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racines
Si l'on est d'un pays, si l'on y est né, comme qui dirait : natif-natal, eh bien, on l'a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes : c'est une présence dans le coeur, ineffaçable, comme une fille qu'on aime : on connaît la source de son regard, le fruit de sa bouche, les collines de ses seins, ses mains qui se défendent et se rendent, ses genoux sans mystère, sa force et sa faiblesse, sa voix et son silence. Si l'on est d'un pays, si l'on y est né, comme qui dirait : natif-natal, eh bien, on l'a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes : c'est une présence dans le coeur, ineffaçable, comme une fille qu'on aime : on connaît la source de son regard, le fruit de sa bouche, les collines de ses seins, ses mains qui se défendent et se rendent, ses genoux sans mystère, sa force et sa faiblesse, sa voix et son silence.
Auteur:
Roumain Jacques
Années: 1907 - 1944
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: H
Profession et précisions: écrivain et homme politique communiste
Continent – Pays: Iles - Haïti
Info:
Gouverneurs de la rosée
[
nostalgie
]
[
patrie
]
voyage
Le train éveilla des gares suisses, de style gothique, dont les vitraux tremblèrent. Le Simplon, durant vingt-neuf minutes, donna l'audition d'une grande symphonie de fer, puis, sur des chaussées, on passa les rizières du Piémont jusqu'à une station qui finissait sur rien, sur une grande citerne d'ombre, de silence, et ce fut Venise. Au réveil, une bise de zinc faucha les maïs de la plaine croate. La Serbie s'annonçait par ses porcs, rayés noir et blanc comme des coureurs, et qui dévoraient, renversée dans le fossé, une carcasse de wagon dont ne restaient que les roues et le signal d'alarme. On échangea contre les fleuves d'autres fleuves passés sur des barrages flexibles comme un osier, tandis que, voisines, les piles de l'ancien pont décapité dans les retraites, émergeaient. A Vinkopje, les Roumains en velours furent détachés du train, dans la nuit glacée. Après Sofia, les maisons portèrent leurs piments qui séchaient, frères des vignes vierges. Éclairées par le soleil levant, labourées par les boeufs, les plaines bulgares affichaient une prospérité symbolique, comme sur les vignettes des timbres-poste ou au revers des monnaies. Enfin, après la traversée du désert de Thrace, sous un ciel d'étoiles mais où nos yeux, habitués aux constellations d'Occident, cherchaient en vain l'étoile polaire, ne reconnaissaient plus le Chariot qui au ras du sol prenait cette fois une route terrestre, dans une brèche de la muraille byzantine, la mer de Marmara s'élargit.
Auteur:
Morand Paul
Années: 1888 - 1976
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: H
Profession et précisions: écrivain
Continent – Pays: Europe - France
Info:
Ouvert la nuit
[
Europe
]
[
littérature
]
idiomes musiques
Au commencement était le verbe nous disent les anciens. Pour moi, celui du commencement fut roumain. Le médecin et ceux qui avaient veillé sur ma difficile naissance parlaient le roumain. Chez moi, on parlait roumain, je passais la majeure partie de mon temps avec Maria, la jolie fille de paysans qui s’occupait de moi et m’adorait en roumain. Ce n’était, certes, pas la seule phonétique de mon environnement. Dans la Bucovine d’avant la dernière guerre mondiale, on parlait l’allemand, le yiddish, l’ukrainien, le polonais et un étrange mélange de slave, caractéristique des Ruthènes. La grande guerre fratricide entre le yiddish, la langue de l’exil, plébéienne, laïque, et l’hébreu sacré, élitiste, connut, ne l’oublions pas, son heure dramatique à la Conférence de Czernowitz en 1908, quand la victoire solennelle du yiddish (" les Juifs sont un seul peuple, leurs langues est le yiddish") ne pouvait laisser augurer la suprématie spectaculaire et définitive que la création de l’État d’Israël allait assurer quatre décennies plus tard à la langue hébraïque. Lorsque mon grand-père demanda si j’avais des ongles, afin d’évaluer les chances du nouveau-né, je suppose qu’il le fit en yiddish, bien qu’il sût l’hébreu, parlât couramment le roumain, et que dans sa librairie on vendît essentiellement des livres roumains.
À 5 ans, déporté en Transnistrie avec toute la population juive de Bucovine, je ne connaissais que le roumain. Lors de mon premier exode au-delà du Dniestr, la langue roumaine subit l’exil en même temps que moi.
