cilium pousse et tire sur ses voisins lors de son interaction avec la surface, et comment toute ces activités indépendantes peuvent se transformer en quelque chose de synchronisé et cohérent.

Ils ont mesuré comment la démarche mécanique de chaque cilium entraînait de petites fluctuations locales de la hauteur du tissu. Ils ont ensuite écrit des équations pour expliquer comment ces fluctuations pouvaient influencer le comportement des cellules voisines, alors même que les cils de ces cellules effectuaient leurs propres mouvements, comme un réseau de ressorts reliant de minuscules moteurs oscillants.

Lorsque les chercheurs ont modélisé "cette danse entre élasticité et activité", ils ont constaté que les interactions mécaniques - de cils poussant contre un substrat et de cellules se tirant les unes les autres - transmettaient rapidement des informations à travers l'organisme. La stimulation d'une région entraînait des vagues d'orientation synchronisée des cils qui se déplaçaient dans le tissu. "Cette élasticité et cette tension dans la physique d'un cilium qui marche, maintenant multipliées par des millions d'entre eux dans une feuille, donnent en fait lieu à un comportement mobile cohérent", a déclaré Prakash.

Et ces modèles d'orientation synchronisés peuvent être complexes : parfois, l'activité du système produit des tourbillons, les cils étant orientés autour d'un seul point. Dans d'autres cas, les cils se réorientent en quelques fractions de seconde, pointant d'abord dans une direction puis dans une autre - se regroupant comme le ferait un groupe d'étourneaux ou un banc de poissons, et donnant lieu à une agilité qui permet à l'animal de changer de direction en un clin d'œil.

"Nous avons été très surpris lorsque nous avons vu pour la première fois ces cils se réorienter en une seconde", a déclaré M. Bull.

Ce flocage agile est particulièrement intriguant. Le flocage se produit généralement dans des systèmes qui se comportent comme des fluides : les oiseaux et les poissons individuels, par exemple, peuvent échanger librement leurs positions avec leurs compagnons. Mais cela ne peut pas se produire chez Trichoplax, car ses cils sont des composants de cellules qui ont des positions fixes. Les cils se déplacent comme "un troupeau solide", explique Ricard Alert, physicien à l'Institut Max Planck pour la physique des systèmes complexes.

Prakash et Bull ont également constaté dans leurs simulations que la transmission d'informations était sélective : Après certains stimuli, l'énergie injectée dans le système par les cils se dissipe tout simplement, au lieu de se propager et de modifier le comportement de l'organisme. Nous utilisons notre cerveau pour faire cela tout le temps, pour observer avec nos yeux et reconnaître une situation et dire : "Je dois soit ignorer ça, soit y répondre", a déclaré M. Sponberg.

Finalement, Prakash et Bull ont découvert qu'ils pouvaient écrire un ensemble de règles mécaniques indiquant quand le Trichoplax peut tourner sur place ou se déplacer en cercles asymétriques, quand il peut suivre une trajectoire rectiligne ou dévier soudainement vers la gauche, et quand il peut même utiliser sa propre mécanique pour se déchirer en deux organismes distincts.

"Les trajectoires des animaux eux-mêmes sont littéralement codées" via ces simples propriétés mécaniques, a déclaré Prakash.

Il suppose que l'animal pourrait tirer parti de ces dynamiques de rotation et de reptation dans le cadre d'une stratégie de "course et culbute" pour trouver de la nourriture ou d'autres ressources dans son environnement. Lorsque les cils s'alignent, l'organisme peut "courir", en continuant dans la direction qui vient de lui apporter quelque chose de bénéfique ; lorsque cette ressource semble s'épuiser, Trichoplax peut utiliser son état de vortex ciliaire pour se retourner et tracer une nouvelle route.

Si d'autres études démontrent que c'est le cas, "ce sera très excitant", a déclaré Jordi Garcia-Ojalvo, professeur de biologie systémique à l'université Pompeu Fabra de Barcelone. Ce mécanisme permettrait de faire le lien entre beaucoups d'échelles, non seulement entre la structure moléculaire, le tissu et l'organisme, mais aussi pour ce qui concerne écologie et environnement.

En fait, pour de nombreux chercheurs, c'est en grande partie ce qui rend ce travail unique et fascinant. Habituellement, les approches des systèmes biologiques basées sur la physique décrivent l'activité à une ou deux échelles de complexité, mais pas au niveau du comportement d'un animal entier. "C'est une réussite...  vraiment rare", a déclaré M. Alert.

Plus gratifiant encore, à chacune de ces échelles, la mécanique exploite des principes qui font écho à la dynamique des neurones. "Ce modèle est purement mécanique. Néanmoins, le système dans son ensemble possède un grand nombre des propriétés que nous associons aux systèmes neuro-mécaniques : il est construit sur une base d'excitabilité, il trouve constamment un équilibre délicat entre sensibilité et stabilité et il est capable de comportements collectifs complexes." a déclaré Sponberg.

"Jusqu'où ces systèmes mécaniques peuvent-ils nous mener ?... Très loin." a-t-il ajouté.

Cela a des implications sur la façon dont les neuroscientifiques pensent au lien entre l'activité neuronale et le comportement de manière plus générale. "Les organismes sont de véritables objets dans l'espace", a déclaré Ricard Solé, biophysicien à l'ICREA, l'institution catalane pour la recherche et les études avancées, en Espagne. Si la mécanique seule peut expliquer entièrement certains comportements simples, les neuroscientifiques voudront peut-être examiner de plus près comment le système nerveux tire parti de la biophysique d'un animal pour obtenir des comportements complexes dans d'autres situations.

"Ce que fait le système nerveux n'est peut-être pas ce que nous pensions qu'il faisait", a déclaré M. Sponberg.

Un pas vers la multicellularité

"L'étude de Trichoplax peut nous donner un aperçu de ce qu'il a fallu faire pour développer des mécanismes de contrôle plus complexes comme les muscles et les systèmes nerveux", a déclaré Wan. "Avant d'arriver à ça, quelle est le meilleur truc à suivre ? Ca pourrait bien être ça".

Alert est d'accord. "C'est une façon si simple d'avoir des comportements organisationnels tels que l'agilité que c'est peut-être ainsi qu'ils ont émergé au début et  au cours de l'évolution, avant que les systèmes neuronaux ne se développent. Peut-être que ce que nous voyons n'est qu'un fossile vivant de ce qui était la norme à l'époque".

Solé considère que Trichoplax occupe une "twilight zone... au centre des grandes transitions vers la multicellularité complexe". L'animal semble commencer à mettre en place "les conditions préalables pour atteindre la vraie complexité, celle où les neurones semblent être nécessaires."

Prakash, Bull et leurs collaborateurs cherchent maintenant à savoir si Trichoplax pourrait être capable d'autres types de comportements ou même d'apprentissage. Que pourrait-il réaliser d'autre dans différents contextes environnementaux ? La prise en compte de sa biochimie en plus de sa mécanique ouvrirait-elle vers un autre niveau de comportement ?

Les étudiants du laboratoire de Prakash ont déjà commencé à construire des exemples fonctionnels de ces machines. Kroo, par exemple, a construit un dispositif de natation robotisé actionné par un matériau viscoélastique appelé mousse active : placée dans des fluides non newtoniens comme des suspensions d'amidon de maïs, elle peut se propulser vers l'avant.

"Jusqu'où voulez-vous aller ? a demandé Peleg. "Pouvez-vous construire un cerveau, juste à partir de ce genre de réseaux mécaniques ?"

Prakash considère que ce n'est que le premier chapitre de ce qui sera probablement une saga de plusieurs décennies. "Essayer de vraiment comprendre cet animal est pour moi un voyage de 30 ou 40 ans", a-t-il dit. "Nous avons terminé notre première décennie... C'est la fin d'une époque et le début d'une autre".

Auteur: Internet

Info: https://www.quantamagazine.org/before-brains-mechanics-may-have-ruled-animal-behavior. Jordana Cepelewicz, 16 mars 2022. Trad Mg

[ cerveau rétroactif ] [ échelles mélangées ] [ action-réaction ] [ plus petit dénominateur commun ] [ grégarisme ] [ essaims ] [ murmurations mathématiques ]

 

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épistémologie

Opinion: Pourquoi la science a besoin de la philosophe

Malgré les liens historiques étroits entre la science et la philosophie, les scientifiques d'aujourd'hui perçoivent souvent la philosophie comme complètement différente, voire antagoniste, de la science. Nous soutenons ici que, au contraire, la philosophie peut avoir un impact important et productif sur la science.

Nous illustrons notre propos par trois exemples tirés de divers domaines des sciences de la vie contemporaines. Chacun d'entre eux concerne la recherche scientifique de pointe, et chacun ayant été explicitement reconnu par les chercheurs en exercice comme une contribution utile à la science. Ces exemples, et d'autres, montrent que la contribution de la philosophie peut prendre au moins quatre formes : la clarification des concepts scientifiques, l'évaluation critique des hypothèses ou des méthodes scientifiques, la formulation de nouveaux concepts et de nouvelles théories, et la promotion du dialogue entre les différentes sciences, ainsi qu'entre la science et la société.

Clarification conceptuelle et cellules souches.

Tout d'abord, la philosophie offre une clarification conceptuelle. Les clarifications conceptuelles améliorent non seulement la précision et l'utilité des termes scientifiques, mais conduisent également à de nouvelles recherches expérimentales, car le choix d'un cadre conceptuel donné contraint fortement la façon dont les expériences sont conçues.

La définition des cellules souches (stem cells) en est un excellent exemple. La philosophie a une longue tradition d'étude des propriétés, et les outils utilisés dans cette tradition ont récemment été appliqués pour décrire la "souche", propriété qui définit les cellules souches. L'un d'entre nous a montré que quatre types de propriétés différentes existent sous cette dénomination de souche (stemness) au vu des connaissances scientifiques actuelles. Selon le type de tissu, la stemness peut être une propriété catégorielle (propriété intrinsèque de la cellule souche, indépendante de son environnement), une propriété dispositionnelle (propriété intrinsèque de la cellule souche qui est contrôlée par le micro-environnement), une propriété relationnelle (propriété extrinsèque qui peut être conférée aux cellules non souches par le microenvironnement), ou une propriété systémique (propriété qui est maintenue et contrôlée au niveau de la population cellulaire entière).

