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fric

Le “pouvoir” d’achat est une affaire de riche. Pour les pauvres, l’argent n’a rien d’un pouvoir, il n’est pas libératoire, il n’est même pas un sujet de calculs : quand il arrive, il est déjà en grande partie contraint. 

Auteur: Colombi Denis

Info: Où va l'argent des pauvres, p. 151

[ incompréhension sociale ]

 

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justesse terminologique

Laisse-moi en dehors de ça. On s'en fout. Peut-être que Brodie a été malmené, peut-être pas. Je n'en sais rien. Ca ne compte pas. C'est un rustre du langage. Je ne peux pas aider quelqu'un qui pense, ou pense qu'il pense, qu'éditer un journal c'est de la censure, ou que jeter des briques c'est une manif alors que la construction de tours est une violence sociale, ou qu'une déclaration désagréable n'est que de la provocation alors que perturber l'orateur représente l'exercice de la liberté d'expression... Les mots ne méritent pas ce genre d'âneries. Ils sont innocents, neutres, précis, ils signifient ceci, décrivent cela, désignent l'autre, et si on s'en occupe un peu, on peut jeter des ponts par-dessus l'incompréhension et le chaos. Mais si on leur enlève leurs angles, ils ne valent plus rien, et Brodie leur enlève leurs angles. Je ne pense pas que les écrivains soient sacrés, mais les mots le sont. Ils méritent le respect. Si tu prends les bons mots dans le bon ordre, tu peux un peu faire bouger le monde, ou pondre un poème que des enfants prononceront à ta place après ta mort.

Auteur: Stoppard Tom

Info: The Real Thing, Act II, Scene 5, Henry and Annie

[ nécessaire ] [ indispensable ] [ justice ]

 

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dressage

Imagine que tu vives sur une planète où l'espèce dominante est beaucoup plus sophistiquée que les êtres humains, mais conserve fréquemment des humains comme animaux de compagnie. On les appelle les Gorns. Ils communiquent entre eux grâce à une combinaison complexe de télépathie, de mouvements oculaires et de couinements aigus, tous totalement inintelligibles et inapprenables par les humains, dont le cerveau est uniquement préparé à l'acquisition du langage verbal.

Les humains apprennent parfois la signification de certains sons en les associant de manière répétée à des objets qui les intéressent. Les Gorns et les humains sont très liés, mais il existe de nombreuses règles Gorn que les humains doivent essayer d'assimiler avec des informations limitées et des enjeux généralement élevés. Tu es 'un des humains chanceux qui vit avec les Gorns dans leur demeure. Beaucoup d'autres humains sont enchaînés à de petites cabanes dans la cour ou gardés dans des enclos extérieurs de tailles variables. Ils sont si peu sociables qu'ils ne peuvent pas contrôler leurs émotions lorsqu'un Gorn s'approche d'eux. Les Gorns sont d'accord pour dire qu'ils ne pourront jamais être des humains de maison.

Le logement que tu partages avec ta famille Gorn est bourré de bols en porcelaine remplis d'eau. Chaque fois que tu essaies d'uriner dans l'un d'eux, les Gorns voisins t'attaquent. Tu apprends à n'utiliser les toilettes que lorsqu'il n'y a pas de Gorns présents. Parfois, ils rentrent à la maison et te fourrent la tête dans les toilettes sans raison apparente. Tu détestes cela et tu commences à faire de la lèche aux Gorns quand ils rentrent pour essayer d'éviter cela, mais ils considèrent cela comme une preuve de ta culpabilité. Tu es également puni pour avoir regardé des vidéos, lu des livres, parlé à d'autres êtres humains, mangé de la pizza ou du gâteau au fromage et écrit des lettres. Tout cela est considéré comme des problèmes de comportement par les Gorns.

Pour éviter de devenir fou, une fois encore, tu attends qu'ils ne soient pas là pour essayer de faire ce que tu veux. Pendant qu'ils sont là, tu t'assieds tranquillement, en regardant droit devant toi. Comme ils sont témoins de ce bon comportement dont tu es manifestement capable, ils considèrent que c'est par "dépit" que tu regardes des vidéos et que tu commets d'autres transgressions lorsque tu es seul. Ils pensent qu'il est évident que tu n'aimes pas être laissé seul. On te promène plusieurs fois par jour et on te laisse des livres de mots croisés à faire. Tu ne les as jamais utilisés car tu détestes les mots croisés ; les Gorns pensent que tu les ignores par vengeance. Le pire, c'est que tu les aimes bien. Après tout, ils sont souvent gentils avec toi. Mais lorsque tu leur souris, ils te punissent, tout comme pour une poignée de main. Si tu t'excuses, ils te punissent à nouveau.

Tu n'as pas vu d'autre humain depuis que tu es un petit enfant. Lorsque tu en vois un, tu es curieux, excité et effrayé. Tu ne sais pas vraiment comment agir. Alors, le Gorn avec qui tu vis te tient à l'écart des autres humains. Tes compétences sociales ne se développent jamais.

Finalement, tu es amené à l'école de "formation". Une grande partie de la formation consiste à avoir ton souffle brièvement coupé par une chaîne en métal autour de ton cou. Ils sont sûrs que tu comprends tous les couinements et les communications télépathiques qu'ils font, car parfois tu as raison. Tu devines et tu détestes l'entraînement. Tu te sens assez stressé la plupart du temps. Un jour, tu vois un Gorn s'approcher avec le collier d'entraînement à la main. Tu as le syndrome prémenstruel, tu as mal au cou et tu ne te sens pas à la hauteur de la coercition déconcertante qui va s'ensuivre. Tu leur dis de ta voix la plus sévère de te laisser tranquille et de s'en aller. Les Gorns sont choqués par ce comportement agressif non provoqué. Ils pensaient que tu avais un bon tempérament.

Ils te mettent dans l'un de leurs véhicules et t'emmènent faire un tour. Tu regardes le paysage planétaire attrayant qui défile et tu te demandes où tu vas. On te conduit dans un bâtiment où règne une odeur de sueur et d'excréments humains. Les hommes sont partout dans de petites cages. Certains sont nerveux, d'autres déprimés, la plupart regardent ce qui se passe depuis leur prison. Tes Gorns, avec qui tu as vécu toute ta vie, te remettent à des étrangers qui te traînent dans une petite pièce. Tu es terrifié et tu cries pour que ta famille Gorn t'aide. Ils se retournent et s'en vont. Te voilà aintenu au sol et on te fait une injection létale. C'est, après tout, la façon la plus humaine de procéder.

