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traumatisme

Avant que les gens ne commencent à jouer avec les Déducteurs, le mutisme akinétique était un fait très rare, déclenché par une lésion de la région du cortex cingulaire antérieur du cerveau. Il se répand à présent comme une peste cognitive. Les gens aimaient imaginer une pensée capable de détruire le penseur, quelque indicible horreur lovecraftienne, ou une phrase de Gödel qui ferait planter le système logique humain. Il se trouve que cette pensée incapacitante nous a déjà tous traversé l’esprit : l’idée que le libre arbitre n’existe pas. Une idée inoffensive avant que l’on se mette à y croire.

Les médecins essaient de convaincre les patients tant qu’ils répondent encore aux conversations. Nous vivions tous des vies heureuses et actives jusqu’à présent, raisonnent-ils, et nous étions déjà privés de libre arbitre. Pourquoi y aurait-il le moindre changement ? "Rien de ce que vous avez fait le mois dernier n’a été plus librement choisi que ce que vous allez faire aujourd’hui, argumentait un médecin. Vous pouvez continuer à agir de la même manière qu’avant." Et les patients de répondre invariablement : "Sauf que, maintenant, je sais." Et certains d’entre eux ne prononçaient plus jamais une parole.

Auteur: Chiang Ted

Info: Expiration. Ce qu'on attend de nous

[ facteur déclenchant ] [ déclic ] [ destin prison ] [ désespoir ]

 

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Ajouté à la BD par miguel

styles

Je pensais au pouvoir trompeur de la musique, à cette sorte de romantisme exacerbé qu'elle pouvait inspirer. Si on écoutait les Stones à un volume très élevé pendant assez longtemps, on finissait invariablement par ressentir une sorte de sympathie pour le diable. Et il suffisait d'entendre ce duo entre Bob Dylan et Johnny Cash pour avoir envie de filer vers le Nord et chercher une fille dans une foire de campagne. La chanson préférée de Tim était apparemment "Get It While You Can" de Janis Joplin, que je commençais à redouter. Le désespoir profond que cet air instillait semblait inégalé dans la musique moderne. [...] Mais souvent, il semble que la passion nous plonge dans l'excès et la musique traduit si fidèlement la passion qu'on ne peut qu'être convaincu et qu'il est impossible de lui résister. Merle Haggard me donnait toujours envie de me saouler à mort. Les Cream ou les Who, ou les Grateful Dead me donnaient envie d'être défoncé, tandis qu'avec Dolly Parton j'avais envie de tomber amoureux. June Carter semblait me faire signe depuis Jackson, Mississippi, et Patsy Cline m'invitait à Nashville. Pas étonnant que la plupart des gens préfèrent une musique insipide et faiblarde.

Auteur: Harrison Jim

Info: Un bon jour pour mourir

[ vingtième siècle ] [ usa ] [ rock ]

 

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parisianisme TV

Il n'aimait pas la télévision en général, encore moins les émissions politiques qu’elle regardait avec assiduité, considérant probablement que cela faisait partie de son travail, mais "C Politique" lui inspirait une aversion particulière, et le plongeait invariablement dans le désespoir. Tous ces gens réunis à l’écran, le présentateur malicieux, l’historien chauve, l’enquêtrice aguichante lui apparaissaient comme autant de marionnettes maléfiques, il n’arrivait pas à se persuader que ces gens vivaient comme lui, respiraient comme lui, qu’ils appartenaient au même monde, à la même réalité que lui. Il y avait aussi une sorte de préposée aux interviews dans la sinistre bande, et c’était probablement à elle que s’identifiait Indy, enfin qu’elle essayait de s’identifier, la plupart du temps elle devait plutôt s’enivrer d’humiliation en assistant à la prestation télévisuelle hebdomadaire de celle qu’elle ne pouvait même pas considérer comme sa rivale, tant elle planait à des hauteurs médiatiques qui lui demeureraient à jamais inaccessibles, tant elle lui rappelait à chaque instant qu’elle n’était qu’une journaliste ratée, appartenant à la presse écrite qui plus est. C’était peut-être la pire de toutes avec son air concerné, son autosatisfaction, son évidente conscience de son appartenance au camp du bien, sa promptitude à s’aplatir devant n’importe quel VIP du même camp. Indy partageait toutes ces caractéristiques, l’autosatisfaction en moins – forcément.