Hans Clevers, chercheur en biologie des cellules souches et du cancer, note que cette analyse philosophique met en lumière d'importants problèmes sémantiques et conceptuels en oncologie et en biologie des cellules souches ; il suggère également que cette analyse soit facilement applicable à l'expérimentation. En effet, au-delà de la clarification conceptuelle, ce travail philosophique a des applications dans le monde réel, comme l'illustre le cas des cellules souches cancéreuses en oncologie.

Les recherches visant à développer des médicaments ciblant soit les cellules souches cancéreuses, soit leur microenvironnement, reposent en fait sur différents types de souches et sont donc susceptibles d'avoir des taux de réussite différents selon le type de cancer. En outre, elles pourraient ne pas couvrir tous les types de cancer, car les stratégies thérapeutiques actuelles ne tiennent pas compte de la définition systémique de la souche. Déterminer le type de souche présent dans chaque tissu et chaque cancer est donc utile pour orienter le développement et le choix des thérapies anticancéreuses. Dans la pratique, ce cadre a conduit à la recherche de thérapies anticancéreuses qui combinent le ciblage des propriétés intrinsèques des cellules souches cancéreuses, de leur microenvironnement et des points de contrôle immunitaires afin de couvrir tous les types possibles de souches.

En outre, ce cadre philosophique a récemment été appliqué à un autre domaine, l'étude des organoïdes (tissus en 3D dérivés de cellules souches, sont capables de s'auto-organiser et de reproduire certaines fonctions d'un organe.). Dans une revue systémique des données expérimentales sur les organoïdes provenant de diverses sources, Picollet-D'hahan et al. ont caractérisé la capacité à former des organoïdes comme une propriété dispositionnelle. Ils ont pu alors affirmer que pour accroître l'efficacité et la reproductibilité de la production d'organoïdes, actuellement un défi majeur dans le domaine, les chercheurs doivent mieux comprendre la partie intrinsèque de la propriété dispositionnelle qui est influencée par le microenvironnement. Pour distinguer les caractéristiques intrinsèques des cellules qui ont une telle disposition, ce groupe développe actuellement des méthodes de génomique fonctionnelle à haut débit, permettant d'étudier le rôle de pratiquement tous les gènes humains dans la formation des organoïdes.

Immunogénicité et microbiome.

En complément de son rôle dans la clarification conceptuelle, la philosophie peut contribuer à la critique des hypothèses scientifiques et peut même être proactive dans la formulation de théories nouvelles, testables et prédictives qui aident à définir de nouvelles voies pour la recherche empirique.

Par exemple, une critique philosophique du cadre du cadre immunitaire du soi et du non-soi a conduit à deux contributions scientifiques importantes. Tout d'abord, elle a servi de base à la formulation d'un nouveau cadre théorique, la théorie de la discontinuité de l'immunité, qui complète les modèles antérieurs du non-soi et du danger en proposant que le système immunitaire réagisse aux modifications soudaines des motifs antigéniques. Cette théorie éclaire de nombreux phénomènes immunologiques importants, notamment les maladies auto-immunes, les réponses immunitaires aux tumeurs et la tolérance immunologique à des ligands exprimés de façon chronique. La théorie de la discontinuité a été appliquée à une multitude de questions, aidant à explorer les effets des agents chimiothérapeutiques sur l'immunomodulation dans le cancer et expliquant comment les cellules tueuses naturelles modifient constamment leur phénotype et leurs fonctions grâce à leurs interactions avec leurs ligands** d'une manière qui assure la tolérance aux constituants corporels. La théorie permet également d'expliquer les conséquences des vaccinations répétées chez les personnes immunodéprimées et propose des modèles mathématiques dynamiques de l'activation immunitaire. Collectivement, ces diverses évaluations empiriques illustrent comment des propositions d'inspiration philosophique peuvent conduire à des expériences inédites, ouvrant ainsi de nouvelles voies de recherche.

Deuxièmement, la critique philosophique a contribué, avec d'autres approches philosophiques, à la notion selon laquelle tout organisme, loin d'être un soi génétiquement homogène, est une communauté symbiotique abritant et tolérant de multiples éléments étrangers (notamment des bactéries et des virus), qui sont reconnus mais non éliminés par son système immunitaire. La recherche sur l'intégration symbiotique et la tolérance immunitaire a des conséquences considérables sur notre conception de ce qui constitue un organisme individuel, qui est de plus en plus conceptualisé comme un écosystème complexe dont les fonctions clés, du développement à la défense, la réparation et la cognition, sont affectées par les interactions avec les microbes.

Influence sur les sciences cognitives.

L'étude de la cognition et des neurosciences cognitives offre une illustration frappante de l'influence profonde et durable de la philosophie sur la science. Comme pour l'immunologie, les philosophes ont formulé des théories et des expériences influentes, aidé à lancer des programmes de recherche spécifiques et contribué à des changements de paradigme. Mais l'ampleur de cette influence est bien plus importante que dans le cas de l'immunologie. La philosophie a joué un rôle dans le passage du behaviorisme au cognitivisme et au computationnalisme dans les années 1960. La théorie de la modularité de l'esprit, proposée par le philosophe Jerry Fodor, a peut-être été la plus visible. Son influence sur les théories de l'architecture cognitive peut difficilement être dépassée. Dans un hommage rendu après le décès de Fodor en 2017, l'éminent psychologue cognitif James Russell a parlé dans le magazine de la British Psychological Society de "psychologie cognitive du développement BF (avant Fodor) et AF (après Fodor) ".

La modularité renvoie à l'idée que les phénomènes mentaux résultent du fonctionnement de multiples processus distincts, et non d'un seul processus indifférencié. Inspiré par les résultats de la psychologie expérimentale, par la linguistique chomskienne et par les nouvelles théories computationnelles de la philosophie de l'esprit, Fodor a théorisé que la cognition humaine est structurée en un ensemble de modules spécialisés de bas niveau, spécifiques à un domaine et encapsulés sur le plan informationnel, et en un système central de plus haut niveau, général à un domaine, pour le raisonnement abductif, l'information ne circulant que verticalement vers le haut, et non vers le bas ou horizontalement (c'est-à-dire entre les modules). Il a également formulé des critères stricts de modularité. Aujourd'hui encore, la proposition de Fodor définit les termes d'une grande partie de la recherche empirique et de la théorie dans de nombreux domaines des sciences cognitives et des neurosciences, y compris le développement cognitif, la psychologie de l'évolution, l'intelligence artificielle et l'anthropologie cognitive. Bien que sa théorie ait été révisée et remise en question, les chercheurs continuent d'utiliser, de peaufiner et de débattre de son approche et de sa boîte à outils conceptuelle de base.

La philosophie et la science partagent les outils de la logique, de l'analyse conceptuelle et de l'argumentation rigoureuse. Cependant, les philosophes peuvent utiliser ces outils avec des degrés de rigueur, de liberté et d'abstraction théorique que les chercheurs praticiens ne peuvent souvent pas se permettre dans leurs activités quotidiennes.

La tâche des fausses croyances constitue un autre exemple clé de l'impact de la philosophie sur les sciences cognitives. Le philosophe Daniel Dennett a été le premier à concevoir la logique de base de cette expérience comme une révision d'un test utilisé pour évaluer la théorie de l'esprit, la capacité d'attribuer des états mentaux à soi-même et aux autres. Cette tâche teste la capacité d'attribuer à autrui des croyances que l'on considère comme fausses, l'idée clé étant que le raisonnement sur les croyances fausses d'autrui, par opposition aux croyances vraies, exige de concevoir les autres personnes comme ayant des représentations mentales qui divergent des siennes et de la façon dont le monde est réellement. Sa première application empirique remonte à 1983 , dans un article dont le titre, "Beliefs About Beliefs : Representation and Constraining Function of Wrong Beliefs in Young Children's Understanding of Deception", est en soi un hommage direct à la contribution de Dennett.

La tâche des fausses croyances représente une expérience marquante dans divers domaines des sciences cognitives et des neurosciences, avec de vastes applications et implications. Il s'agit notamment de tester les stades du développement cognitif chez les enfants, de débattre de l'architecture de la cognition humaine et de ses capacités distinctes, d'évaluer les capacités de la théorie de l'esprit chez les grands singes, de développer des théories de l'autisme en tant que cécité de l'esprit (selon lesquelles les difficultés à réussir la tâche des fausses croyances sont associées à cette maladie), et de déterminer quelles régions particulières du cerveau sont associées à la capacité de raisonner sur le contenu de l'esprit d'une autre personne .

La philosophie a également aidé le domaine des sciences cognitives à éliminer les hypothèses problématiques ou dépassées, contribuant ainsi à l'évolution de la science. Les concepts de l'esprit, de l'intelligence, de la conscience et de l'émotion sont utilisés de manière omniprésente dans différents domaines, avec souvent peu d'accord sur leur signification. L'ingénierie de l'intelligence artificielle, la construction de théories psychologiques des variables de l'état mental et l'utilisation d'outils neuroscientifiques pour étudier la conscience et l'émotion nécessitent des outils conceptuels pour l'autocritique et le dialogue interdisciplinaire - précisément les outils que la philosophie peut fournir.

La philosophie - parfois représentée par la lettre grecque phi - peut contribuer à faire progresser tous les niveaux de l'entreprise scientifique, de la théorie à l'expérience. Parmi les exemples récents, citons les contributions à la biologie des cellules souches, à l'immunologie, à la symbiose et aux sciences cognitives.  

La philosophie et la connaissance scientifique.

Les exemples ci-dessus sont loin d'être les seuls : dans les sciences de la vie, la réflexion philosophique a joué un rôle important dans des questions aussi diverses que l'altruisme évolutif , le débat sur les unités de sélection, la construction d'un "arbre de vie", la prédominance des microbes dans la biosphère, la définition du gène et l'examen critique du concept d'innéité. De même, en physique, des questions fondamentales comme la définition du temps ont été enrichies par les travaux des philosophes. Par exemple, l'analyse de l'irréversibilité temporelle par Huw Price et les courbes temporelles fermées par David Lewis ont contribué à dissiper la confusion conceptuelle en physique.

Inspirés par ces exemples et bien d'autres, nous considérons que la philosophie et la science se situent sur un continuum. La philosophie et la science partagent les outils de la logique, de l'analyse conceptuelle et de l'argumentation rigoureuse. Cependant, les philosophes peuvent utiliser ces outils avec des degrés de minutie, de liberté et d'abstraction théorique que les chercheurs praticiens ne peuvent souvent pas se permettre dans leurs activités quotidiennes. Les philosophes possédant les connaissances scientifiques pertinentes peuvent alors contribuer de manière significative à l'avancement de la science à tous les niveaux de l'entreprise scientifique, de la théorie à l'expérimentation, comme le montrent les exemples ci-dessus.