Auteur: Donaldson Jean

Info: The Culture Clash

[ extraterrestres ] [ analogie homme-chien ] [ xénolinguistique ] [ incompréhension ]

 

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monde covidien

Paniques anticomplotistes

Si Hold-up n’avait pas existé, les anticomplotistes l’auraient inventé. C’est le produit parfait, le bloc de complotisme-étalon en platine iridié, déposé au Pavillon de Breteuil à Sèvres.(...)

Le torrent de commentaires qu’a immédiatement suscité la diffusion du documentaire est sans doute le premier signe qui trahit la fébrilité — du temps a passé depuis le mépris et les ricanements. Si encore il n’y avait que la quantité. Mais il faut voir la "qualité". C’est peut-être là le trait le plus caractéristique de l’épisode "Hold-up" que toutes les réactions médiatiques ou expertes suscitée par le documentaire ne font que reconduire les causes qui l’ont rendu possible. Les fortes analyses reprises à peu près partout ont d’abord fait assaut de savoirs professionnels par des professionnels : "la musique" — inquiétante (la musique complotiste est toujours inquiétante), le format "interviews d’experts sur fond sombre" (le complotisme est sombre), "le montage" (le montage… monte ?). C’est-à-dire, en fait, les ficelles ordinaires, et grossières, de tous les reportages de M6, TF1, LCI, BFM, France 2, etc. Et c’est bien parce que l’habitude de la bouillie de pensée a été installée de très longue date par ces formats médiatiques que les spectateurs de documentaires complotistes ne souffrent d’aucun dépaysement, se trouvent d’emblée en terrain formel connu, parfaitement réceptifs... et auront du mal à comprendre que ce qui est standard professionnel ici devienne honteuse manipulation là.

Complotistes ou décrypteurs ?

Mais les médias ont passé ce point d’inquiétude où l’on sent bien qu’on ne peut plus se contenter de la stigmatisation des cinglés. L’urgence maintenant c’est de comprendre — hélas en partant de si loin, et avec si peu de moyens. Alors la science médiatique-complotologique pioche pour refaire son retard, et tout y passe. Il y a d’abord, nous dit très sérieusement Nicolas Celnik dans Libération (lui aussi a compris qu’il ne fallait plus se moquer, alors il écrit une "Lettre à (son) ami complotiste"), que l’un des ressorts positifs des adeptes de complots vient de "l’impression d’avoir découvert ce qui devait rester caché". Mais Nicolas Celnik sait-il que le vocable princeps de l’idéologie journalistique est "décrypter", ce qui, si l’on suit bien l’étymologie, signifie, précisément, mettre à découvert ce qui était caché. Il n’est pas un organe de presse qui ne s’enorgueillisse de ses "décryptages". (...)

Le décryptage autorisé a toujours consisté en cette forme particulière de recryptage, mais ici tout à fait inconsciente

Ici le parallélisme manifestement inaperçu entre les îlotes tentant de "découvrir ce qui devrait rester caché" et l’aristocratie des "décrypteurs" se complique de ce que le décryptage autorisé n’a jamais rien décrypté, qu’il a même toujours consisté en cette forme particulière de recryptage, mais ici tout à fait inconsciente, en quoi consiste le catéchisme néolibéral. Il suffit d’écouter un "décrypteur" livrer aux masses abruties qu’il a la bonté d’éclairer le sens profond de la suppression de l’ISF, de la réduction de la dette publique ou du démantèlement du code du travail pour être au clair sur ce que "décrypter" signifie réellement — à savoir voiler dans les catégories de la pensée néolibérale. "Décrypter", c’est avoir admis que les gueux ne se contentent plus d’une simple injonction, et entreprendre de leur en donner les bonnes raisons. Par exemple : "il faut supprimer l’ISF sinon les cerveaux partiront" — là c’est décrypté ; "il faut réduire la fiscalité du capital pour financer nos entreprises" (tout est clair) ; "il faut fermer des lits pour que l’hôpital soit agile" (décryptage de qualité : qui voudrait d’un hôpital podagre ou arthritique ? on comprend) ; "il faut réduire les dépenses publiques pour ne pas laisser la dette à nos enfants" (clarté économique, clarté morale), etc.

C’est très exaltant pour un journaliste de décrypter, ça donne un grand sentiment d’utilité sociale, c’est comme une charité démocratique. Les gueux ne pouvaient pas apercevoir tout ça, ça leur restait donc crypté — du coup on le leur décrypte. Décrypter, c’est faire comprendre aux intéressés ce qu’on va leur faire, pourquoi c’est nécessaire, et pourquoi c’est bon pour eux. (...)

Les complotistes en tout cas ont parfaitement reçu le message du "décryptage", à ceci près qu’à force de s’entendre administrer par d’autres un sens inaperçu du monde qui les bousille en leur expliquant qu’il est le meilleur possible, ils ont entrepris de s’en chercher un autre par eux-mêmes. Ça ne donne sans doute pas des résultats bien fameux — mais à décrypteur, décrypteur et demi. C’est le "décryptage" lui-même qui, pour permettre aux journalistes de faire les entendus, a installé l’idée qu’il y avait quelque chose à aller chercher dessous. Les complotistes les prennent au mot, à ceci près que le quelque chose des décrypteurs étant toujours la même chose, eux se mettent en devoir d’aller chercher autre chose.