Auteur:
Manea Norman
Années: 1936 -
Epoque – Courant religieux: Récent et Libéralisme économique
Sexe: H
Profession et précisions: écrivain , déporté à l'âge de 5 ans dans un camp lors de la Shoah Roumaine
Continent – Pays: Roumanie - Usa
Info:
La cinquième impossibilité, p. 45, première page du texte "La langue exilée", 2002
[
judaïsme
]
[
enfance
]
immigration
Il se sentait le fils d'une France sous-alimentée, en proie aux maladies étrangères : pelade pâle des exils russes, acide urique anglais ; eczéma périodique de l'émigration italienne ; taches suspectes d'origine roumaine, colonies de furoncles américains; suppuration levantine, et autres germes pondus entre le cuir et la chair des nations. Avec plus de fatalisme que d'humeur, il considérait tous ces nouveaux venus se chauffant à son soleil provençal, écrémant son lait picard, déménageant ses meubles angevins, crevant les routes basques, coupant les cheveux des Gauloises en servitude, dépréciant sa monnaie et le traquant jusque dans son atelier qu'il était obligé de sous-louer meublé. Au fond, il ne leur en voulait que de déformer sa langue maternelle et de vider les dernières vraies bouteilles. Avec la plus vive curiosité, il observait cette aventure française, cette vivante anecdote absolument nouvelle dans l'histoire, d'un pays victime des agréments qu'il a su se créer et de la convoitise universelle. Il y avait bien eu des migrations de races, des confiscations politiques de nations, des anéantissements militaires, mais jamais ce spectacle d'un peuple disparaissant soudain dans son propre sol, comme par une trappe. "Von Cluck a réussi, se disait Daniel, Paris est bien cerné, et pris."
Il errait sur le trottoir comme une chèvre d'Hubert Robert dans les pierres d'une Rome ruineuse. Son article de demain aurait pour en-tête : Vœ Victoribus. Cela pourrait commencer ainsi : "Pourquoi dans une France anémiée, ne pas choisir des globules germaniques ou anglo-saxonnes, pleins de courage et d'honneur ? Pourquoi l'ignorance des pouvoirs publics laisse-t-elle de préférence verser aux veines de la patrie d'horribles mélanges latins, levantins ou nègres, en ouvrant aveuglément les frontières ?"
Auteur:
Morand Paul
Années: 1888 - 1976
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: H
Profession et précisions: écrivain
Continent – Pays: Europe - France
Info:
L'Europe galante (1925, 250 p., Grasset, les cahiers rouges) p 224, 225, 226
[
métissage
]
[
méfaits
]
[
processus de destruction
]
[
déclin
]
[
mauvaise sélection
]
[
prophétie
]
[
effacement
]
[
melting-pot
]
généalogie
La propre source, c’est ce que chaque femme et chaque homme au monde reçoit en héritage par sa naissance, avec son nom propre, sans l’avoir en commun avec qui que ce soit d’autre. Qui que vous soyez, vous êtes né quelque part, de parents nés eux aussi quelque part. Ce quelque part n’est pas seulement un lieu géographique ni une histoire familiale : c’est une langue, une provenance spirituelle, une sagesse ascendante. Que vous le sachiez ou pas, qui que vous soyez votre origine est royale. La femme de ménage algérienne la plus démunie a sa propre source royale. L’ouvrier breton le plus harassé aussi. Le petit commerçant chinois endetté aussi. La prostituée albanaise aussi, comme l’Inuit alcoolisé, le Tibétain exilé, le Malais esclavagisé, le mendiant roumain, le Corse anachorète, le Juif haineux de soi…
Accéder à sa propre source n’est pas compliqué en soi. La méthode en est d’autant plus simple qu’elle n’a pas varié depuis des siècles. Commencez par méditer votre histoire familiale. Elle a été refoulée, occultée, envenimée ? Vos propres parents furent des monstres qui cherchèrent à vous détruire parce qu’eux-mêmes aussitôt nés furent écrabouillés ? Remontez plus haut, toujours plus haut, écoutez, parlez, questionnez, lisez surtout, partez à la recherche de là d’où vous venez, ce là qui est moins un lieu qu’un lien, un invisible ombilic tramé de mots, ce là où vos ancêtres vous attendent pour vous rajeunir.