Mais comment, en pratique, faciliter la coopération entre chercheurs et philosophes ? À première vue, la solution pourrait sembler évidente : chaque communauté devrait faire un pas vers l'autre. Pourtant, ce serait une erreur de considérer cette tâche comme facile. Les obstacles sont nombreux. Actuellement, un nombre important de philosophes dédaignent la science ou ne voient pas la pertinence de la science pour leur travail. Même parmi les philosophes qui privilégient le dialogue avec les chercheurs, rares sont ceux qui ont une bonne connaissance de la science la plus récente. À l'inverse, peu de chercheurs perçoivent les avantages que peuvent leur apporter les idées philosophiques. Dans le contexte scientifique actuel, dominé par une spécialisation croissante et des demandes de financement et de résultats de plus en plus importantes, seul un nombre très limité de chercheurs a le temps et l'opportunité d'être au courant des travaux produits par les philosophes sur la science, et encore moins de les lire.

 Pour surmonter ces difficultés, nous pensons qu'une série de recommandations simples, assez facile à mettre en œuvre, peuvent aider à combler le fossé entre la science et la philosophie. La reconnexion entre la philosophie et la science est à la fois hautement souhaitable et plus réalisable en pratique que ne le suggèrent les décennies d'éloignement qui les séparent.

1) Laisser plus de place à la philosophie dans les conférences scientifiques. Il s'agit d'un mécanisme très simple permettant aux chercheurs d'évaluer l'utilité potentielle des idées des philosophes pour leurs propres recherches. Réciproquement, davantage de chercheurs pourraient participer à des conférences de philosophie, en développant les efforts d'organisations telles que l'International Society for the History, Philosophy, and Social Studies of Biology, la Philosophy of Science Association et la Society for Philosophy of Science in Practice.

2) Accueillir des philosophes dans des laboratoires et des départements scientifiques. Il s'agit d'un moyen efficace (déjà exploré par certains des auteurs et d'autres) pour les philosophes d'apprendre la science et de fournir des analyses plus appropriées et bien fondées, et pour les chercheurs de bénéficier d'apports philosophiques et de s'acclimater à la philosophie en général. C'est peut-être le moyen le plus efficace d'aider la philosophie à avoir un impact rapide et concret sur la science.

3) Co-superviser des doctorants. La co-supervision de doctorants par un chercheur et un philosophe est une excellente occasion de rendre possible l'enrichissement mutuel des deux domaines. Elle facilite la production de thèses qui sont à la fois riches sur le plan expérimental et rigoureuses sur le plan conceptuel et, ce faisant, elle forme la prochaine génération de philosophes-scientifiques.

4) Créer des programmes d'études équilibrés en science et en philosophie qui favorisent un véritable dialogue entre elles. De tels programmes existent déjà dans certains pays, mais leur développement devrait être une priorité absolue. Ils peuvent offrir aux étudiants en sciences une perspective qui les rend plus aptes à relever les défis conceptuels de la science moderne et fournir aux philosophes une base solide de connaissances scientifiques qui maximisera leur impact sur la science. Les programmes d'enseignement des sciences peuvent inclure un cours d'histoire des sciences et de philosophie des sciences. Les programmes de philosophie pourraient inclure un module de sciences.

5) Lire science et philosophie. La lecture des sciences est indispensable à la pratique de la philosophie des sciences, mais la lecture de la philosophie peut également constituer une grande source d'inspiration pour les chercheurs, comme l'illustrent certains des exemples ci-dessus. Par exemple, les clubs de lecture où les contributions scientifiques et philosophiques sont discutées constituent un moyen efficace d'intégrer la philosophie et la science.

6) Ouvrir de nouvelles sections consacrées aux questions philosophiques et conceptuelles dans les revues scientifiques. Cette stratégie serait un moyen approprié et convaincant de suggérer que le travail philosophique et conceptuel est continu avec le travail expérimental, dans la mesure où il est inspiré par celui-ci, et peut l'inspirer en retour. Cela rendrait également les réflexions philosophiques sur un domaine scientifique particulier beaucoup plus visibles pour la communauté scientifique concernée que lorsqu'elles sont publiées dans des revues de philosophie, qui sont rarement lues par les scientifiques.

Nous espérons que les mesures pratiques exposées ci-dessus encourageront une renaissance de l'intégration de la science et de la philosophie. En outre, nous soutenons que le maintien d'une allégeance étroite à la philosophie renforcera la vitalité de la science. La science moderne sans la philosophie se heurtera à un mur : le déluge de données dans chaque domaine rendra l'interprétation de plus en plus difficile, négligence et ampleur ampleur de l'histoire risquent de séparer davantage les sous-disciplines scientifiques, et l'accent mis sur les méthodes et les résultats empiriques entraînera une formation de moins en moins approfondie des étudiants. Comme l'a écrit Carl Woese : "une société qui permet à la biologie de devenir une discipline d'ingénierie, qui permet à la science de se glisser dans le rôle de modifier le monde vivant sans essayer de le comprendre, est un danger pour elle-même." Nous avons besoin d'une revigoration de la science à tous les niveaux, une revigoration qui nous rende les bénéfices de liens étroits avec la philosophie.

Auteur: Internet

Info: https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02269657/document. " janvier 2020. Publication collective de Lucie Laplane, Paolo Mantovani, Ralph Adolphs, Hasok Chang, Alberto Mantovani, Margaret McFall-Ngai, Carlo Rovelli, Elliott Sober, et Thomas Pradeua. Trad Mg

[ mécanisme ] [ état des lieux ] [ corps-esprit ] [ tétravalences ] [ tour d'horizon ]

 

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refus

Jours, années, vies. Les arbres avaient perdu leurs parures multicolores. C’était ça : elle se trouvait pile à cette conjonction des trois boucles. L’entame du dernier quart. La journée avait dépassé sa dix-neuvième heure, l’hiver était là et Emma se préparait à fêter ses soixante et un ans. Anniversaire dont elle avait fait le symbolique début de l’hiver de sa vie.

Encore récemment elle avait le sentiment de commencer à jouir de la sérénité de son âge. Jusqu’à l’arrivée du gosse.

Emma l’albanaise n’en revenait pas.

Imaginez : vous êtes en charge du service psychiatrique d’un hôpital Suisse. On vous amène un petit garçon, noiraud aux cheveux ondulés, Jean-Sébastien. Enfant sans aucun problème apparent selon toutes les informations et surtout ses proches. Un gosse qui a été éduqué tout à fait correctement dans ce pays, dans son pays : la Suisse. Diagnostic du corps médical : anorexie mentale. Le gosse refuse de s’alimenter et même, surprise, a sa propre auto-évaluation, affirmée : je refuse de vivre mon général. Un credo presque annoncé avec humour.

Après quelques jours tout le personnel de l’immense hôpital en parlait. Une anorexie à neuf ans, c’était déjà exceptionnel, quoi qu’on commençait à en voir apparaître dans les statistiques occidentales, mais ce gosse avait une telle tranquillité, une conscience, comme si son regard et ses appréciations liquidaient d’un coup la raison d’être, l’existence même de la structure hospitalière. Et tout le reste. Une gifle pour le Monde. Pour tous. Les êtres humains. Un déni.

Le tapis de feuilles mortes rassemblées devant les escaliers par un jardinier l’obligea à faire un crochet. Elle lança un sourire à l’homme au balai qui le lui rendit.

Selon le garçonnet, la vie ne valait pas la peine d’être vécue, point. Et les bipèdes adultes de son espèce, malgré tous leurs efforts, n’y changeraient rien. L’amour conjugué de ses proches, les visites de ses camarades, l’abnégation souriante des infirmières, l’attention soutenue de la doctoresse en chef… rien n’avait pu infléchir sa décision. L’enfant au regard foncé répétait et déclinait en souriant :

- Je ne suis pas fait pour vivre.. je suis de trop, c’est évident…

Les infirmières comprenaient confusément que le gosse ne voyait pas pourquoi ce monde méritait encore d’être connu, exploré. C’était juste une non envie d’entrer en matière. Ses parents, elle secrétaire, lui mécanicien, n’avaient rien de particulier. Des gens simples, adorables. Le fiston l’assurait lui-même : il n’avait rien à leur reprocher, surtout pas de l’avoir amené à la vie, au contraire, surtout pas…. Son expérience restait irremplaçable. Il insistait : irremplaçable. Leur expliquant : vous n’y pouvez rien, mes amours, mes chéris… c’est comme ça. Il parvenait à même leur remonter le moral.

Dans le hall, l’hôtesse d’accueil lui adressa le salut matinal routinier derrière son grand vitrage.

Une semaine après l’arrivée du malade, un collègue d’Emma, Pierre B, vieux médecin, était venu trouver l’enfant sous un prétexte imaginaire. Quelques heures plus tard il prenait la doctoresse à part au détour d’un couloir :
- Je suis bouleversé, je reviens des Andes… ici les magasins, les rues, tout m’inspire une aversion irraisonnée. Les fêtes qui approchent, la foule des acheteurs, les corps pétant de cholestérol, le fric… C’est affreux, le seul endroit où je me sens mieux c’est ici, à l’hôpital. L’argent me gêne, il envahit tout… je ne vois plus des personnes, mais de petits amas de pognon, de mesquines solitudes feutrées, comme si les gens n’avaient pas besoin les uns des autres, comme s’il n’y avait plus de communauté…

La médecin chef lui répondit sur le ton de la plaisanterie, expliquant que ce n’était pas professionnel, qu’il fallait maîtriser ses émotions.

Elle se dirigeait vers la chambre du petit, ses pas étouffés par l’épais revêtement de linoléum gris. Emma, qui avait réussi, à force de volonté, à se faire sa place de médecin dans la société occidentale, se disait que dans son pays, en Albanie - elle y retournait chaque année - ce genre de syndrome n’apparaissait pas. Jamais. Encore moins chez des êtres si jeunes.

L’infirmière de garde lui indiqua que le petit venait de s’endormir.

Tous pouvaient observer, impuissants, les parents du môme déployer des trésors d’imagination pour essayer de le sortir de ce qu’ils voyaient comme une torpeur incompréhensible. Ils avaient proposé, l’air de rien, d’aller observer un volcan en éruption, d’affronter les cinquantièmes hurlants en catamaran…. Lui les remerciait d’un sourire. Il comprenait parfaitement la démarche, leur expliquait que d’autres que lui seraient enchantés d’aller suivre en direct les ébats amoureux des baleines au large de la Californie, ajoutant que ce devrait être facile d’emmener des enfants défavorisés jouer dans l’eau avec des dauphins. Pas lui.