Auteur: Houellebecq Michel

Info: Anéantir, p.370

[ hiérarchie ] [ cénacles ]

 
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Ajouté à la BD par Bandini

impuissance rhétorique

Comme le racontaient déjà les proverbes sumériens aux premiers temps de l'écrit il y a plus de cinq mille ans, et comme l'a rapporté Ésope au VIe siècle avant J.-C. avec sa fable Le loup et l'agneau, les défenses argumentaires les plus justes ne peuvent rien contre les gens décidés à faire le mal.

L'histoire du loup accusant un agneau de l'empêcher de boire à la rivière car il trouble son eau date de la nuit des temps et nous rappelle à quel point celui qui a une idée fixe ne changera pas d'avis, quand bien même on lui assénerait les plus éclatantes démonstrations lui prouvant sa méprise.

Dans la fable d’Ésope - comme dans celle reprise par La Fontaine - l'agneau aura beau démontrer avec logique au loup qu'il ne pourrait lui nuire, prouver qu'il n'aurait pu être celui qui a insulté son père un an auparavant car il n'était à cette époque pas encore né, tout ce discours logique et rationnel ne lui sera en définitive d'aucune utilité.

La fable, cruelle et sans morale, se termine invariablement de la même façon, c'est-à-dire par la décision du loup de dévorer l'agneau.

Ainsi, depuis les temps les plus reculés, l'homme sait que face aux gens décidés à avoir foi en quelque chose, la plus juste des défenses peut rester sans effet.

Auteur: Bronner Gérald

Info: Crédulité et rumeurs

[ historique ] [ immoralité ] [ injustice ]

 
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Ajouté à la BD par miguel

passivité

Contre ce monde insaisissable et fantasmagorique où ce qui est noir aujourd’hui peut être blanc demain et où le temps qu’il faisait la veille peut être modifié par décret, il n’y a à vrai dire que deux remparts. Le premier est qu’on a beau s’acharner à nier la vérité, la vérité n’en continue pas moins d’exister, dans votre dos pour ainsi dire, et qu’il vous est par conséquent impossible de la violer sans nuire à l’efficacité militaire. La seconde, c’est qu’aussi longtemps qu’il demeurera sur cette terre des régions non conquises, la tradition libérale pourra continuer de vivre. Que le fascisme, ou l’association des fascismes divers, conquière le monde entier, et ces deux remparts s’écrouleront. Nous sous-estimons, en Angleterre, ce genre de danger, nos traditions et notre sécurité passée nous ayant inculqué la croyance sentimentale que tout finit toujours par s’arranger et que ce que l’on craint le plus n’arrive jamais pour de bon. Nourris pendant des siècles d’une littérature où le bon droit triomphe invariablement au dernier chapitre, nous sommes presque instinctivement convaincus qu’à long terme le mal va toujours de lui-même à sa perte. Le pacifisme, par exemple, repose largement sur cette idée. Ne résistez pas au mal, il se détruira tout seul, d’une façon ou d’une autre. Mais pourquoi se détruirait-il ? Quelles preuves avons-nous qu’il le fasse jamais ? Et quel exemple y a-t-il d’un État industrialisé moderne qui se soit effondré sans l’intervention armée d’une puissance extérieure ?

Auteur: Orwell George

Info: Dans "Pourquoi j'écris ?", trad. de l'anglais par Marc Chénetier, éditions Gallimard, 2022, pages 27-28

[ croyance réconfortante ] [ zen hypocrite ] [ optimisme ]

 

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Ajouté à la BD par Coli Masson

écrivain-sur-éditeur

Je me fous énormément de ce que l'éditeur peut penser de mes livres. Il n'est pas même question de solliciter son avis.

Son goût est mauvais forcément - autrement il ne ferait pas ce métier de semi-épicier semi-maquereau. Que voulez-vous qu'il connaisse ce Jean-foutre ?

Je suis de l'avis de ce pauvre Élie Faure (juif) : Lorsqu'on demande au conservateur d'un musée d'exposer le meilleur de ses Rembrants, invariablement il choisit le plus mauvais, celui qui répond à ses goûts, à son goût de sale vieux con.

Kif des éditeurs, critiques, et toute cette clique.

