En Provence, la bouillabaisse borgne est la bouillabaisse du pauvre. L'oeuf remplace la rascasse et la vive, le roucaou, la galinette, rouge et barbue, les merveilleux petits poissons de roche qui passent par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Ou le saint-pierre dont la tête est plus grosse que le corps, ou le loup, si tendre.
Pour cette bouillabaisse, il suffit d'un oignon et d'un poireau qu'on fait transpirer jusqu'à la transparence, une tomate, quelques gousses d'ail, safran et bouquet garni, un brin de fenouil (rien de plus parfumé que le fenouil sauvage), et surtout ne pas oublier l'écorce d'orange roussie qui confère un très discret arrière-goût d'amertume, légèrement caramélisé. On ajoute l'eau, on laisse cuire avec quelques pommes de terre -- de celles qui savent se tenir à table.
Tout à la fin, on poche dans ce bouillon un oeuf par personne. Dans mon assiette j'aime crever l'oeuf : la fusion du liquide safrané et du jaune onctueux est un régal. Je m'amuse à penser que cet oeil doré cerné de blanc est à l'origine de ce qualificatif de borgne.
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Info: Sous les mets les mots, p 62
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