***

Ce soir là, au sortir de son travail elle croisa la gérante du petit supermarché voisin, une femme d’âge mûr aux grands cheveux frisés, pleine d’ardeur, avec qui elle avait de bons rapports. Elle ne put s’empêcher de lui parler de l’enfant. La dame la transperça de son regard bleu. Deux vrilles sous la masse crépue.

- Mon Dieu, le pauvre chéri… il est trop intelligent….

Elle avait tout dit. Et puis elle rentra. Il fallait prendre le courrier, faire manger les enfants. Il faisait déjà nuit.

***

Le lendemain en fin de matinée la doctoresse quitta son service un peu plus tôt qu’à l’accoutumée, préoccupée. Elle était de plus en plus frustrée parce que depuis plusieurs jours le gamin sommeillait durant la journée alors qu’elle aurait vraiment voulu essayer de communiquer avec lui. Ce qui l’amena à couper la priorité à’un automobiliste, qui, après avoir ouvert sa vitre latérale lui lança, rigolard. "Je comprends maintenant pourquoi vous êtes passée devant un million de spermatozoïdes, vous êtes un hymne à la précipitation… à l’engouffrement". Elle se surprit à sourire, libérée pour un instant du monologue intérieur nourris par l’image du jeune être en train de se faner. Elle se sentait comme enceinte mentalement de lui. De cet homme. Oui, c’était bien un homme… puisqu’il était en fin de parcours, sur sa propre décision. Puisqu’il leur parlait autrement, couché dans son lit trop grand, comme une sorte d’enseignant cosmique, loin de leurs volontés absurdes de vouloir avoir une prise sur le réel. Il avait annoncé la couleur à son arrivée à l’hôpital :

- Je ne veux pas me soigner parce que plus je vais mal mieux je me porte.

Ainsi, après deux semaines d’hospitalisation il avait nettement faibli. Il fallait maintenant faire un effort d’attention pour le comprendre, lui parler doucement et distinctement. Lui restait imperturbable, ses grands yeux marrons brillants d’une sérénité de fer.

***

Emma avait accepté de dîner avec son ami Miguel, helvète de vieille souche, qu’elle appréciait pour cette raison mais aussi parce que son humour self destructeur l’amusait. Il l’accueillit, goguenard, après avoir brièvement jaugé la voiture qu’elle venait de s’acheter.

- Attention ! Je ne vais bientôt plus accepter de te voir, notre amitié va s’achever… regardes-toi un peu, tu es déjà plus Suisse que moi…. mon Dieu la bourgeoise ! J’ose pas t’imaginer dans dix piges ?
- Tu veux dire ?
- Que tu es de plus en plus organisée, aseptisée, maintenant presque riche…. Il ne te manque plus qu’un peu d’inhibition.. Peut-être aussi de réprobation dans l’attitude.
- T'es dur Miguel
- Tu sais bien que le succès et l’argent nous éloignent de l’essentiel.
- C’est quoi l’essentiel ?
- La vie
- Tu en es sûr ?

Elle ne lui parla pas du gosse.

***

De retour à l’hôpital elle aperçut Pierre B. en discussion avec les parents de Jean-Sébastien. Tous se firent un petit signe de loin. Elle monta dans son service, traversa les couloirs déserts pour aller le voir. Il somnolait et réagit mollement lorsqu’elle lui prit la main, esquissant une moue. Elle resta ainsi, assise sur le lit arrosé par l’éclairage crû.

Qui avait chanté un jour que la lumière ne fait pas de bruit ?

Son regard glissait sur les choses. Elle pensait à sa vie, à la vie. Pourquoi se retrouvait-elle médecin… dans ce pays ? Fourmi parmi les autres fourmis. Quelle était la société qui pouvait produire de tel effet sur ses petits ?… Sa pensée se fixa sur des connaissances côtoyées récemment ; une clique d’artistes quadra et quinquagénaires, presque tous issus de la bourgeoisie locale qui, malgré la mise en place de façades plus ou moins réussies, assorties de quelques petites excentricités d’habillement, représentaient pour elle la société dans laquelle elle vivait. Ils formaient un de ces clans ou les individus se rassemblent plutôt par crainte de la marginalité et de la solitude que par de réelles affinités. Sérail ou l’on se fait la bise comme les stars de la télévision ; pour marquer sa différence, son appartenance à un cercle qui serait plus humain, plus averti. Tels étaient donc les révoltés ?… Les artistes ?... quelles étaient donc leur réflexions ?. Assise sur le lit sa main autour de celle du gosse Emma se demandait s’il ne fallait pas voir chez eux une forme d’élitisme atroce, imbécile, destructeur, soumis aux conventions, aux diplômes, loin de la vie, la vraie, celle avec les excréments, les coups, le sang, les hurlements. Vivaient-ils réellement, ces gens encoconnés qu’elle avait vu ignorer ostensiblement ici une caissière édentée ou là un clodo en pleine cuite. Qui, lors des fêtes réunissant les familles, paraissaient tout de suite excédés par leurs enfants, comme s’ils ne les avaient pondus que par convention, par simple peur de la mort, par ennui. Dans son pays à elle la jeunesse était synonyme de joie, de plaisir.

… mais qu’ont-ils de différents des autres humains, somme toute... ne suis-je pas comme eux ?

Jean-Sébastien gardait les yeux fermés, la respiration régulière. Elle caressa doucement le maigre avant-bras que la perfusion prolongeait de manière incongrue.

***

Cette nuit là elle eut ce rêve : Il y avait, lors d’une grande réunion de diverses familles, une scène de discussion animée entre adultes. Les enfants présents - les siens y étaient, tout comme Jean-Sébastien - enthousiastes comme toujours amenaient continuellement des interruptions qui dérangent la continuité des phrases, si sérieuses, des adultes. Coupures qui, à la longue, entraînèrent quelques haussements de voix puis, finalement, l’enfermement de Jean-Sébastien dans une voiture. Il y eut alors un zoom arrière et les humains se transformèrent en arbres. C’étaient les mêmes individus mais qui en sapin, en hêtre, etc.. Et, dans un film accéléré, elle put alors contempler la nouvelle forêt ainsi formée endurer la douce agression des jeunes pousses qui, après s’être hardiment insinuées au pied des grands troncs, s’accrochaient ensuite au premières frondaisons, avant de vaillamment titiller les niveaux supérieurs et d’émerger au sommet pour faire partie de la Pangée. Voir le soleil.

Elle se retrouva assise sur son lit, en nage. Et l’enfant dans la voiture ?… Pourquoi ces plages temporelles mélangées ?… Pourquoi Jean-Sébastien n’avait-il plus cette volonté de monter, de toucher les crêtes… cette curiosité de la vie ?


***

Les forces du gosse déclinaient doucement, implacablement. L’esprit imperturbable et sans tristesse il continuait de communiquer au maximum de ses possibilités, c’est à dire qu’à ce stade il ne faisait plus qu’acquiescer ou rejeter. Mais il observait. Emma, incrédule, attendait quelque chose. Elle ne savait pas exactement quoi : une forme de culpabilisation du gosse, des parents… de grands transports d’émotion avec la famille. De culpabilisation elle n’en vit point. Quand à l’émotion, il y en avait. Beaucoup. Mais tout le monde se maîtrisait.

On le sentait se détacher, comme un fruit. Le temps du silence mûrissait.

***

Il y eut alors ce colloque, une journée/rencontre prévue de longue date où le professeur P., grande ponte allemand de pédopsychiatrie, fit état de l’augmentation sensible des cas d’anorexie chez les enfants en occident. Dans la continuité ils reçurent communication du travail d’une équipe de chercheurs Hindous où étaient explicitées la progression et l'incidence constante des problèmes psychiques de la jeunesse dans les sociétés industrielles. Un médecin psychiatre japonais vint ensuite parler des difficultés rencontrées dans son pays. On commençait à y voir de plus en plus de groupes de discussion sur Internet qui amenaient - et poussaient parfois - de jeunes nippons à se suicider ensemble. Puis il y eut ce rapport sur une maladie mystérieuse affectant plus de 400 enfants de requérants d'asile en Suède, issus la plupart du temps de l'ancienne union Soviétique et des états yougoslaves. Ces enfants tombaient dans une dépression profonde et perdaient la volonté de vivre. Pour finir une intervenante vint expliquer comment les résultats de son étude sociologique de la Suède montraient que la courbe des suicides était inversement proportionnelle aux difficultés économiques. En bref, lors de temps difficiles les gens se suicidaient moins….

Tout ce monde se retrouva ce soir là au milieu de la chaude et joviale l’atmosphère d’une brasserie pour un repas en commun bigarré qui concluait le colloque. Les participants à la conférence confabulèrent bruyamment de tout, sauf de problèmes professionnels. Emma aimait ce genre de brouhaha. Il était passé minuit quand elle rentra. Excitée par l’alcool elle se prépara un grand verre d’eau, prit la zappette et s’installa devant la télévision. Les informations présentaient un sujet sur les prévisions alarmistes quand au réchauffement de la planète. Apparut ensuite sur le plateau l’abbé X qui se faisait le porte-parole des voix innombrables dénonçant le petit nombre de riches - toujours plus riches - et celui, toujours plus grand, des pauvres - toujours plus pauvres. Puis ce fut l’interview d’un politicien qui exprima les craintes suscitées par le comportement paranoïaque de l’empire américain. La rubrique suivante montra une manifestation écologiste européenne. On pouvait y voir des manifestant défiler avec des pancartes qui disaient : "Ressources de la terre en danger " "Consommation galopante, Halte !". "Surpopulation, manque de contrôle !". Le journal se termina par les infos économiques et la progression boursière spectaculaire d’une entreprise pharmaceutique qui développait un médicament contre le diabète, maladie en constante progression chez l’individu moyen - trop gros - des populations américaines et européennes, phénomène qu’on voyait maintenant émerger en Asie. Tous les espoirs étaient permis pour la jeune entreprise.

Dans la salle de bain elle posa cette question muette à son reflet, dans la glace : - Jean-Sébastien entend-il la même mélodie du monde que toi ?

Son mari grogna légèrement lorsqu’elle lui imposa sa présence dans le lit, le forçant à se déplacer.