Cela n’est pas compliqué, mais cela n’est pas facile. Ressusciter en pensée ne va pas de soi. Les obstacles se dressent avec autant de pugnacité que les portes dérobées s’ouvrent sans prévenir. Puis, une fois retrouvée votre propre source, rien ne peut vous empêcher de vous pâmer dans l’onde du fleuve jusque vers la mer que chérissent les hommes libres, de vous intéresser à toutes les autres cultures, d’apprendre tous les autres savoirs.
Auteur:
Zagdanski Stéphane
Années: 1963
Epoque – Courant religieux: Récent et Libéralisme économique
Sexe: H
Profession et précisions: romancier, essayiste
Continent – Pays: Europe - France
Info:
17 janvier 2022 https://lundi.am/A-quoi-comparer-cela
[
interrogation
]
[
rencontre
]
[
singularités
]
femme-par-homme
Le 8 mai j’avais quitté l’usine effiloché comme d’habitude
couvert de poussière dans les rues coudoyant des messieurs en pelisses
parmi de belles femmes fatigué et effiloché
et un humide dégoût emplissait ma bouche
cette belle dame m’avait perçu du haut de sa voiture
j’étais un gars pas mal – le crachat ça ne se voit pas
elle avait des cheveux ondulés et une voiture
ma présence là noyée de poussière éveillait en elle un suave frisson sous ses bas
et jusqu’à la porte de son appartement luxueux la voiture légère a roulé
où travailles-tu me demanda-t-elle pendant qu’elle enlevait son manteau
depuis quelques jours à l’usine de gaz
tu es un gars bien bâti et assez beau tu pourrais mieux gagner
depuis six mois et jusqu’à hier je ne mangeais qu’une fois tous les deux jours
notre discussion pouvait se prolonger à l’infini
mes paroles à moi sentaient le pain le gaz
elle gazouillait comme un piano ouvert des paroles de romances à la mode
et pourtant la manière virile dont ma chair s’arrondissait sur les os
faisait que nous nous entendions à merveille
l’heure est avancée, couchons-nous
le lit sentait moelleusement le chaud et le propre
la dame savait mieux faire l’amour que discourir
et moi j’aimais ses cheveux parce que j’avais besoin de les tirer.
Le matin elle me dit au revoir mon cher
(il était 5 heures et à 6 l’usine ouvrait)
nous nous reverrons ce soir à 8 nous dînerons ensemble
auprès de mes paroles sentant le pain le gaz
je conservais une bouche pleine de crachats
elle la vit elle s’en effraya
cette belle dame avec laquelle toute nuit je me suis promené dans l’amour et l’automobile – elle disparut
à sa place fumait une vieille ridée, ses lunettes sur son nez qui lisait assidûment les Saintes Écritures.
Auteur:
Luca Ghérasim
Années: 1913 - 1994
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: H
Profession et précisions: poète et théoricien du surréalisme
Continent – Pays: Europe - France - Roumanie
Info:
La Sainte communion. Publié dans "Meridian" N° 11,1927, puis traduit du roumain par Micaela Slăvescu et cité dans "La Réhabilitation du rêve", p. 510-511
[
rencontre
]
[
différences sociales
]
désespérée
Elle ne voulait plus vivre. Elle voulait mourir
mais parce qu'elle ne voulait pas le reconnaître
elle tombait malade chaque jour
d'une maladie nouvelle
elle brûlait à petit feu dans une fièvre éternelle
et se promenait partout avec sa fièvre avec ses maladies
comme on promène une meute de chiots espiègles et fidèles
avec soi en laisse.
Oh. Elle marchait droite et mince dans les rues
et souriait à tout le monde de loin.