Cérébroscopie des complotistes

Alors on va chercher pourquoi l’autodécryptage des gueux décrypte de travers. Ici la science complotologique est à son meilleur. Comme les sciences les plus avancées, elle isole des "effets". Par exemple la physique connaît "l’effet Compton", "l’effet Doppler", "l’effet Einstein". La complotologie, pour sa part dispose de l’effet "millefeuille argumentatif". Impossible d’ouvrir un article sur Hold-up sans avoir à manger du millefeuille (argumentatif) — une feuille de vrai, une feuille de faux, une feuille de vrai... Un journaliste de Mediapart va plus loin et pose gravement la question : "pourquoi nos cerveaux sont-ils si perméables" (à l’aberration complotiste) ? "Nos" : pas de discrimination offensante. "Cerveaux" : parce que c’est là-dedans que ça se passe. La réception du complotisme, c’est une affaire "dans le cerveau". Un psychologue social, dont la psychologie sociale n’a plus rien de social (mais c’est la grande tendance de la psychologie sociale) saisit aussitôt la perche du "cerveau" : comme une invitation faite aux sciences cognitives et à leur panacée explicative : le biais. Pourquoi le "cerveau" (des complotistes) erre-t-il ? Parce qu’il est en proie à des biais (cognitifs) — marche aussi avec "pourquoi votre fille est muette" : elle est en proie à des biais (auditifs). Après le biais pâtissier (celui du millefeuille — particulièrement traître avec toute cette crème, on ne sait plus si on mange des feuilles vraies ou des feuilles fausses), le biais de confirmation, puis le biais d’intentionnalité (à qui profite le crime ?), etc. De ce qu’il y a des biais, il résulte que la pensée n’est pas droite. C’est scientifique, on a bien avancé.

(...)

Les paroles institutionnelles en ruines

Voilà donc où en est la "compréhension" du fait complotiste dans les médias assistés de leurs experts satellites. D’où naît irrésistiblement un désir de compréhension de cette "compréhension", ou plutôt de cette incompréhension, de cette compréhension tronquée sur l’essentiel. En réalité, que la formation des opinions reprenne toute liberté, pour le meilleur et pour le pire, quand l’autorité des paroles institutionnelles est à terre, ça n’a pas grand-chose de surprenant. Mais pourquoi l’autorité des paroles institutionnelles est-elle à terre ? C’est la question à laquelle les paroles institutionnelles ont le moins envie de répondre. On les comprend : l’examen de conscience promet d’être douloureux, autant s’en dispenser — et maintenir le problème bien circonscrit au cerveau des complotistes.

Mais pourquoi l’autorité des paroles institutionnelles est-elle à terre ? C’est la question à laquelle les paroles institutionnelles ont le moins envie de répondre

C’est que l’autorité des paroles institutionnelles n’a pas été effondrée du dehors par quelque choc exogène adverse : elle s’est auto-effondrée, sous le poids de tous ses manquements. À commencer par le mensonge des institutions de pouvoir. Les institutions de pouvoir mentent. Mediator : Servier ment. Dépakine : Sanofi ment. Bridgestone : Bridgetsone ment. 20 milliards de CICE pour créer un million d’emplois : le Medef ment. Mais aussi : Lubrizol, les pouvoirs publics mentent ; nucléaire, tout est sûr : les nucléocrates mentent. Loi de programmation de la recherche : Vidal ment (mais à un point extravagant). Violences policières, alors là, la fête : procureurs, préfecture, IGPN, ministres, président de la République, tout le monde ment, et avec une obscénité resplendissante qui ajoute beaucoup. Covid : hors-concours.

Le capitalisme néolibéral a déchaîné les intérêts les plus puissants, or là où les intérêts croissent, la vérité trépasse. C’est qu’il faut bien accommoder la contradiction entre des politiques publiques forcenées et l’effet qu’elles font aux gens. Or pour combler ce genre d’écart, quand on a décidé de ne pas toucher aux causes de l’écart, il n’y a que le secours des mots. Alors on arrose généreusement avec du discours. Au début on fait de la "pédagogie", on "décrypte". Et puis quand le décryptage ne marche plus, il ne reste plus qu’à mentir — à soutenir que ce qui est n’est pas ("la police républicaine ne se cagoule pas, elle agit à visage découvert"), ou que ce qui n’est pas est (on ferme des lits pour améliorer l’accueil des malades). Quand il n’est pas pure et simple répression, le néolibéralisme finissant n’est plus qu’une piscine de mensonge. Nous baignons là-dedans. C’est devenu une habitude, et en même temps on ne s’y habitue pas. Vient forcément le moment où l’autorité de la parole institutionnelle s’effondre parce que l’écart entre ce qu’elle dit et ce que les gens expérimentent n’est plus soutenable d’aucune manière.

Alors ça part en glissement de terrain, et tout s’en va avec, notamment les médias d’accompagnement, précisément parce qu’ils auront accompagné, trop accompagné, pendant trop longtemps. Ils auront tant répété, tant ratifié, se seront tant empressés. Les complotistes voient l’esprit critique de la presse se réarmer dans la journée même de la parution d’un documentaire. Mais, en matière d’esprit critique, ils se souviennent aussitôt des interviews de Léa Salamé, de Macron interrogé par TF1-France2-BFM, de la soupe servie à la louche argentée, de la parole gouvernementale outrageusement mensongère mais jamais reprise comme telle, ils se souviennent de deux mois d’occultation totale des violences policières contre les "gilets jaunes", ils se souviennent du journalisme de préfecture qui a si longtemps débité tels quels les communiqués de Beauvau, certifié l’envahissement de la Salpêtrière par des casseurs.(...) C’est long trente ans à ce régime, pendant que le chômage, la précarité, les inégalités, les suicides et les services publics explosent. Ça en fait du travail de sape dans les esprits.

En fait c’est très simple : pourquoi les paroles institutionnelles s’effondrent-elles ? Parce que, dans le temps même où elles présidaient au délabrement de la société, elles auront, chacune dans leur genre, ou trop menti, ou trop couvert, ou trop laissé passer, ou trop regardé ailleurs, ou trop léché, que ça s’est trop vu, et qu’à un moment, ça se paye. Le complotisme en roue libre, c’est le moment de l’addition. Il faut vraiment être journaliste, ou expert de Conspiracy Watch pour ne pas voir ça. Trente ans de ruine à petit feu de l’autorité institutionnelle, et puis un beau jour, l’immeuble entier qui s’effondre : le discrédit. Mais normalement on sait ça : le crédit détruit, ne se reconstruit pas rapidement. Maintenant, il y a les ruines, et il va falloir faire au milieu des gravats pour un moment. On comprend que la plupart des médias, qui comptent au nombre des gravats, ne se résolvent pas à regarder le tableau. C’est bien pourquoi il fallait faire aussitôt un hold-up sur Hold-up : pour en fixer la "compréhension", et qu’elle ne s’en aille surtout pas ailleurs.