***


Elle démarrait fréquemment sa matinée par cette pensée de la tradition zen : "un jour, une vie". Après le départ des enfants pour l’école, elle pouvait profiter d’un petit printemps personnel réservé, enfance de sa journée. Moments d’énergie, de fraîcheur, d’optimisme. Tout ce que Jean-Sébastien aurait normalement du vivre en cette période matinale de son existence de jeune mammifère. Alors qu’en réalité il était comme avant d’aller se coucher. Certes son cycle d’existence, sa fin de vie coïncidaient avec la saison hivernale, mais pas avec la bonne synchronisation. Pas du tout.

Elle se confectionna un nouveau café.

Emma avait toujours perçu les mômes comme de grands initiés, dotés d’un sens aigu du mystère, au bénéfice de la fraîcheur de perception qu’ont les étrangers qui pénètrent une contrée inconnue. Confrontée à Jean-Sébastien elle en arrivait à se demander s’il n’avait apporté avec lui les souvenirs de quelque chose d’antérieur, les réminiscences d’une source fabuleuse. Quels pouvaient donc bien être ses critères de jugement ?… en avait-il ?… était-ce du pur instinct, du laisser aller ?. Il avait l’air si équilibré… Ou alors, était-ce diabolique ?… Non, il était trop jeune, trop dans le timing. Trop conscient.

Elle ne savait comment exprimer son sentiment. Ce garçon était comme au delà - ou en deçà - des mots. Un pur poète. Comme s’il avait affirmé que les bateaux ne flottent que depuis Archimède et que tout le monde ait acquiescé. Comme s’il avait décrété que le vent est créé par les arbres sans que personne n’en doute.

Elle voyait vivre ses enfants dans un monde qui n’était pas le sien, celui des grands. Ils n’avaient qu’un intérêt restreint pour la politique, la philosophie de la vie et de ce genre de choses. Leur occupation sérieuse principale c’était le jeu. En tout cas en apparence. Elle ne pouvait se résoudre à leur parler de Jean-Sébastien, d’abord pour garder sa vie privée intacte de ses activités professionnelles. Et puis quelle pouvait être la famille ou l’on aurait abordé de pareils sujets philosophique sérieusement, longuement et profondément, avec les enfants ?... Les siens posaient des questions certes, son mari et elles y répondaient, mais cela restait superficiel. Ces sujets intéressent les mômes mais leurs réflexions lui paraissaient trop courtes. Ou alors leurs forces de vies leurs interdisaient de s’arrêter sur ce genre de réflexions

Mais comment un gosse qui ne voyait plus la réalité avec aucun étonnement s’était-il forgé ?… D’où venaient ses certitudes ?… Était-ce possible qu’un de ses enfants un jour ?…

Elle rassembla ses affaire : sac, clefs, s’habilla. Il fallait en tout cas encore essayer. Encore.

***

Ce vingt décembre Jean-Sébastien dormait si profondément, en état comateux, qu’Emma invita ses parents à la cafétéria pour un café. La communication entre eux ne nécessitait presque plus de mots, artificielles constructions sans intérêt. Au réfectoire ils eurent à subir les activités sauvageonnes d’un groupe d’enfants. Jeunes excités, en mal de cette existence avérée que conforte la réaction témoin de grandes personnes prises en otage-spectateur-cible. Elles ressentit beaucoup de gratitude à l’endroit des emplâtres gesticulants et bruyants qui tentaient d’accaparer attention et champ de vision des adultes.

**

Au milieu de tous ses questionnements, Emma eut l’honnêteté de s’avouer qu’elle l’admirait. Mais quel était son secret… Qui était ce vieux maître… ce fou ?… Elle ne parvenait pas à le voir comme un malade et ressentait même quelque chose qui ressemblait à de la reconnaissance. La jeune créature lui permettait de rétablir une sorte de connexion avec un infini qu’elle avait oublié, trop absorbée par sa vie, par ses obligations. La vitesse.

Le mioche lui dilatait la conscience.

**

Jean-Sébastien mourut la veille de Noël.

Enfin pur esprit.

Auteur: Mg

Info: Jean-Sébastien. D'après une histoire vécue. 2002.

[ histoire courte ] [ automne ]

 
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big brother consumériste

Nulle part où se cacher : Les collecteurs de données sont venus pour capter votre vie privée - et ils l'ont trouvée

La manière dont vos données sont stockées et partagées évolue et votre activité en ligne peut être utilisée pour vous catégoriser d'une manière qui modifie radicalement votre vie. Il existe des moyens de reprendre le contrôle.

Un vendredi de 2021, je suis entré dans un hôtel d'Exeter, au Royaume-Uni, à 17:57:35. Le lendemain matin, j'ai fait 9 minutes de route pour me rendre à l'hôpital le plus proche. J'y suis resté trois jours. Le trajet de retour, qui dure normalement 1 heure 15 minutes, a duré 1 heure 40 minutes. La raison de cette lenteur : mon tout nouveau bébé dormait à l'arrière.

Ce ne sont pas les détails d'un journal. Il s'agit plutôt de ce que Google sait de la naissance de ma fille, sur la base de mon seul historique de localisation.

Un aperçu des données de ce week-end révèle que ce n'est pas tout ce que les entreprises savent de moi. Netflix se souvient que j'ai regardé toute une série d'émissions de bien-être, dont Gilmore Girls et How to Lose a Guy in 10 Days (Comment perdre un homme en 10 jours). Instagram a enregistré que j'ai "aimé" un post sur l'induction du travail, puis que je ne me suis pas reconnectée pendant une semaine.

Et alors ? Nous savons tous maintenant que nous sommes suivis en ligne et que les données collectées sur nous sont à la fois granulaires et constantes. Peut-être aimez-vous que Netflix et Instagram connaissent si bien vos goûts en matière de cinéma et de mode.

Mais un nombre croissant d'enquêtes et de poursuites judiciaires révèlent un nouveau paysage du suivi en ligne dans lequel la portée des entreprises qui collectent des données est plus insidieuse que beaucoup d'entre nous ne le pensent. En y regardant de plus près, j'ai découvert que mes données personnelles pouvaient avoir une incidence sur tout, depuis mes perspectives d'emploi et mes demandes de prêt jusqu'à mon accès aux soins de santé. En d'autres termes, elles peuvent façonner ma vie quotidienne d'une manière dont je n'avais pas conscience. "Le problème est énorme et il y a toujours de nouvelles horreurs", déclare Reuben Binns, de l'université d'Oxford.

On pourrait vous pardonner de penser qu'avec l'introduction d'une législation comme le règlement général sur la protection des données (RGPD) - des règles de l'Union européenne mises en œuvre en 2018 qui donnent aux gens un meilleur accès aux données que les entreprises détiennent sur eux et limitent ce que les entreprises peuvent en faire - la confidentialité des données n'est plus un vrai problème. Vous pouvez toujours refuser les cookies si vous ne voulez pas être suivi, n'est-ce pas ? Mais lorsque je dis cela à Pam Dixon, du groupe de recherche à but non lucratif World Privacy Forum, elle se met à rire d'incrédulité. "Tu y crois vraiment ?" me dit-elle.

Les gratteurs de données

Des centaines d'amendes ont été infligées pour violation du GDPR, notamment à Google, British Airways et Amazon. Mais les experts en données affirment qu'il ne s'agit là que de la partie émergée de l'iceberg. Une étude réalisée l'année dernière par David Basin de l'ETH Zurich, en Suisse, a révélé que 95 % des sites web pourraient enfreindre les règles du GDPR. Même l'objectif de la législation visant à faciliter la compréhension des données que nous acceptons de fournir n'a pas été atteint. Depuis l'entrée en vigueur de la législation, les recherches montrent que les accords de confidentialité sont devenus plus compliqués, rein de moins. Et si vous pensiez que les bloqueurs de publicité et les réseaux privés virtuels (VPN) - qui masquent l'adresse IP de votre ordinateur - vous protégeaient, détrompez-vous. Bon nombre de ces services vendent également vos données.

Nous commençons à peine à saisir l'ampleur et la complexité du paysage de la traque en ligne. Quelques grands noms - Google, Meta, Amazon et Microsoft - détiennent l'essentiel du pouvoir, explique Isabel Wagner, professeur associé de cybersécurité à l'université de Bâle, en Suisse. Mais derrière ces grands acteurs, un écosystème diversifié de milliers, voire de millions, d'acheteurs, de vendeurs, de serveurs, de traqueurs et d'analyseurs partagent nos données personnelles.

Qu'est-ce que tout cela signifie pour l'utilisateur lambda que je suis ? Pour le savoir, je me suis rendu chez HestiaLabs à Lausanne, en Suisse, une start-up fondée par Paul-Olivier Dehaye, mathématicien et lanceur d'alerte clé dans le scandale de l'utilisation des données de Facebook par la société de conseil politique Cambridge Analytica. Cette société a utilisé des données personnelles pour influencer l'élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis en 2016. L'enquête de Dehaye sur Cambridge Analytica a montré de manière frappante à quel point l'influence des entreprises qui achètent et vendent des données est profonde. Il a créé HestiaLabs pour changer cette situation.

(Photo : Votre téléphone suit votre position même si les données mobiles sont désactivées)

Avant d'arriver, j'ai demandé mes données personnelles à diverses entreprises, un processus plus compliqué qu'il ne devrait l'être à l'ère du RGPD. Je rencontre Charles Foucault-Dumas, le chef de projet de HestiaLabs, au siège de l'entreprise - un modeste espace de co-working situé en face de la gare de Lausanne. Nous nous asseyons et téléchargeons mes fichiers dans son portail sur mesure.

Mes données s'étalent devant moi, visualisées sous la forme d'une carte de tous les endroits où je suis allé, de tous les posts que j'ai aimés et de toutes les applications qui ont contacté un annonceur. Dans les lieux que je fréquente régulièrement, comme la crèche de ma fille, des centaines de points de données se transforment en taches semblables à de la peinture. À l'adresse de mon domicile, il y a une énorme cible impossible à manquer. C'est fascinant. Et un peu terrifiant.

L'une des plus grandes surprises est de savoir quelles applications de mon téléphone contactent des entreprises tierces en mon nom. Au cours de la semaine écoulée, c'est un navigateur web que j'utilise parce qu'il se décrit comme "le respect de la vie privée avant tout" qui a été le plus grand contrevenant, en contactant 29 entreprises. Mais pratiquement toutes les applications de mon téléphone, du service d'épicerie au bloc-notes virtuel, étaient occupées à contacter d'autres entreprises pendant que je vaquais à mes occupations.