Oui. De loin
En réalité elle ne voulait plus vivre
Elle ne désirait rien – que la terre et l'herbe
le ciel et l'eau. Oui. Les éléments purs et éternels
Elle regardait le cœur serré par la pitié
toutes les créatures jeunes et vivantes
car elle avait compris – oh – elle avait très tôt compris
non seulement que la vie n'est que cruauté
mais qu'elle est aussi une épreuve
oui une épreuve : pour rien
et que le surhumain fait sur nous des tests
comme ça
comme nous allons au spectacle
pour passer notre temps
Elle savait qu'il n'existe ni sens ni gloire ni salut
elle savait que dans ce monde plein de dieux tout est inutile
Et elle voulait mourir
Oh oui elle voulait mourir
comme le lin qui s'effiloche en terre
comme le chanvre qui fond dans la rivière
comme l'aigrette du pissenlit qui disparaît dans le vent
Elle ne voulait plus vivre
non
elle avait peur que dans longtemps des siècles plus tard
les éléments de son corps aillent par hasard se réunir
et se souvenir de sa vie de Marta son nom
Aussi souriait-elle à tous écartelée et lointaine
Auteur:
Petreu Marta
Années: 1955 -
Epoque – Courant religieux: Récent et libéralisme économique
Sexe: F
Profession et précisions: philosophe, critique littéraire, essayiste et poète
Continent – Pays: Europe - Roumanie
Info:
De loin, 15 mai 2004. Traduit du roumain par Ed Pastenague
[
poème
]
prière
L'étoile allait sur sa fin,
le couvre-feu aussi avait sonné
les cieux ouverts chantaient.
Que savaient de destruction
les cieux ?
Que savaient-ils
des larmes amères ?
Que sait le Printemps
du muguet en pleurs ?
Et assigné à résidence
dans la caverne des vallées
j'ai proféré des mots,
j'ai dit des injures,
j'ai prononcé des discours
sur la désolation,
des blasphèmes, des blasphèmes
qui parlaient de la Mort femelle.
Et les cieux grands ouverts chantaient :
regarde-le, il est tout efféminé,
il crie ses amours
et quels bruyants
amours !
Oh, amours,
pauvres amours,
dans cette vallée de larmes,
dans la grotte
trop pleine de pleurs !
… Vient ensuite un temps cruel
qui punit la douceur.
Survient un visage sans visage,
survient une voix sans voix,
un timbre sas timbre,
une face sans face
survient la crapule lumineuse
pourvue d'un millier d'ailes.
Et quelle texture
quelle écriture cunéiforme
– mystérieuse, mystérieuse ! –
quels piquants de hérisson
dans un affreux battement d'ailes.
Pouce, je ne lutte pas avec toi
comme Jacob avec l'ange,
ne me fauche pas, ne me moissonne pas
ne m'appelle pas Jacob
je suis un autre.
Les créatures de mon rêve
sont immaculées
mes mains sont lasses
croisées sur ma poitrine.
Le couvre-feu a sonné
et se fait silence silence.
Et puis plus rien que des cristaux
plus rien que du minéral
dans la grotte de la vallée.
Auteur:
Botta Emil
Années: 1911 - 1977
Epoque – Courant religieux: Récent et libéralisme économique
Sexe: H
Profession et précisions: acteur
Continent – Pays: Europe - Roumanie
Info:
En regardant le tableau de Delacroix : la lutte de Jacob avec l'ange. traduit du roumain par Pierre Drogi
[
poème
]
reines de beauté
[Un samedi soir, le comité syndical organise pour les jeunes travailleurs une soirée ayant pour thème l'élection de "Miss Usine". Mais pour les vigilants activistes, aucun divertissement ne peut avoir lieu sans une finalité éducative, voire idéologique.]
Devant les trognes de tartuffe d'un jury pesamment sérieux, rafraîchi par quelques jeunes qui, au milieu de petites vieilles et de vieux gâteux, avaient l'impression de se trouver comme des gamins au premier jour de maternelle, se succédèrent, à tour de rôle, lentement, avec une certaine grâce, d'authentiques beautés, des jambes sculpturales et les seins d'albâtre, des rousses minces, frêles, aux regards innocents comme ceux des veaux nouveau-nées, des hanches solides, prolétaires, et des jambes charnues, des regards simulant le désarroi ou l'innocence et des salopes à l'air monacal, accompagnées d'un délire d'applaudissements, sifflées et encouragées par leurs connaissances, venues nombreuses, des blondes évaporées et des brunes pécheresses, toutes invitées en chœur à venir dans divers bistrots à la réputation douteuse : "la rousse numéro dix à La Grenouille verte ! ; la rouquine numéro cinq à La Mégère magnifique ! ; la deux au Canonnier ! ; la trois au Porte-Jarretelle rouge ! ; nous fournissons la bière, toi, viens avec ce que tu as de mieux !", ce qui énervait de plus en plus le jury. À la fin, sur le grand nombre de candidates, quatre remportèrent à peu près autant de points. Le jury s'était retiré dans une pièce attenante pour formuler des questions de manière à les départager, les goûts étant tellement divers, la simple beauté n'était pas suffisante pour devenir Miss. Et tandis que Jomo incontournable et insouciant comme toujours installait sa chaise au milieu de la scène, pour pleurer de nouveaux avec son chant et sa guitare les chevaux innocents en si grand nombre sacrifiés en l'honneur de l'apparition des tracteurs, les candidates passaient au second plan, se tenaient grelottantes et malheureuses derrière lui, abandonnées provisoirement même de leurs admirateurs ; la voix de Jomo, claire, puissante dominait la salle, réveillant dans le public des souffrances sans nom, une étrange envie de pleurer, à telle enseigne que la réapparition du jury fut accueillie par des sifflets et des huées ; c'est Jomo qu'ils voulaient, mais celui-ci quitta la scène l'air soumis et absent, laissant aux belles, tirées brusquement de leur torpeur, les applaudissements qui n'en finissaient plus.