Rééducation et bienveillance

En attendant, la soupe est renversée et on a les complotistes sur les bras. Comment faire ? On a compris que l’heure de les traiter de cinglés était passée et qu’il urge de trouver autre chose pour endiguer la marée. Mais quoi ? Dans l’immédiat, pas grand-chose hélas, en tout cas pas ça. Il va falloir se faire à l’idée que la ruine des constructions de longue période, comme le crédit fait à la parole institutionnelle, ne se répare que par des reconstructions de longue période (par exemple, la destruction présente de la chaîne éducation-recherche prendra des décennies à être surmontée). Tant que la phalange anticomplotiste continuera d’apparaître telle qu’elle est, c’est-à-dire soudée au bloc des pouvoirs, le crédit de l’ensemble restera à zéro. En réalité, tant que la masse "médias" ne se fragmentera pas, tant que ne s’en détachera pas une fraction significative, qui rompe avec la position globale de ratification de l’ordre néolibéral et de déférence à l’endroit de tous ses pouvoirs, les clients du complotisme continueront de n’y voir qu’un appareil homogène de propagande — et d’aller chercher "ailleurs". Les gens ne vont chercher un "ailleurs" au-dehors que lorsque le champ institutionnel a échoué à aménager un "ailleurs" au-dedans. Mais quel aggiornamento, quelles révisions déchirantes, cette rupture, maintenant, ne suppose-t-elle pas ?

Pour l’heure, incapable, la parole autorisée cherche fébrilement quelque autre ressource — mais forcément au voisinage de ses formes de pensée invétérées. Idée de génie et redéploiement pédagogique : on va aller leur parler. Mais gentiment cette fois. On va leur écrire des lettres, en leur disant qu’ils sont nos amis — c’est donc la version Libération. Il y a celle du Monde. Si l’ambiance générale n’était pas si flippante, ce serait à se rouler par terre de rire. Tout y est. On va chercher Valérie Igounet de Conspiracy Watch — on avait l’habitude jusqu’ici de Rudy Reichstadt mais lui est trop épais, c’était l’anticomplotisme première manière, maintenant on ne peut plus le sortir. Dans la saison 2, ça donne : "Il faut réfuter par des faits, décrypter, mais sans être dans l’accusation ou la moquerie". Voilà la solution : tout dans l’onctueux, l’humain et la bienveillance — on est excellemment partis. "On est sur un fil", ajoute quand même l’experte dans un souffle. Tu l’as dit Valérie.

Tristan Mendès-France, lui, explique à peu de choses près qu’on a le stock des zinzins sur les bras et qu’avec eux, c’est foutu, il faudra faire avec. Mais que tout notre effort doit aller à enrayer les nouveaux recrutements : "il faut viser les primo-arrivants, faire de la prévention". Valérie Igounet a déjà commencé : elle mène, nous explique Le Monde, "de nombreux ateliers avec l’Observatoire du complotisme auprès d’enfants" — il faut prendre les "primo-arrivants" de loin. Tout le problème de l’anticomplotisme, c’est qu’il peut prononcer l’âme claire une phrase pareille qui, normalement, devrait faire froid dans le dos. Qu’on n’aille pas croire à une embardée individuelle : c’est la ligne générale. Le nouvel expert gyroscopique — il tourne sur à peu près tous les médias, France Culture, Le Monde, Regards —, Thomas Huchon, pense également qu’il faut "faire de l’éducation aux médias (…) en gros de la prévention pour vacciner contre l’épidémie de “fake news”". On se croirait au point de presse de Jérôme Salomon, et ça n’est pas un hasard. Car c’est cela qu’on trouve dans une tête d’anticomplotiste : des images de bacilles, de prophylaxie et de cordon sanitaire. De politique ? Aucunement. Ça n’est pas une affaire de politique, ou de discours politique : c’est une affaire médicale.

On voit d’ici à quoi pourra ressembler "l’éducation", ou plutôt la rééducation, aux médias. L’essentiel est que l’analyse du complotisme soit ramenée à son cadre : d’un côté le pathologique, de l’autre le pédagogique. Et puis, dans le camp-école réaménagé, les éducateurs, nous est-il désormais garanti, seront pleins d’empathie et d’écoute : "la diffusion du complotisme, conclut l’article du Monde, pose un défi à une multitude d’acteurs qui doivent plus que jamais prendre le temps d’expliquer, de démontrer, sans ostraciser ni caricaturer". De ne rien comprendre à ce point, c’en est extravagant. Finalement, rien n’a bougé d’un iota, le complotisme a encore de beaux jours devant lui. On se croirait revenu dans Tintin au Congo, mais où on aurait rappelé les missionnaires pour leur faire faire une UV de psycho avant de les renvoyer sur le terrain : "Nous n’économiserons ni notre patience ni notre bonté pour vous faire apercevoir que les esprits de la forêt n’existent pas. Puisque ce qui existe, c’est Dieu". 

Auteur: Lordon Fredéric

Info: https://blog.mondediplo.net/paniques-anticomplotistes, 25 nov 2020

[ contre-mesures sémantiques ]

 

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philosophie occidentale

Le symbolique, l'imaginaire et le réel : Lacan, Lévi-Strauss et Freud

" Tout comportement est communication." Gregory Bateson

Contrairement à l'expérience de la psychanalyse aux Etats-Unis, Freud arriva très tard en France où il fut plus ou moins réfuté par Sartre dans Son "Etre et Néant" avant même son arrivée. Curieusement, c'est à l'apogée de l'existentialisme et de la psychanalyse existentielle, dans les années cinquante et au début des années soixante, qu'un analyste français inconnu de la génération Sartre entama une relecture radicale des textes freudiens.
Son travail devait avoir une telle influence dans les années soixante-dix qu'il sauva entièrement Freud de l'orientation médicale positiviste apportée par la société psychanalytique parisienne, et réintégra son travail dans ce que les Français appellent encore les sciences humaines.
Il s'agit de Jacques Lacan, pilier de l'Ecole freudienne de Paris - styliste hermétique et obscur, conférencier envoûtant, penseur intransigeant et inflexible, profondément préoccupé par ses propres écrits et prérogatives - qui fut interdit par la Fédération internationale lorsque lui et ses collègues, principalement du à des rivalités internes, quittèrent la société parisienne en 1953.
Il y a sans doute plus d'anecdotes dénigrantes, et probablement calomnieuses, qui circulent sur Lacan au sein de l'incestueux climat intellectuel parisien que sur tout autre penseur influent. Mais si le travail de Lacan signifie quelque chose, nous devons séparer les idiosyncrasies personnelles bien connues de Lacan de la contribution unique qu'il apporta à notre compréhension de Freud.