En règle générale, une entreprise qui souhaite vendre un produit ou un service s'adresse à une agence de publicité, qui se met en relation avec des plates-formes chargées de la diffusion des publicités, qui utilisent des échanges publicitaires, lesquels sont reliés à des plates-formes d'approvisionnement, qui placent les publicités sur les sites web des éditeurs. Chaque fois que vous ouvrez un site web ou que vous survolez momentanément un message sur un média social, cette machine - dont la valeur est estimée à 150 milliards de livres sterling par an - se met en marche.

Que partageaient exactement ces entreprises à mon sujet ? Pour le savoir, il faudrait que je fasse des demandes auprès de chacune d'entre elles. Et même avec celles que j'ai contactées avec l'aide de HestiaLabs, ce n'est pas toujours clair.

Prenons l'exemple d'Instagram. Il m'a fourni des données montrant qu'il a enregistré 333 "intérêts" en mon nom. Certains d'entre eux sont très éloignés de la réalité : le rugby, le festival Burning Man, la promotion immobilière, et même "femme à chats". Lecteur, je n'ai jamais eu de chat. Mais d'autres sont plus précis, et un certain nombre d'entre eux, sans surprise, sont liés au fait que je suis devenue parent, qu'il s'agisse de marques telles que Huggies et Peppa Pig ou de sujets tels que les berceaux et le sevrage pour bébés.

Je me demande comment ces données ont pu affecter non seulement mes achats, mais aussi la vie de ma fille. Son amour pour le cochon rose de dessin animé est-il vraiment organique, ou ces vidéos nous ont-elles été "servies" en raison des informations qu'Instagram a transmises à mon sujet ? Est-ce que les posts sur le sevrage dirigé par les bébés se sont retrouvés partout dans mon fil d'actualité - et ont donc influencé la façon dont ma fille a été initiée à la nourriture - par hasard, ou parce que j'avais été ciblée ? Je n'ai pas accès à cette chaîne de causes et d'effets, et je ne sais pas non plus comment ces divers "intérêts" ont pu me catégoriser pour d'éventuels spécialistes du marketing.

Il est pratiquement impossible de démêler l'écheveau complexe des transactions de données dans l'ombre. Les données personnelles sont souvent reproduites, divisées, puis introduites dans des algorithmes et des systèmes d'apprentissage automatique. En conséquence, explique M. Dixon, même avec une législation comme le GDPR, nous n'avons pas accès à toutes nos données personnelles. "Nous avons affaire à deux strates de données. Il y a celles qui peuvent être trouvées", dit-elle. "Mais il y a une autre strate que vous ne pouvez pas voir, que vous n'avez pas le droit légal de voir - aucun d'entre nous ne l'a."

Profilage personnel

Des rapports récents donnent un aperçu de la situation. En juin, une enquête de The Markup a révélé que ce type de données cachées est utilisé par les publicitaires pour nous classer en fonction de nos convictions politiques, de notre état de santé et de notre profil psychologique. Pourrais-je être considérée comme une "mère accro au portable", une "indulgente", une "facilement dégonflée" ou une "éveillée" ? Je n'en ai aucune idée, mais je sais qu'il s'agit là de catégories utilisées par les plateformes publicitaires en ligne.

Il est troublant de penser que je suis stéréotypée d'une manière inconnue. Une autre partie de moi se demande si cela a vraiment de l'importance. Je comprends l'intérêt d'une publicité qui tient compte de mes préférences, ou de l'ouverture de mon application de cartographie qui met en évidence des restaurants et des musées qui pourraient m'intéresser ou que j'ai déjà visités. Mais croyez-moi, il y a peu de façons de faire grimacer un expert en données plus rapidement qu'avec la désinvolture de ce compromis.

D'une part, l'utilisation de ces données va bien au-delà de la vente de publicité, explique M. Dixon. Quelque chose d'apparemment anodin comme le fait de faire des achats dans des magasins discount (signe d'un revenu inférieur) ou d'acheter des articles de sport (signe que vous faites de l'exercice) peut avoir une incidence sur tout, de l'attrait de votre candidature à l'université au montant de votre assurance maladie. "Il ne s'agit pas d'une simple publicité", précise M. Dixon. "Il s'agit de la vie réelle.

Une législation récente aux États-Unis a contraint certaines de ces entreprises à entrer dans la lumière. Le Vermont's 2018 Data Broker Act, par exemple, a révélé que les courtiers en données enregistrés dans l'État - mais qui sont également actifs ailleurs - vendent des informations personnelles à des propriétaires et des employeurs potentiels, souvent par l'intermédiaire de tierces parties. En juillet, le Bureau américain de protection financière des consommateurs a appris que cette deuxième strate cachée de données comprenait également des informations utilisées pour établir un "score de consommation", employé de la même manière qu'un score de crédit. "Les choses que vous avez faites, les sites web que vous avez visités, les applications que vous utilisez, tout cela peut alimenter des services qui vérifient si vous êtes un locataire convenable ou décident des conditions à vous offrir pour un prêt ou une hypothèque", explique M. Binns.

À HestiaLabs, je me rends compte que j'ai moi aussi été concrètement affectée, non seulement par les publicités que je vois, mais aussi par la façon dont les algorithmes ont digéré mes données. Dans les "inférences" de LinkedIn, je suis identifiée à la fois comme "n'étant pas un leader humain" et "n'étant pas un leader senior". Et ce, bien que j'aie dirigé une équipe de 20 personnes à la BBC et que j'aie été rédacteur en chef de plusieurs sites de la BBC auparavant - des informations que j'ai moi-même introduites dans LinkedIn. Comment cela peut-il affecter mes opportunités de carrière ? Lorsque j'ai posé la question à LinkedIn, un porte-parole m'a répondu que ces déductions n'étaient pas utilisées "de quelque manière que ce soit pour informer les suggestions de recherche d'emploi".

Malgré cela, nous savons, grâce à des poursuites judiciaires, que des données ont été utilisées pour exclure les femmes des annonces d'emploi dans le secteur de la technologie sur Facebook. En conséquence, le propriétaire de la plateforme, Meta, a cessé d'offrir cette option aux annonceurs en 2019. Mais les experts en données affirment qu'il existe de nombreuses solutions de contournement, comme le fait de ne cibler que les personnes ayant des intérêts stéréotypés masculins. "Ces préjudices ne sont pas visibles pour les utilisateurs individuels à ce moment-là. Ils sont souvent très abstraits et peuvent se produire longtemps après", explique M. Wagner.

À mesure que les données collectées sur notre vie quotidienne prolifèrent, la liste des préjudices signalés par les journaux ne cesse de s'allonger. Des applications de suivi de l'ovulation - ainsi que des messages textuels, des courriels et des recherches sur le web - ont été utilisés pour poursuivre des femmes ayant avorté aux États-Unis depuis que l'arrêt Roe v Wade a été annulé l'année dernière. Des prêtres ont été démasqués pour avoir utilisé l'application de rencontres gay Grindr. Un officier militaire russe a même été traqué et tué lors de sa course matinale, prétendument grâce à des données accessibles au public provenant de l'application de fitness Strava. La protection des données est censée prévenir bon nombre de ces préjudices. "Mais il y a manifestement une énorme lacune dans l'application de la loi", déclare M. Binns.

Le problème réside en partie d'un manque de transparence. De nombreuses entreprises s'orientent vers des modèles "préservant la vie privée", qui divisent les points de données d'un utilisateur individuel et les dispersent sur de nombreux serveurs informatiques, ou les cryptent localement. Paradoxalement, il est alors plus difficile d'accéder à ses propres données et d'essayer de comprendre comment elles ont été utilisées.

Pour sa part, M. Dehaye, de HestiaLabs, est convaincu que ces entreprises peuvent et doivent nous rendre le contrôle. "Si vous allez consulter un site web en ce moment même, en quelques centaines de millisecondes, de nombreux acteurs sauront qui vous êtes et sur quel site vous avez mis des chaussures dans un panier d'achat il y a deux semaines. Lorsque l'objectif est de vous montrer une publicité pourrie, ils sont en mesure de résoudre tous ces problèmes", explique-t-il. Mais lorsque vous faites une demande de protection de la vie privée, ils se disent : "Oh, merde, comment on fait ça ?".

Il ajoute : "Mais il y a un moyen d'utiliser cette force du capitalisme qui a résolu un problème dans une industrie de plusieurs milliards de dollars pour vous - pas pour eux".

J'espère qu'il a raison. En marchant dans Lausanne après avoir quitté HestiaLabs, je vois un homme qui s'attarde devant un magasin de couteaux, son téléphone rangé dans sa poche. Une femme élégante porte un sac Zara dans une main, son téléphone dans l'autre. Un homme devant le poste de police parle avec enthousiasme dans son appareil.

Pour moi, et probablement pour eux, ce sont des moments brefs et oubliables. Mais pour les entreprises qui récoltent les données, ce sont des opportunités. Ce sont des signes de dollars. Et ce sont des points de données qui ne disparaîtront peut-être jamais.

Reprendre le contrôle

Grâce aux conseils de M. Dehaye et des autres experts que j'ai interrogés, lorsque je rentre chez moi, je vérifie mes applications et je supprime celles que je n'utilise pas. Je supprime également certaines de celles que j'utilise mais qui sont particulièrement désireuses de contacter des entreprises, en prévoyant de ne les utiliser que sur mon ordinateur portable. (J'ai utilisé une plateforme appelée TC Slim pour me dire quelles entreprises mes applications contactent). J'installe également un nouveau navigateur qui (semble-t-il) accorde la priorité à la protection de la vie privée. Selon M. Wagner, les applications et les navigateurs open source et à but non lucratif peuvent constituer des choix plus sûrs, car ils ne sont guère incités à collecter vos données.

Je commence également à éteindre mon téléphone plus souvent lorsque je ne l'utilise pas. En effet, votre téléphone suit généralement votre position même lorsque les données mobiles et le Wi-Fi sont désactivés ou que le mode avion est activé. De plus, en me connectant à mes préférences Google, je refuse d'enregistrer l'historique de mes positions, même si la nostalgie - pour l'instant - m'empêche de demander que toutes mes données antérieures soient supprimées.

Nous pouvons également réinitialiser notre relation avec le suivi en ligne en changeant notre façon de payer, explique Mme Dixon. Elle suggère d'utiliser plusieurs cartes de crédit et d'être "très prudent" quant au portefeuille numérique que nous utilisons. Pour les achats susceptibles de créer un signal "négatif", comme ceux effectués dans un magasin discount, il est préférable d'utiliser de l'argent liquide, si possible. M. Dixon conseille également de ne pas utiliser d'applications ou de sites web liés à la santé, si possible. "Ce n'est tout simplement pas un espace clair et sûr", dit-elle.