Leurs avis sont peut-être utiles en effet aux auteurs merdeux dans leur genre dont ils feraient eux-mêmes à peu près les livres s'ils étaient un peu moins fainéants, mais là s'arrête la compétence des éditeurs, pour la bonne raison qu'il est impossible à un être humain d'excéder son aire psychique... il comprend tout ce qui tombe dans son rayon... tout ce qui le dépasse il l'excècre... ainsi du singe qui tend à massacrer tout ce qu'il ne comprend pas... et tout de suite ! Ainsi le critique, ainsi l'éditeur.

Ce que veut le con c'est un miroir pour son âme de con où il puisse s'admirer - d'où le cinéma et les romans d'immenses tirages - "miroirs pour les âmes du plus grand nombre de cons possibles".

Cette loi vaut aussi pour la psychologie, la graphologie etc...

Comment comprendre ce qui vous dépasse ? Impossible. Alors en avant pour le bla-bla-bla...!

Il y a moins de fous qu'on le pense écrivait Vauvernagues, il y a surtout des gens qui ne se comprennent pas. Pardi !

Quant à l'éditeur au surplus il est abruti par tout ce qu'il lit, qu'il se croit obligé de lire.

Auteur: Céline Louis-Ferdinand

Info: Lettre à Milton Hindus, 28/07/1947

[ vacheries ] [ stupides ] [ limites ] [ commerciaux ]

 
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Ajouté à la BD par Coli Masson

carence

Le deuil s'avère être un terrain qu'aucun d'entre nous ne connaît avant d'y être. Nous anticipons (nous savons) qu'un de nos proches pourrait mourir, mais nous ne voyons pas plus loin que les quelques jours ou semaines qui suivent immédiatement pareille mort imaginée. Nous nous méprenons sur la nature même de ces quelques jours ou semaines. Si la mort est soudaine, on peut s'attendre à ressentir un choc. On ne s'attend pas à ce que le choc soit oblitérant, disloquant à la fois le corps et l'esprit. On peut s'attendre à être prostré, inconsolable, fous de douleur. Mais pas à en devenir littéralement fous, comme ces clientes cools qui croient que leur mari est sur le point de revenir et qu'il aura besoin de ses chaussettes. Dans la version du deuil que nous imaginons, le modèle sera "cicatrisant". Aller vers l'avant primera. Les pires jours seront les premiers jours. On s'imagine que le moment qui nous mettra le plus à l'épreuve sera  l'enterrement, ensuite duquel cette hypothétique guérison se produira. Lorsque nous imaginons les funérailles, nous nous demandons si nous pourrons "passer au travers", nous montrer à la hauteur de l'événement, faire preuve de la "force" qui est invariablement mentionnée comme étant la bonne réponse à la mort. On s'attend à devoir s'endurcir pour le moment : pourrai-je saluer les gens, pourrai-je quitter les lieux, pourrai-je même m'habiller ce jour-là ? Nous n'avons aucun moyen de savoir que ce le cas ou pas. Aucun moyen de savoir si les funérailles elles-mêmes seront anodines, une sorte de régression narcotique dans laquelle on est  enveloppé par les attentions des autres et par la gravité et la signification de l'occasion. Nous ne pouvons pas non plus savoir à l'avance (et c'est là que réside le cœur de la différence entre le deuil tel que nous l'imaginons et le deuil tel qu'il est) l'absence sans fin qui suit, le vide, le contraire même du sens, la succession implacable de moments au cours desquels nous serons confrontés à l'expérience de l'absence de sens elle-même.

Auteur: Didion Joan

Info: The Year of Magical Thinking. Trad Mg

[ irrémédiable ] [ définitive ] [ âme-parente ]

 

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Ajouté à la BD par miguel

histoire légendaire

[...] le mythe a dans l’ensemble un caractère de fiction. Mais cette fiction présente une stabilité qui ne la rend aucunement malléable aux modifications qui peuvent lui être apportées, ou, plus exactement, qui implique que toute modification en implique de ce fait même une autre, suggérant invariablement la notion d’une structure. D’autre part, cette fiction entretient un rapport singulier avec quelque chose qui est toujours impliqué derrière elle, et dont elle porte même le message formellement indiqué, à savoir la vérité. Voilà quelque chose qui ne peut être détaché du mythe. [...]