Bien que Lacan ait commencé son oeuvre originale à la fin des années trente, sous l'influence de la phénoménologie et de l'existentialisme husserliens, ce n'est que dans les années soixante qu'il commença à être réellement écouté en France, et ses écrits ne commencèrent à arriver en Angleterre et aux Etats-Unis que récemment. S'attaquant à l'"intellectualisme" français et au culte de l'"expert", à l'"empirisme", tout comme à la "biologisation" britanniques et à l'"adaptation" et au "behaviorisme" américains dans une série de polémiques cinglantes, son seul travail a rendu impossible, à tout penseur français qui se respecte, de continuer à ignorer les textes de Freud. L'intégration de ce texte dans la culture du cogito cartésien a déjà eu des résultats surprenants et féconds. Reste à savoir ce que Lacan va faire passer aux Etats-Unis - où l'enthousiasme même de l'acceptation initiale de Freud par les Américains eut tendance à réduire ses idées à des banalités et ses théories quasi au statut de jeu social.

Nous découvrons maintenant, par exemple, un nouveau retour à la théorie de Breuer-Freud sur la catharsis thérapeutique - autrefois popularisée en tant que "psychodrame" - sous une nouvelle forme de "désublimation répressive" : thérapie du "cri primal". Mais les héros des talk-shows de fin de soirée vont et viennent avec une régularité monotone et, en fin de compte, il nous reste toujours les grandes œuvres du génie pour y méditer : Hegel, Marx, Freud, Dostoïevski, Rousseau, Balzac, pour ne citer que quelques-uns de nos prédécesseurs les plus récents. Et ce que nous découvrons, c'est que nous devons apprendre à lire avant de parler, que nous devons apprendre à les lire d'un point de vue social critique, aussi libre de préjugés ethnocentriques, socioéconomiques et culturels que possible.
En un mot, nous devons apprendre à lire dans une perspective non académique, dans la perspective d'une expérience de vie où ces auteurs et leurs quêtes personnelles font partie de notre quête individuelle et collective. Je préférerais lire l'Interprétation des rêves comme un roman, par exemple, ou le célèbre cas du docteur " psychotique " Schreber comme de la philosophie, ou les Frères Karamazov comme une étude métapsychologique, que l'inverse. Lacan a contribué à rendre ce genre de lecture possible.
Une grande partie de ce que Lacan cherchait à accomplir avec ses étudiants dans les années cinquante n'a plus grand intérêt aujourd'hui, car il s'agissait d'attaques contre la technique thérapeutique d'un groupe de psychanalystes français très peu doués, objectivées et liés à la culture. Mais son attaque contre la "psychologie de l'ego" de praticiens comme Hartmann, Kris et Lbwenstein, ou le "behaviorisme " de Massermann, est toujours valable (Lacan, 1956a ; Wilden, 196Sa : 1-87). Et ceux qui s'y sont opposés avec tant de véhémence en France constatent aujourd'hui qu'ils ne peuvent rejeter ses analyses critiques des textes freudiens et s'appeler encore Freudiens. Mais si Lacann inspira une école française d'analyse qui se veut anti-institutionnelle, anti-psychiatrique et profondément critique à la fois à l'égard de "l'ajustement" de l'individu et de ceux que Marcuse nommait "révisionnistes néofreudiens", il n'a probablement pas fait plus pour les pratiques analytiques que ce qui a été réalisé par des thérapeutes comme Laing, Esterson et Cooper, au Royaume-Uni, et par des gens comme Ruesch, Bateson, Haley, Weakland ou Jackson, aux Etats-Unis.
De plus, la psychanalyse est un privilège socio-économique réservé aux personnes qui ont argent et loisirs pour se faire plaisir. La question de "la guérison" est en tout cas tout à fait débattable, et nous savons bien que la psychologie, la psychiatrie et la psychothérapie en général ont toujours été les véhicules des valeurs du statu quo (à l'exception extraordinaire de Wilhelm Reich, dont les théories ne correspondent malheureusement jamais au niveau élevé de son engagement social).
Et comme la plupart d'entre nous apprenons à vivre avec nos blocages, il est alors très peu probable que nous devions apprendre un jour apprendre à vivre avec les effets aliénants de notre société unidimensionnelle et technologique en ayant à nous préoccuper de psychanalyse ? En tout état de cause, personne, en quête d'une perspective véritablement critique, ne tentera de construire une théorie de l'homme et de la femme essentiellement basée sur la psychologie humaine, car le "discours scientifique" de la psychologie vise à nier ou à omettre le contenu socio-économique collectif à l'intérieur duquel les facteurs psychologiques jouent leur rôle.
J'essaierai de montrer plus loin que l'axiomatique fermeture de la plupart des psychanalystes dans la plénitude de ce contexte - et, je crois, dans sa primauté - génère des problèmes purement logiques dans la théorie, problèmes dont elle n'est pas, logiquement, équipée pour les surmonter. Ainsi, ce qui apparaît dans la théorie logico-mathématique de Bateson de la " double liaison " (chapitre V) comme une oscillation, apparaît nécessairement en psychanalyse, sous une forme ou une autre, comme une théorie de la répétition. Lacan, par exemple, fit appel à Kierkegaard (Repetition, 1843) pour étayer son interprétation de Freud, et pourtant si l'on regarde de près les écrits de Kierkegaard, en particulier les siens propres ou ceux également publiés en 1843, on découvre que la théorie entière dépend de l'incapacité de Kierkegaard à dépasser, de manière logique ou existentielle, les injonctions (doubles liens) paradoxales qu'il reçoit de son environnement familial et social. Par conséquent, le voilà condamné à osciller sans cesse entre un "soit" et un "ou". Ce qui apparaît dans la théorie de Bateson comme une réponse nécessaire aux injonctions émanant des rapports de pouvoir et de domination dans l'ordre social, et qui apparaît généralement dans la psychanalyse, et plus particulièrement chez Lacan, comme de la "compulsion itérative". Ainsi, soit la responsabilité est renvoyée à l'individu (par les "instincts" ou quelque autre métaphore de ces constructions biomécaniques), soit, comme chez Lacan, elle se transforme subtilement en une forme "d'ordre naturel des choses", via les paradoxes que le langage crée dans la condition humaine.