En réalité, quelles que soient les mesures que vous prenez, les entreprises trouveront toujours de nouveaux moyens de contourner le problème. "C'est un jeu où l'on ne peut que perdre", affirme M. Dehaye. C'est pourquoi la solution ne dépend pas des individus. "Il s'agit d'un véritable changement de société.

En réunissant suffisamment de voix individuelles, M. Dehaye pense que nous pouvons changer le système - et que tout commence par le fait que vous demandiez vos données. Dites aux entreprises : "Si vous vous dérobez, notre confiance est perdue"", déclare-t-il. "Et dans ce monde de données, si les gens ne font pas confiance à votre entreprise, vous êtes mort.

Auteur: Ruggeri Amanda

Info: https://blog.shiningscience.com/2023/08/nowhere-to-hide-data-harvesters-came.html, 26 août 2023

[ idiosyncrasie numérique ] [ capitalisme de surveillance ] [ internet marchand ]

 

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résonances organiques

Les avantages sociaux de la synchronisation de notre cerveau

Nos ondes cérébrales peuvent s'aligner lorsque nous travaillons et jouons en étroite collaboration. Le phénomène, connu sous le nom de synchronisation inter-cerveau, suggère que la collaboration est biologique.

(Photo : De plus en plus de recherches montrent comment l’activité neuronale peut se synchroniser entre plusieurs personnes, ce qui entraîne de meilleurs résultats sociaux et créatifs.)

Le célèbre duo de pianos polonais Marek et Wacek n'utilisait pas de partitions lors de ses concerts live. Et pourtant, sur scène, le duo semblait parfaitement synchronisé. Sur des pianos adjacents, ils reprenaient de manière ludique divers thèmes musicaux, mêlé musique classique et jazz et improvisé en temps réel. "Nous avons suivi le courant", a déclaré Marek Tomaszewski, qui a joué avec Wacek Kisielewski jusqu'à la mort de Wacek en 1986. "C'était un pur plaisir."

Les pianistes semblaient lire dans les pensées des autres en échangeant des regards. C’était, dit Marek, comme s’ils étaient sur la même longueur d’onde. Un nombre croissant de recherches suggèrent que cela aurait pu être littéralement vrai.

Des dizaines d'expériences récentes étudiant l'activité cérébrale de personnes qui se produisent et travaillent ensemble – pianistes en duo, joueurs de cartes, enseignants et étudiants, puzzleurs et autres – montrent que leurs ondes cérébrales peuvent s'aligner dans un phénomène connu sous le nom de synchronisation neuronale interpersonnelle, également connue sous le nom de synchronie inter-cerveau.

"De nombreuses recherches montrent désormais que les personnes qui interagissent ensemble présentent des activités neuronales coordonnées", a déclaré Giacomo Novembre, neuroscientifique cognitif à l'Institut italien de technologie de Rome, qui a publié l'été dernier un article clé sur ce sujet. Les études se sont multipliées au cours des dernières années – notamment la semaine dernière – au fur et à mesure que de nouveaux outils et des techniques améliorées ont affiné la science et la théorie.

Ils montrent que la synchronisation entre les cerveaux présente des avantages. Qui conduit à une meilleure résolution de problèmes, à un meilleur apprentissage et à une meilleure coopération, et même à des comportements qui aident les autres à leur dépens. De plus, des études récentes dans lesquelles les cerveaux ont été stimulés par un courant électrique suggèrent que la synchronisation elle-même pourrait entraîner l'amélioration des performances observée par les scientifiques.

" La cognition est quelque chose qui se produit non seulement dans le crâne, mais aussi en relation avec l'environnement et avec les autres ", a déclaré Guillaume Dumas, professeur de psychiatrie computationnelle à l'Université de Montréal. Comprendre quand et comment nos cerveaux se synchronisent pourrait nous aider à communiquer plus efficacement, à concevoir de meilleures salles de classe et à aider les équipes à coopérer.

Se synchroniser


Les humains, comme les autres animaux sociaux, ont tendance à synchroniser leurs comportements. Si vous marchez à côté de quelqu’un, vous commencerez probablement à marcher au pas. Si deux personnes s’assoient côte à côte dans des fauteuils à bascule, il y a de fortes chances qu’elles commencent à se balancer au même rythme.

Une telle synchronisation comportementale, selon les recherches, nous rend plus confiants, nous aide à créer des liens et stimule nos instincts sociaux. Dans une étude, danser de manière synchronisée permettait aux participants de se sentir émotionnellement proches les uns des autres – bien plus que pour les groupes qui se déplaçaient de manière asynchrone. Dans une autre étude, les participants qui scandaient des mots de manière rythmée étaient plus susceptibles de coopérer à un jeu d'investissement. Même une simple marche à l'unisson avec une personne issue d'une minorité ethnique peut réduire les préjugés.

" La coordination est une caractéristique de l’interaction sociale. C'est vraiment crucial " a déclaré Novembre. "Lorsque la coordination est altérée, l'interaction sociale est profondément altérée."

Lorsque nos mouvements se coordonnent, une myriade de synchronisations invisibles à l’œil nu se produisent également à l’intérieur de notre corps. Quand les gens tambourinent ensemble, leurs cœurs battent ensemble. Les fréquences cardiaques des thérapeutes et de leurs patients peuvent se synchroniser pendant les séances (surtout si la relation thérapeutique fonctionne bien), tout comme celles des couples mariés. D’autres processus physiologiques, tels que notre rythme respiratoire et nos niveaux de conductance cutanée, peuvent également correspondre à ceux d’autres personnes.

(Photo : Ce n’est qu’au cours des 20 dernières années qu’est apparue une technologie permettant aux neuroscientifiques d’étudier la synchronisation inter-cerveau. L'hyperscanning utilise la spectroscopie fonctionnelle proche infrarouge, portée sur un appareil semblable à un bonnet de bain, pour surveiller l'activité neuronale de plusieurs individus s'engageant socialement.)

L’activité de notre cerveau peut-elle se synchroniser ? En 1965, la revue Science a publié les résultats d’une expérience suggérant que c’était possible. Des scientifiques de l'Université Thomas Jefferson de Philadelphie ont testé des paires de jumeaux identiques en insérant des électrodes sous leur cuir chevelu pour mesurer leurs ondes cérébrales – une technique appelée électroencéphalographie. Les chercheurs ont rapporté que lorsque les jumeaux restaient dans des pièces séparées, si l’un d’eux fermait les yeux, les ondes cérébrales des deux reflétaient le même mouvement. Les pointes sur l'électroencéphalographe de l'un des jumeaux reflétaient celles de l'autre. L’étude était cependant erronée sur le plan méthodologique. Les chercheurs avaient testé plusieurs paires de jumeaux mais n'avaient publié les résultats que pour la paire dans laquelle ils avaient observé une synchronie. Voilà qui n’a pas aidé ce domaine universitaire en plein essor. Pendant des décennies, la recherche sur la synchronisation intercérébrale fut donc reléguée dans la catégorie des " étranges bizarreries paranormales " et n’a pas été prise au sérieux.

La réputation du domaine a commencé à changer au début des années 2000 avec la popularisation de l' hyperscanning, une technique qui permet aux scientifiques de scanner simultanément le cerveau de plusieurs personnes en interaction. Au début, cela impliquait de demander à des paires de volontaires de s'allonger dans des appareils d'IRMf séparés, ce qui limitait considérablement les types d'études que les scientifiques pouvaient réaliser. Les chercheurs ont finalement pu utiliser la spectroscopie fonctionnelle proche infrarouge (fNIRS), qui mesure l'activité des neurones dans les couches externes du cortex. Le grand avantage de cette technologie est sa facilité d'utilisation : les volontaires peuvent jouer de la batterie ou étudier dans une salle de classe tout en portant des bonnets fNIRS, qui ressemblent à des bonnets de bain avec une multitude de câbles qui dépassent.

Lorsque plusieurs personnes  interagissent tout en portant des casquettes fNIRS, les scientifiques ont commencé à découvrir une activité interneurale synchronisée dans des régions du cerveau, qui variaient selon la tâche et la configuration de l'étude. Ils ont également observé des ondes cérébrales, qui représentent des schémas électriques dans le déclenchement neuronal, se synchronisant sur plusieurs fréquences. Sur une lecture électroencéphalographique de deux cerveaux synchronisés, les lignes représentant l'activité neuronale de chaque personne fluctuent ensemble : chaque fois que l'une monte ou descend, l'autre fait de même, bien que parfois avec un décalage dans le temps. Parfois, des ondes cérébrales apparaissent dans des images en miroir – lorsque celles d’une personne montent, celles de l’autre descendent en même temps et avec une ampleur similaire – ce que certains chercheurs considèrent également comme une forme de synchronie.

Avec de nouveaux outils, il est devenu de plus en plus clair que la synchronisation inter-cerveau n’était ni un charabia métaphysique ni le produit de recherches erronées. "Le signal est définitivement là", a déclaré Antonia Hamilton , neuroscientifique sociale à l'University College de Londres. Ce qui s'est avéré plus difficile à comprendre, c'est comment deux cerveaux indépendants, dans deux corps distincts, pouvaient montrer une activité similaire dans l'espace. Maintenant, dit Hamilton, la grande question est : " Qu’est-ce que cela nous raconte ? "

La recette de la synchronisation

Novembre est fasciné depuis longtemps par la manière dont les humains se coordonnent pour atteindre des objectifs communs. Comment les musiciens – les pianistes en duo, par exemple – collaborent-ils si bien ? Pourtant, c'est en pensant aux animaux, comme les lucioles synchronisant leurs flashs, qu'il s'est mis sur la voie de l'étude des ingrédients nécessaires à l'apparition de la synchronisation inter-cerveau.

Étant donné que la synchronie est " si répandue parmi tant d’espèces différentes ", se souvient-il, " je me suis dit : OK, alors il pourrait y avoir un moyen très simple de l’expliquer. "

Novembre et ses collègues ont mis en place une expérience, publiée l'été dernier , dans laquelle des paires de volontaires ne faisaient que s'asseoir l'un en face de l'autre tandis qu'un équipement photographique suivait les mouvements de leurs yeux, de leur visage et de leur corps. Parfois, les volontaires pouvaient se voir ; à d'autres moments, ils étaient séparés par une cloison. Les chercheurs ont découvert que dès que les volontaires se regardaient dans les yeux, leurs ondes cérébrales se synchronisaient instantanément. Le sourire s’est avéré encore plus puissant pour aligner les ondes cérébrales.

" Il y a quelque chose de spontané dans la synchronisation", a déclaré Novembre.