Le mythe se présente aussi dans sa visée avec un caractère d’inépuisable. Pour employer un terme ancien, disons qu’il participe du caractère d’un schème au sens kantien. Il est beaucoup plus près de la structure que de tout contenu, et se retrouve et se réapplique, au sens le plus matériel du mot, sur toutes sortes de données, avec cette efficacité ambiguë qui le caractérise. Le plus adéquat, c’est de dire que la sorte de moule que donne la catégorie mythique est un certain type de vérité, où, pour nous limiter à ce qui est notre champ et notre expérience, nous ne pouvons pas ne pas voir qu’il s’agit d’une relation de l’homme – mais à quoi ? [...]

Il ne tient qu’à nous de nous apercevoir qu’il s’agit des thèmes de la vie et de la mort, de l’existence et de la non-existence, de la naissance tout spécialement, c’est-à-dire de l’apparition de ce qui n’existe pas encore. Il s’agit donc des thèmes qui sont liés, d’une part, à l’existence du sujet lui-même et aux horizons que son expérience lui apporte, d’autre part au fait qu’il est le sujet d’un sexe, de son sexe naturel. Voilà à quoi l’expérience nous montre que l’activité mythique est employée chez l’enfant. [...]

Les mythes, tels qu’ils se présentent dans leur fiction, visent toujours plus ou moins, non pas l’origine individuelle de l’homme, mais son origine spécifique, la création de l’homme, la genèse de ses relations nourricières fondamentales, l’invention des grandes ressources humaines, le feu, l’agriculture, la domestication des animaux. Nous y trouvons aussi constamment mis en question le rapport de l’homme avec une force secrète, maléfique ou bénéfique, mais essentiellement caractérisée par ce qu’elle a de sacré.

Cette puissance sacrée, diversement désignée dans les récits mythiques qui expliquent comment l’homme est venu en relation avec elle, se laisse situer pour nous dans une identité manifeste avec le pouvoir de signification, et très spécialement de son instrument signifiant.

Auteur: Lacan Jacques

Info: dans le "Séminaire, Livre IV", "La relation d'objet", éditions du Seuil, 1994, pages 353 à 355

[ caractéristiques ] [ psychanalyse ] [ parole ]

 

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Ajouté à la BD par Coli Masson

mode

Je n’aurais pas pour ma part levé le petit doigt pour posséder une Rolex, des Nike ou une BMW Z3 ; je n’avais même jamais réussi à établir la moindre différence entre les produits de marque et les produits démarqués. Aux yeux du monde, j’avais évidemment tort. J’en avais conscience : ma position était minoritaire, et par conséquent erronée. Il devait y avoir une différence entre les chemises Yves Saint Laurent et les autres chemises, entre les mocassins Gucci et les mocassins André. Cette différence, j’étais le seul à ne pas la percevoir ; il s’agissait d’une infirmité, dont je ne pouvais me prévaloir pour condamner le monde. Demande-t-on à un aveugle de s’ériger en expert de la peinture post-impressionniste ? Par mon aveuglement certes involontaire, je me mettais en dehors d’une réalité humaine vivante, suffisamment forte pour provoquer des dévouements et des crimes. Ces jeunes, à travers leur instinct demi-sauvage, pressentaient sans nul doute la présence du beau ; leur désir était louable, et parfaitement conforme aux normes sociales ; il suffisait en somme de rectifier son mode d’expression inadéquat. À bien y réfléchir, pourtant, je devais convenir que Valérie et Marie-Jeanne, les deux seules présences féminines un tant soit peu consistantes de ma vie, manifestaient une indifférence totale aux « chemisiers Kenzo et aux sacs Prada ; en réalité, pour autant que je puisse le savoir, elles achetaient à peu près n’importe quelle marque. Jean-Yves, l’individu que je connaisse bénéficiant du plus haut salaire, optait préférentiellement pour des polos Lacoste ; mais il le faisait en quelque sorte machinalement, par ancienne habitude, sans même vérifier si sa marque favorite n’avait pas été dépassée en notoriété par un challenger plus récent. Certaines fonctionnaires du ministère de la Culture, que je connaissais de vue (si l’on peut dire, car j’oubliais régulièrement, entre chaque rencontre, leur nom, leur fonction et jusqu’à leur visage) achetaient des vêtements de créateur ; mais il s’agissait invariablement de créateurs jeunes et obscurs, distribués dans une seule boutique à Paris, et je savais qu’elles n’auraient pas hésité à les abandonner si d’aventure ils avaient connu un succès plus large. La puissance de Nike, Adidas, Armani, Vuitton, était ceci dit indiscutable ; je pouvais en avoir la preuve concrète, chaque fois que nécessaire, en parcourant Le Figaro et son cahier saumon. Mais qui exactement, en dehors des jeunes de banlieue, faisait le succès de ces marques ? Il devait y avoir des secteurs entiers de la société qui me demeuraient étrangers ; à moins qu’il ne s’agisse, plus banalement, des classes enrichies du tiers-monde. J’avais peu voyagé, peu vécu, et il devenait de plus en plus clair que je ne comprenais pas grand-chose au monde moderne.