Contrairement à la théorie du double lien, les deux points de vue supposent une homogénéité dans la société qui n'existe tout simplement pas et servent à rationaliser les dominations en refusant de traiter la relation entre pouvoir, connaissance et oppression, ils ne voient pas la différence, dans la société, entre ce que Marcuse appela "répression" et "sur-répression". Malgré l'incompréhension de Marcuse à l'égard du Freud "clinique" - et malgré sa dépendance à la théorie bioénergétique des instincts - la distinction est importante. Peu de théoriciens américains, par exemple, envisageraient sérieusement le calvaire des minorités américaines dans leur lutte pour les droits socio-économiques élémentaires, simplement en termes de "compulsion itératives" telle une révolte contre le père (ou la mère).
Il m'est impossible de parler de Freud ou de Lacan sans utiliser les contributions que Bateson et Marcuse - de manières différentes et même mutuellement opposées - ont apportées à notre compréhension des relations humaines. Il faut d'une part traiter la perception de la psychanalyse et de la psychologie comme des rationalisations des valeurs de notre culture (l'oppression des femmes, en particulier), et d'autre part, montrer comment elles peuvent contribuer à une dévalorisation de ces valeurs. L'analyse de Bateson des relations de pouvoir par la double contrainte est, je crois, essentielle à la théorie sociale et psychologique, et je ne sais comment expliquer la théorie de l'imaginaire de Lacan sans elle. En tout cas, Freud décrit la relation entre l'ego et l'idéal de l'ego en des termes similaires à ceux d'une double liaison (double bind, dans The Ego and the I, Standard Edition, XIX, 34) : "Tu devrais être ainsi (comme ton père), mais tu ne dois pas être ainsi (comme ton père)."
Dans le monde contemporain de la contestation, il n'y a aucune réponse à la façon dont la psychanalyse est régulièrement - et nécessairement - remise en question, si le Freud dont nous parlons est le déterminant hydraulique, instinctif, électromagnétique et entropique que nous pensions tous connaître.
Il y a une réponse, cependant, si nous découvrons la perspective communicationnelle et linguistique derrière l'acceptation explicite ou implicite par Freud des principes mécanistes de la science physique et économique du XIXe siècle. Après tout, la psychanalyse est bien la "cure parlante", comme Lacan n'a jamais manqué d'insister dessus, et les pages des écrits de Freud s'intéressent avant tout au langage. Bien plus intéressante que la théorie de l'ego, de la personnalité et du surmoi, par exemple, est la conception que Freud a de l'inconscient et du rêve comme des scènes (Darstellungen) de distorsions (Entstellungen) et de (re)présentations (Vorstellungen). Mieux que coller à la préoccupation contemporaine pour les systèmes et les structures que la "psychologie de l'ego" de Freud, dans son premier modèle de processus primaires et secondaires. Plus significative que son déterminisme il y a sa théorie de la "surdétermination" du symptôme ou du rêve, qui est un concept proche de la redondance en théorie de l'information et de l'équifinalité en gestaltisme et biologie.
Si nous devons rejeter les principes mécanistes du principe du plaisir, nous pouvons encore découvrir le modèle sémiotique des niveaux de communication dans les premiers travaux de Freud. Plus utile que la "deuxième" théorie du symbolisme (dérivée de Stekel), qui assimile les icônes ou les images (analogues) aux symboles sexuels (Jones, Ferenczi, et al.), est la "première" ou théorie "dialectique", qui dépend de la condensation et du déplacement des signes (Zeichen). Le rêve doit être traduit de l'image en texte avant de pouvoir être interprété (par le rêveur), et la refoulement est, comme le disait Freud en 1896, "un échec de la traduction". De plus, aucune théorie actuelle de la mémoire n'est essentiellement différente de la métaphore originale de Freud sur le "traçage" de voies via les traces de mémoire dans le cerveau.Je reviendrai dans un instant sur une description plus précise de l'orientation sémiotique et linguistique de Freud. Le fait est que, sans le travail de Lacan, je doute que nous aurions découvert ce Freud - bien que l'analyse de Karl Pribram du Projet neuropsychologique pour une psychologie scientifique (1895) aille dans le sens d'une relecture de Freud au moins au niveau de la théorie de l'information et du feedback (Pribram, 1962).
Le problème avec Lacan, c'est qu'à première vue, ses écrits sont presque impossibles à comprendre. Ses Ecrits (1966) - et seul un Lacan pouvait avoir l'orgueil d'intituler son oeuvre simplement "Écrits" - titre peut-être plus à lire comme "discours de schizophrène" - ou comme de la poésie ou autres absurdités, selon vos préjugés et votre tendance au transfert positif ou négatif - que tout autre.
L'hermétisme de Lacan ne peut être excusé - pas plus que son attitude envers le lecteur, qui pourrait s'exprimer ainsi : "aime-le" ou "c'est à prendre ou à laisser". Mais bien que la destruction personnelle de la syntaxe française par Lacan le rende assez ardu même pour le lecteur français, il y a au moins une tradition intellectuelle suffisamment homogène à Paris qui fait que Lacan y est bien moins étranger qu'en Grande-Bretagne ou aux Etats Unis. La tradition phénoménologique, existentialiste et hégélienne-marxiste en France rend moins nécessaire d'expliquer ce que vous entendez par Hegel, ou Husserl, ou Heidegger, ou Kojéve, ou Sartre. Et la plupart des gens reconnaîtront de toute façon une idée, même si vous ne mentionnez pas la source, ou si vous citez ou paraphrasez sans référence, car ce genre de "plagiat" est généralement acceptable en France.
Fait assez significatif cependant, Lacan n'aurait pas pu réaliser son analyse de Freud sans l'influence de l'école de linguistique suisso-américano-russe représentée par Roman Jakobson, qui a longtemps témoigné de l'influence du formalisme russe et du linguistique structurel de Saussure aux Etats-Unis. Mais même cette influence est parvenue indirectement à Lacan. L'influence la plus importante sur Lacan fut celle de l'anthropologue structurel français Claude-Lévi-Strauss, qui rencontra et travailla avec Jakobson à la New School for Social Research de New York, en 1942-1945.