Auteur:
Buzura Augustin
Années: 1938 - 2017
Epoque – Courant religieux: Récent et libéralisme économique
Sexe: H
Profession et précisions: écrivain, médecin
Continent – Pays: Europe - Roumanie
Info:
Vocile nopții, traduit du roumain par Guy Hoedts
[
prolétaires
]
[
défilé
]
[
spectacles mélangés
]
[
malentendu
]
[
musique
]
écriture
Je voudrais dire ce que c’est qu’un style. C’est la propriété de ceux dont on dit d’habitude "ils n’ont pas de style... ".
Ce n’est pas une structure signifiante, ni une organisation réfléchie, ni une inspiration spontanée ni une orchestration, ni une petite musique. C’est un agencement, un agencement d’énonciation.
Un style, c’est arriver à bégayer dans sa propre langue. C’est difficile parce qu’il faut qu’il y ait nécessité d’un tel bégaiement. Non pas être bègue dans sa parole, mais être bègue du langage lui-même. Etre comme un étranger dans sa propre langue. Faire une ligne de fuite. Les exemples les plus frappants pour moi: Kafka, Beckett, Gherasim Luca, Godard.
Gherasim Luca est un grand poète parmi les plus grands: il a inventé un prodigieux bégaiement, le sien. Il lui est arrivé de faire des lectures publiques de ses poèmes; deux cents personnes, et pourtant c’était un événement, c’est un événement qui passera par ces deux cents, n’appartenant à aucune école ou mouvement. Jamais les choses ne se passent là où on croit, ni par les chemins qu’on croit.
On peut toujours objecter que nous prenons des exemples favorables, Kafka juif tchèque écrivant en allemand, Beckett irlandais écrivant anglais et français, Luca d’origine roumaine, et même Godard Suisse. Et alors? Ce n’est le problème pour aucun d’eux.
Nous devons être bilingue même en une seule langue, nous devons avoir une langue mineure à l’intérieur de notre langue, nous devons faire de notre propre langue un usage mineur. Le multilinguisme n’est pas seulement la possession de plusieurs systèmes dont chacun serait homogène en lui-même; c’est d’abord la ligne de fuite ou de variation qui affecte chaque système en l’empêchant d’être homogène. Non pas parler comme un Irlandais ou un Roumain dans une autre langue que la sienne, mais au contraire parler dans sa langue à soi comme un étranger.
Proust dit: "Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres tous les contresens qu’on fait sont beaux."
C’est la bonne manière de lire: tous les contresens sont bons, à condition toutefois qu’ils ne consistent pas en interprétations, mais qu’ils concernent l’usage du livre, qu’ils en multiplient l’usage, qu’ils fassent encore une langue à l’intérieur de sa langue. " Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère..."
C’est la définition du style. Là aussi c’est une question de devenir. Les gens pensent toujours à un avenir majoritaire (quand je serai grand, quand j’aurai le pouvoir...).
Alors que le problème est celui d’un devenir-minoritaire: non pas faire semblant, non pas faire ou imiter l’enfant, le fou, la femme, l’animal, le bègue ou l’étranger, mais devenir tout cela, pour inventer de nouvelles forces ou de nouvelles armes.
Auteur:
Deleuze Gilles
Années: 1925 - 1995
Epoque – Courant religieux: Récent et Libéralisme économique
Sexe: H
Profession et précisions: philosophe
Continent – Pays: Europe - France
Info:
Dialogues avec Claire Parnet (Flammarion, 1977)
[
singularité
]
[
indivuduation
]
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manière
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