Auteur: Houellebecq Michel

Info: Plateforme

[ habillement ] [ ajustement ] [ tyrannie des apparences ] [ surmoi frustrant ]

 
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Gaule

Ce dont je m'étonne le plus chez les Français, c'est leur adresse à savoir se retourner et passer immédiatement d'une occupation à une autre, d'un état à un autre, même tout à fait hétérogène. De la sorte, il arriva que les émigrés qui se réfugièrent en Allemagne pendant la révolution, surent si bien supporter les humbles revirements de fortune, et que beaucoup d'entre eux, pour gagner leur subsistance, furent capables de se créer un métier à l'improviste. Ma mère m'a raconté souvent qu'à cette époque un marquis français s'était établi dans notre ville comme cordonnier, et qu'il faisait les meilleurs souliers de dames, des bottines de maroquin et des mules de satin; il travaillait gaiement, en sifflant les chansons les plus amusantes, et oubliant toute son ancienne splendeur. Un gentilhomme allemand aurait peut-être, dans les mêmes circonstances, eu également recours au métier de cordonnier, mais il ne se serait pas à coup sûr résigné aussi gaiement à son sort de cuir, et il se serait en tout cas mis à confectionner des chaussures d'hommes, de lourdes bottes à éperons, des bottes de militaires ou de chasseurs, qui pussent lui rappeler son ancien état de chevalier. Quand les Français passèrent le Rhin, notre marquis fut forcé d'abandonner a boutique, et il chercha un refuge dans une autre ville, je crois à Cassel, où il devint le meilleur tailleur; oui, sans apprentissage il émigrait ainsi d'un métier à un autre, et y gagnait tout de suite la maîtrise, ce qui pourrait paraître incompréhensible à un Allemand, non-seulement à un Allemand de la noblesse, mais aussi au plus simple fils de la roture.
Après la chute de l'empereur, le brave homme revint, avec des cheveux gris, mais un coeur invariablement jeune, dans sa patrie, où il prit une mine si altière et si nobiliaire, et porta de nouveau le nez si haut, qu'on eût dit qu'il n'avait jamais manié l'alène ou l'aiguille. C'est une erreur de prétendre, à l'égard des émigrés, qu'ils n'avaient rien appris et rien oublié; au contraire, ils avaient oublié tout ce qu'ils avaient appris.
Les héros de la période guerrière de Napoléon, lorsqu'ils furent congédiés ou mis à la demi-solde, se jetèrent également avec la plus grande habileté dans les occupations industrielles de la paix, et chaque fois que j'entrais aux bureaux de mon éditeur Delloye, je ne pouvais assez m'étonner de voir l'ancien colonel assis maintenant en qualité de libraire devant son pupitre, entouré de plusieurs vieux grognards à moustaches blanches, qui avaient aussi combattu sous l'empereur en braves soldats, mais qui servaient maintenant chez leur ancien camarade comme teneurs de livres ou caissiers, bref, comme commis.
On peut tout faire d'un Français, et chacun d'eux se croit habile à tout. Le plus joyeux poète dramatique se métamorphose soudain, comme par un coup de théâtre, en ministre, en général, en fondateur de religions, et même en bon Dieu.

Auteur: Heine Heinrich

Info: Lutèce

[ comparaison ] [ Allemagne ] [ métamorphose ]

 

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