Lévi-Strauss tend à ne pas être très apprécié par les anthropologues américains et britanniques qui sont redevables à la tradition analytique et dite empiriste, ce qui en dit long sur lui. Il est à l'origine d'une nouvelle méthodologie et d'une épistémologie d'accompagnement en sciences humaines en France, généralement appelée "structuralisme". (Aujourd'hui, cependant, le terme désigne simplement une mode, un peu comme l'existentialisme.) Le structuralisme, dans le sens d'une méthodologie non empiriste, non atomiste, non positiviste des lois de la relation, est d'autre part complété par les avancées en théorie des systèmes généraux, en cybernétique non mécanique, en théorie de la communication et en études écologiques. Tant la nouvelle approche structurelle que la nouvelle approche systémique-cybernétique semblent parler en fait d'une véritable révolution épistémologique dans les sciences de la vie et les sciences sociales, dont nous entendrons beaucoup plus parler au cours de la prochaine décennie (si nous y survivons, bien sûr).
Lévi-Strauss chercha à utiliser les travaux des phonologues structuraux sur "l'opposition binaire" des phonèmes en tant que modèle pour l'analyse des mythes et des relations et échanges au sein des sociétés dites "primitives" - dont il a ensuite remis en question le supposé "primitivisme". Constatant qu'un nombre relativement faible d'"oppositions" entre "traits distinctifs" (graves/aigus, voix/silence, etc.) sont suffisants pour former l'infrastructure acoustique de toute langue connue, Lévi-Strauss tenta de découvrir des ensembles analogues d'oppositions dans les systèmes de parenté et dans les mythes. Ses travaux les plus récents se sont concentrés sur le mythe en tant que musique.
Avec tous ces machins douteux dans son approche, Lévi-Strauss a néanmoins introduit un type de signification dans l'étude du mythe - auparavant presque exclusivement axé sur le contenu plutôt que sur la forme - là où ça n'existait pas avant. Comme pour l'œuvre de Lacan - ou celle de Freud - le principal problème du structuralisme lévi-straussien ne réside pas dans la méthodologie, mais dans son application, c'est-à-dire dans les revendications universelles formulées en son nom.
Je reviendrai sur la critique plus détaillée du "structuralisme" dans les chapitres suivants. Pour l'instant, il suffira de donner un exemple bref et purement illustratif de l'utilisation par Lévi-Strauss du concept d'"opposition binaire" dans l'étude du mythe (Lévi-Strauss, 1958 : chap. 11).
Pour lui, le mythe est une représentation diachronique (succession dans le temps) d'un ensemble d'oppositions synchroniques (intemporelles). Il croit que la découverte de ces oppositions synchroniques est une déclaration sur la "structure fondamentale de l'esprit humain". Dans les chapitres suivants, j'analyserai et critiquerai le terme "opposition" - qui cache les catégories de "différence", "distinction", "opposition", "contradiction" et "paradoxe" . Je critiquerai également le concept de relations "binaires" " - qui dissimule toute une série de malentendus sur la communication analogique et numérique en général, et plus particulièrement sur "non", "négation", "exclusion", "zéro" et "moins un", ainsi que sur la relation entre "A" et "non-A". J'essaierai également de démontrer l'idée fausse que Lévi-Strauss se fait de la confusion entre "esprit", "cerveau" et "individu". Ceci est étroitement lié à la conception de Piaget de l'organisme comme "structure paradigmatique", et à l'incapacité, dans la plupart des travaux actuels en sciences de la vie et sciences sociales, de comprendre le problème logico-mathématique et existentiel des frontières et des niveaux dans les systèmes ouverts de communication et d'échange (systèmes impliquant ou simulant la vie ou "esprit", systèmes vivants et sociaux).

La méthode de lecture des mythes de Lévi-Strauss est entièrement nouvelle, simple à comprendre, globale et satisfaisante sur le plan esthétique. Il suggère de regarder le mythe comme on regarderait une partition d'orchestre dans laquelle les notes et les mesures à jouer en harmonie simultanée par différents instruments se sont mêlées à la cacophonie d'une succession linéaire. Ainsi, si nous représentons cette succession par les nombres 1, 2, 4, 7, 8, 2, 3, 4, 6, 8, 1, 4, 5, 7, nous pouvons rétablir la partition originale en mettant tous les nombres semblables ensemble en colonnes verticales :

112234444567788

Cette matrice est exactement ce que l'on peut construire dans l'analyse phonologique d'une phrase, où l'on peut montrer qu'une séquence linéaire de mots se construit sur une succession d'oppositions binaires entre des éléments acoustiques distinctifs.
Malheureusement pour ce que Lévi-Strauss considère comme la clé de voûte de sa méthode, l'analogie qu'il fait entre phonologie structurelle et mythe est fausse, alors que sa méthodologie est extrêmement fertile. Ce problème met en évidence la difficulté centrale de l'utilisation de l'œuvre de Lévi-Strauss et de Lacan. Il faut montrer que les sources supposées de leurs nouvelles contributions aux sciences sociales ne sont pas ce qu'elles pensent être ; il faut démontrer où et comment leurs points de vue servent une fonction idéologique répressive ; et il faut montrer l'inadéquation à la fois de nombreux axiomes de la méthode et de nombreuses applications supposées.