Le mouvement est également lié à l’activité synchronisée des ondes cérébrales. Dans l'étude de Novembre, lorsque les gens bougeaient leur corps de manière synchronisée – si, par exemple, l'un levait la main et que l'autre faisait de même – leur activité neuronale correspondait, avec un léger décalage. Cependant, la synchronisation intercérébrale va au-delà de la simple reproduction des mouvements physiques. Dans une étude publiée l'automne dernier sur des pianistes jouant en duo, une rupture de la synchronisation comportementale n'a pas provoqué la désynchronisation des deux cerveaux.

Un autre ingrédient important de la synchronisation neuronale "face à face" semble être la prédiction mutuelle : anticiper les réponses et les comportements d'une autre personne. Chaque personne " bouge ses mains, son visage ou son corps, ou parle ", a expliqué Hamilton, " et réagit également aux actions de l'autre personne ". Par exemple, lorsque les gens jouaient au jeu de cartes italien Tressette, l'activité neuronale des partenaires se synchronisait, mais le cerveau de leurs adversaires ne s'alignait pas avec eux.

Le partage d’objectifs et l’attention commune semblent souvent cruciaux pour la synchronisation inter-cerveau. Dans une expérience menée en Chine, des groupes de trois personnes ont dû coopérer pour résoudre un problème. Se présenta un problème : l'un des membres de l'équipe était un chercheur qui faisait seulement semblant de s'engager dans la tâche, hochant la tête et commentant lorsque c'était approprié, mais ne se souciant pas vraiment du résultat. Son cerveau ne se synchronisait pas avec celui des véritables membres de l'équipe.

Cependant, certains critiques affirment que l’apparition d’une activité cérébrale synchronisée n’est pas la preuve d’une quelconque connexion, mais peut plutôt s’expliquer par la réaction des personnes à un environnement partagé. " Imaginez deux personnes écoutant la même station de radio dans deux pièces différentes ", a écrit Clay Holroyd, neuroscientifique cognitif à l'Université de Gand en Belgique qui n'étudie pas la synchronisation intercérébrale, dans un article de 2022 . "La synchronisation inter-cerveau pourrait augmenter pendant les chansons qu'ils apprécient  ensemble par rapport aux chansons qu'ils trouvent tous deux ennuyeuses, mais cela ne serait pas une conséquence d'un couplage direct de cerveau à cerveau."

Pour tester cette critique, des scientifiques de l'Université de Pittsburgh et de l'Université Temple ont conçu une expérience dans laquelle les participants travaillaient différemment sur une tâche ciblée : terminer un puzzle . Les volontaires ont soit assemblé un puzzle en collaboration, soit travaillé sur des puzzles identiques séparément, côte à côte. Même s’il existait une certaine synchronisation interneurale entre les chercheurs travaillant de manière indépendante, elle était bien plus importante chez ceux qui collaboraient.

Pour Novembre, ces découvertes et d’autres similaires suggèrent que la synchronisation intercérébrale est plus qu’un artefact environnemental. "Tant que vous mesurerez le cerveau lors d'une interaction sociale, vous devrez toujours faire face à ce problème", a-t-il déclaré. "Les cerveaux en interaction sociale seront exposés à des informations similaires."

(Photo : La Mutual Wave Machine, qui a fait le tour des villes du monde entier de 2013 à 2019, permet aux passants d'explorer la synchronisation intercérébrale par paires tout en générant des données pour la recherche en neurosciences.)

À moins qu’ils ne soient à des endroits différents, bien sûr. Pendant la pandémie, les chercheurs se sont intéressés à comprendre comment la synchronisation intercérébrale pourrait changer lorsque les gens parlent face à face par vidéo. Dans une étude, publiée fin 2022 , Dumas et ses collègues ont mesuré l'activité cérébrale des mères et de leurs préadolescents lorsqu'ils communiquaient par vidéo en ligne. Les cerveaux des couples étaient à peine synchronisés, bien moins que lorsqu'ils parlaient en vrai. Une telle mauvaise synchronisation inter-cerveau en ligne pourrait aider à expliquer pourquoi les réunions Zoom ont tendance à être si fatigantes, selon les auteurs de l'étude.

"Il manque beaucoup de choses dans un appel Zoom par rapport à une interaction en face à face", a déclaré Hamilton, qui n'a pas participé à la recherche. " Votre contact visuel est un peu différent parce que le positionnement de la caméra est incorrect. Plus important encore, votre attention commune est différente."

Identifier les ingrédients nécessaires à l'apparition de la synchronisation inter-cerveau – qu'il s'agisse d'un contact visuel, d'un sourire ou du partage d'un objectif – pourrait nous aider à mieux profiter des avantages de la synchronisation avec les autres. Lorsque nous sommes sur la même longueur d’onde, les choses deviennent tout simplement plus faciles.

Avantages émergents

La neuroscientifique cognitive Suzanne Dikker aime exprimer son côté créatif en utilisant l'art pour étudier le fonctionnement du cerveau humain. Pour capturer la notion insaisissable d’être sur la même longueur d’onde, elle et ses collègues ont créé la Mutual Wave Machine : mi-installation artistique, mi-expérience neurologique. Entre 2013 et 2019, les passants de diverses villes du monde – Madrid, New York, Toronto, Athènes, Moscou et autres – ont pu faire équipe avec une autre personne pour explorer la synchronisation interneurale. Ils sont assis dans deux structures en forme de coquille se faisant face tout en portant un casque électroencéphalographe pour mesurer leur activité cérébrale. Pendant qu’ils interagissent pendant 10 minutes, les coquilles s’éclairent avec des projections visuelles qui servaient de neurofeedback : plus les projections sont lumineuses, plus leurs ondes cérébrales sont couplées. Cependant, certaines paires n'étaient pas informées que la luminosité des projections reflétait leur niveau de synchronisation, tandis que d'autres voyaient de fausses projections.

Lorsque Dikker et ses collègues ont analysé les résultats, publiés en 2021, ils ont découvert que les couples qui savaient qu'ils voyaient du neurofeedback se synchronisaient davantage avec le temps – un effet motivé par leur motivation à rester concentrés sur leur partenaire, ont expliqué les chercheurs. Plus important encore, leur synchronisation accrue a augmenté le sentiment de connexion sociale entre les deux. Il est apparu qu’être sur la même longueur d’onde cérébrale pourrait aider à établir des relations.

Dikker a également étudié cette idée dans un cadre moins artistique : la salle de classe. Dans une salle de classe de fortune dans un laboratoire, un professeur de sciences du secondaire encadrait des groupes de quatre élèves maximum pendant que Dikker et ses collègues enregistraient leur activité cérébrale. Dans une étude publiée sur le serveur de prépublication biorxiv.org en 2019, les chercheurs ont rapporté que plus les cerveaux des étudiants et de l'enseignant étaient synchronisés, plus les étudiants retenaient le matériel lorsqu'ils étaient testés une semaine plus tard. Une analyse de 2022 portant sur 16 études a confirmé que la synchronisation intercérébrale est effectivement liée à un meilleur apprentissage.

" La personne qui prête le plus d'attention ou qui s'accroche le mieux au signal de l'orateur sera également la plus synchronisée avec d'autres personnes qui accordent également la plus grande attention à ce que dit l'orateur ", a déclaré Dikker.

Ce n'est pas seulement l'apprentissage qui semble stimulé lorsque nos cerveaux sont synchronisés, mais également les performances et la coopération de l'équipe. Dans une autre étude réalisée par Dikker et ses collègues, des groupes de quatre personnes ont réfléchi à des utilisations créatives d'une brique ou classé des éléments essentiels pour survivre à un accident d'avion. Les résultats ont montré que plus leurs ondes cérébrales étaient synchronisées, mieux ils effectuaient ces tâches en groupe. Entre-temps, d'autres études ont montré que les équipes neuronales synchronisées non seulement communiquent mieux, mais surpassent également les autres dans les activités créatives telles que l'interprétation de la poésie .

Alors que de nombreuses études ont établi un lien entre la synchronisation intercérébrale et un meilleur apprentissage et de meilleures performances, la question reste de savoir si la synchronisation entraîne réellement de telles améliorations. Serait-ce plutôt une mesure d’engagement ? "Les enfants qui prêtent attention à l'enseignant feront preuve d'une plus grande synchronisation avec cet enseignant parce qu'ils sont plus engagés", a déclaré Holroyd. "Mais cela ne signifie pas que les processus synchrones contribuent réellement d'une manière ou d'une autre à l'interaction et à l'apprentissage."

Pourtant, les expériences sur les animaux suggèrent que la synchronisation neuronale peut effectivement conduire à des changements de comportement. Lorsque l’activité neuronale des souris était mesurée en leur faisant porter de minuscules capteurs en forme de chapeau haut de forme, par exemple, la synchronisation inter-cerveau prédisait si et comment les animaux interagiraient dans le futur. "C'est une preuve assez solide qu'il existe une relation causale entre les deux", a déclaré Novembre.

Chez l’homme, les preuves les plus solides proviennent d’expériences utilisant la stimulation électrique du cerveau pour générer une synchronisation interneurale. Une fois les électrodes placées sur le cuir chevelu des personnes, des courants électriques peuvent passer entre les électrodes pour synchroniser l’activité neuronale du cerveau des personnes. En 2017, Novembre et son équipe ont réalisé la première de ces expériences. Les résultats suggèrent que la synchronisation des ondes cérébrales dans la bande bêta, liée aux fonctions motrices, améliore la capacité des participants à synchroniser les mouvements de leur corps – dans ce cas, en frappant un rythme avec leurs doigts.

Plusieurs études ont récemment reproduit les conclusions de Novembre. Fin 2023, des chercheurs ont découvert qu'une fois les ondes cérébrales synchronisées par stimulation électrique, leur capacité à coopérer dans un jeu informatique simple s'améliorait considérablement. Et l'été dernier d'autres scientifiques ont montré qu'une fois que deux cerveaux sont synchronisés, les gens parviennent mieux à transférer des informations et à se comprendre.

La science est nouvelle, donc le jury ne sait toujours pas s'il existe un véritable lien de causalité entre la synchronie et le comportement humain coopératif. Malgré cela, la science de la synchronisation neuronale nous montre déjà à quel point nous bénéficions lorsque nous faisons les choses en synchronisation avec les autres. Sur le plan biologique, nous sommes programmés pour nous connecter.


Auteur: Internet

Info: https://www.quantamagazine.org/ - Marta Zaraska, 28 mars 2024

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Ajouté à la BD par Le sous-projectionniste