Sans développer une critique détaillée à ce stade, on peut dire d'emblée que c'est une erreur de traiter un système d'oppositions sans contexte entre caractéristiques acoustiques des "bits" des informations (traits caractéristiques) comme étant isomorphe avec un mythe, qui est un système avec un contexte. Le mythe est nécessairement contextuel parce qu'il manipule l'information afin d'organiser et de contrôler certains aspects d'un système social, et il ne peut donc être considéré comme isolé de cette totalité. Contrairement aux "mythemes" de Lévi-Strauss ("éléments constitutifs bruts" du mythe, par analogie avec le "phonème"), les phonèmes sont des bits d'information insignifiants et non significatifs. Les phonèmes et les oppositions phonémiques sont les outils d'analyse et d'articulation (dont la caractéristique fondamentale est la différence) dans un système dans lequel signification et sens sont en dehors de la structure phonémique. Mythemes' et oppositions' entre mythemes, au contraire, impliquent à la fois signification et sens : ils ont 'du contenu'. Lévi-Strauss traite le mythe comme s'il s'agissait d'une langue représentative sous la forme d'une grammaire sans contexte, ou traite les mythemes comme des "informations" au sens technique des systèmes quantitatifs fermés de la transmission des informations comme étudiés par Shannon et Weaver. La science de l'information concerne l'étude statistique des processus stochastiques et des chaînes de Markov (chapitre IX) - et Chomsky a démontré qu'aucun langage connu ne peut être correctement généré à partir d'une grammaire modelée sur ces processus. Il a également été démontré que le langage est un système d'un type logique supérieur à celui qui peut être généré par des algorithmes sans contexte (grammaires).

Bien que Lévi-Strauss parle du mytheme comme d'un caractère "supérieur" à tout élément similaire du langage, le modèle de l'opposition phonémique binaire reste ce qu'il considère comme le fondement scientifique de sa méthode. Ainsi le mytheme devient l'équivalent d'un outil d'articulation (un trait distinctif) employé par un système de signification d'un autre type logique (langage). Lorsque nous cherchons à découvrir ce qu'est cet autre système chez Lévi-Strauss, nous trouvons cette catégorie de "pensée mythique". Mais la pensée mythique est déjà définie sur la base des mythemes eux-mêmes. C'est un système d'articulation des oppositions par "une machine à supprimer le temps" (le mythe). Ce qui manque dans ce cercle, c'est le contexte réel et matériel dans lequel le mythe surgit et auquel il fait référence.
Cependant, Lévi-Strauss insistera sur le fait que sa méthodologie, contrairement au formalisme pur, est bien "contextuelle" (Lévi-Strauss, 1960a). Il se réfère constamment aux catégories de parenté, au contexte zoologique et botanique du mythe et aux caractéristiques des entités matérielles ("crues", "cuites", "pourries" et ainsi de suite). En réalité, cependant, toutes les "entités matérielles" et les "relations matérielles" qu'il emploie parviennent à cette analyse déjà définie, de façon tautologique, comme des catégories de pensée mythique. Par conséquent, le "contexte" qu'évoque Lévi-Strauss est invariablement le contexte des "idées" ou de "l'esprit", qu'il conçoit, comme Kant, comme étant un antécédent de l'organisation sociale, tant épistémologiquement qu'ontologiquement. Au sein de ce cadre idéaliste, il fait ensuite un saut rapide vers les catégories matérielles de la physique et de la chimie, qu'il évoque régulièrement comme le fondement ultime de ses catégories idéales.

Mais entre le contexte des idées et le contexte des atomes et des molécules (ou même celui du code génétique) il manque un niveau d'organisation unique mais énorme : le contexte socio-économique de la réalité humaine. Et ce niveau d'organisation contient un paramètre que l'on ne retrouve pas en physique, en biologie, en sciences de l'information, dans les langages, les idées, ou les mythes considérés comme systèmes d'opposition synchrones : la ponctuation du système par le pouvoir de certaines de ses parties à en exploiter les autres (en incluant la "nature" même). Toutes les idées, tous les électrons et "bits" d'information sont en effet égaux, aucun d'entre eux n'est différent des autres, et aucun groupe n'exploite les autres. Et alors que dans les systèmes qui n'impliquent pas l'exploitation sociale, les mythes peuvent à juste titre être considérés comme remplissant une fonction d'organisation "pure" ou "neutre", dans tous les autres systèmes, les mythes deviennent la propriété d'une classe, caste ou sexe. Un mythe qui est la propriété d'une classe est en fait une définition de l'idéologie. Le mythe cesse alors de servir la fonction neutre d'organisation pure et simple ; il sert de rationalisation d'une forme donnée d'organisation sociale.
L'étude structurelle du mythe est, comme Lévi-Strauss l'a souvent dit, une autre variante des mythes qu'il analyse. Comme eux, c'est un système d'oppositions binaires. Mais ce n'est pas une mécanique pour la suppression du temps, mais pour la suppression de l'histoire. Et puisque le "structuralisme" est effectivement la propriété d'une classe, nous pouvons donc l'identifier comme un système de rationalisation idéologique - ce qui n'est pas la même chose, de dire qu'il n'a aucune valeur.

L'analogie erronée de Lévi-Strauss entre un système sans contexte et un système contextuel - et donc tout l'édifice que les structuralistes ont érigé - provient d'une confusion entre langage et communication. D'une part, une telle confusion n'est possible que dans des théories ponctuées de façon à exclure la catégorie sociale objective de l'exploitation. D'autre part, elle dépend d'une unique isomorphie réelle, qui est ensuite utilisée pour réduire les différents niveaux d'organisation les uns par rapport aux autres : le fait que le langage, les systèmes de parenté, l'étude structurelle des mythes et la science de la phonologie soient des communications numériques (discontinues) au sujet de rapports analogues (continus). Une caractéristique unique de la communication numérique, à savoir qu'il s'agit d'un système de communication comportant limites et lacunes, est réifiée par l'argument structuraliste de sorte qu'il peut être appliqué sans distinction, comme catégorie ontologique implicite, à chaque niveau de complexité où apparaissent des "limites et des lacunes ". De telles formes numériques apparaissent nécessairement, comme instrument de communication, à tous les niveaux de complexité biologique et sociale. Par conséquent, l'argument réductionniste des structuralistes est grandement facilité. De plus, le fait que l'opposition binaire soit aussi une catégorie importante en physique classique (électromagnétisme par exemple) autorise les structuralistes à faire l'erreur épistémologique supplémentaire de confondre matière-énergie et information.

Auteur: Wilden Anthony

Info: Extrait de System and Structure (1972) sur http://www.haussite.net. Trad. Mg

[ anti structuralisme ] [ vingtième siècle ]

 
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