cheptel humain

Malgré tout le bonheur que m’a procuré, à titre personnel, chaque voyage entrepris ces dernières années, une impression tenace s’est imprimée dans mon esprit : une horreur silencieuse devant la monotonie du monde. Les modes de vie finissent par se ressembler, à tous se conformer à un schéma culturel homogène. Les coutumes propres à chaque peuple disparaissent, les costumes s’uniformisent, les mœurs prennent un caractère de plus en plus international. Les pays semblent, pour ainsi dire, ne plus se distinguer les uns des autres, les hommes s’activent et vivent selon un modèle unique, tandis que les villes paraissent toutes identiques. Paris est aux trois quarts américanisée, Vienne est budapestisée : l’arôme délicat de ce que les cultures ont de singulier se volatilise de plus en plus, les couleurs s’estompent avec une rapidité sans précédent et, sous la couche de vernis craquelé, affleure le piston couleur acier de l’activité mécanique, la machine du monde moderne. Ce processus est en marche depuis fort longtemps déjà : avant la guerre, Rathenau avait annoncé de manière prophétique cette mécanisation de l’existence, la prépondérance de la technique, comme étant le phénomène le plus important de notre époque. Or, jamais cette déchéance dans l’uniformité des modes de vie n’a été aussi précipitée, aussi versatile, que ces dernières années. Soyons clairs ! C’est sans doute le phénomène le plus brûlant, le plus capital de notre temps.

[…]

Conséquences : la disparition de toute individualité, jusque dans l’apparence extérieure. Le fait que les gens portent tous les mêmes vêtements, que les femmes revêtent toutes la même robe et le même maquillage n’est pas sans danger : la monotonie doit nécessairement pénétrer à l’intérieur. Les visages finissent par tous se ressembler, parce que soumis aux mêmes désirs, de même que les corps, qui s’exercent aux mêmes pratiques sportives, et les esprits, qui partagent les mêmes centres d’intérêt. Inconsciemment, une âme unique se crée, une âme de masse, mue par le désir accru d’uniformité, qui célèbre la dégénérescence des nerfs en faveur des muscles et la mort de l’individu en faveur d’un type générique. La conversation, cet art de la parole, s’use dans la danse et s’y disperse, le théâtre se galvaude au profit du cinéma, les usages de la mode, marquée par la rapidité, le “succès saisonnier”, imprègnent la littérature. Déjà, comme en Angleterre, la littérature populaire disparaît devant le phénomène qui va s’amplifiant du “livre de la saison”, de même que la forme éclair du succès se propage à la radio, diffusée simultanément sur toutes les stations européennes avant de s’évaporer dans la seconde qui suit. Et comme tout est orienté vers le court terme, la consommation augmente : ainsi, l’éducation, qui se poursuivait de manière patiente et rationnelle, et prédominait tout au long d’une vie, devient un phénomène très rare à notre époque, comme tout ce qui s’acquiert grâce à un effort personnel.

[…]

Toutes ces choses, que j’ai seulement évoquées, le cinéma, la radio, la danse, tous ces nouveaux moyens de mécanisation de l’humanité, exercent un pouvoir énorme qui ne peut être dépassé. Toutes répondent en effet à l’idéal le plus élevé de la moyenne : offrir du plaisir sans exiger d’effort. Et leur force imbattable réside en cela : elles sont incroyablement confortables. La nouvelle danse peut être apprise en trois heures par la femme de ménage la plus maladroite, le cinéma ravit les analphabètes, desquels on n’exige pas une grande éducation pour profiter de la radio ; il suffit de mettre les écouteurs sur la tête, pour déjà l’entendre rouler dans l’oreille – même les dieux luttent en vain contre un tel confort. Ce qui n’exige que le minimum d’effort, mental et physique, et le minimum de force morale doit nécessairement l’emporter auprès des masses, dans la mesure où cela suscite la passion de la majorité. Et ce qui aujourd’hui encore réclame l’indépendance, l’autodétermination ou la personnalité dans le plaisir paraît dérisoire face à un pouvoir aussi surdimensionné. À vrai dire, au moment où l’humanité s’ennuie toujours davantage et devient de plus en plus monotone, il ne lui arrive rien d’autre que ce qu’elle désire au plus profond d’elle-même. L’indépendance dans le mode de vie et même dans la jouissance de la vie ne constitue plus, désormais, un objectif, tant la plupart des gens ne s’aperçoivent pas à quel point ils sont devenus des particules, des atomes d’une violence gigantesque. Ils se laissent ainsi entraîner par le courant qui les happe vers le vide ; comme le disait Tacite : “ruere in servitium”, ils se jettent dans l’esclavage […].

Ainsi, aucune résistance ! Ce serait une présomption scandaleuse que d’essayer d’éloigner les gens de ces petits plaisirs (intérieurement vides). Parce que nous – pour être honnêtes – qu’avons-nous d’autre à leur donner ? Nos livres ne les touchent plus, car ils ont cessé depuis longtemps de procurer les sueurs froides ou les excitations fébriles, que le sport et le cinéma prodiguent à foison. Ils ont même l’impudence d’exiger au préalable de nos livres, de notre effort mental et de notre éducation, une coopération des sentiments et une tension de l’âme. Nous sommes devenus – admettons-le – terriblement étrangers à tous ces plaisirs et passions de masse et donc à l’esprit de l’époque, nous, dont la culture spirituelle est une passion pour la vie, nous, qui ne nous ennuyons jamais, pour qui chaque jour est trop court de six heures, nous, qui n’avons besoin ni de dispositifs pour tuer le temps ni de machines d’arcade, ni de danse, ni de cinéma, ni de radio, ni de bridge, ni de défilés de mode. Il nous suffit de passer devant un panneau d’affichage dans une grande ville ou de lire un journal qui décrit en détail les batailles homériques des matchs de football pour sentir que nous sommes déjà devenus des outsiders, tels les derniers encyclopédistes pendant la Révolution française, une espèce aussi rare et menacée d’extinction aujourd’hui en Europe que les chamois et les edelweiss. Peut-être qu’un jour un parc naturel sera créé pour nous, derniers spécimens d’une espèce rare, pour nous préserver et nous conserver respectueusement en tant que curiosités de l’époque, mais nous devons avoir conscience que nous manquons depuis longtemps d’un quelconque pouvoir pour tenter la moindre chose contre cette uniformité croissante du monde. Devant cette lumière éblouissante de fête foraine, nous ne pouvons que demeurer dans l’ombre et, tels les moines des monastères pendant les grandes guerres et les grands bouleversements, consigner dans des chroniques et des descriptions un état de choses que, comme eux, nous tenons pour une déroute de l’esprit.

Auteur: Zweig Stefan

Info: L'uniformisation du monde

[ indifférenciation ] [ loisirs ] [ industrialisation ] [ normalisation ]

 

Commentaires: 9

Ajouté à la BD par Coli Masson

Commentaires

miguel, filsdelapensee@bluewin.ch
2021-12-24 07:26
normalisation occidentale
pessimisme ?
Coli Masson, colimasson@live.fr
2021-12-24 17:33
Je rajoute normalisation. Quant à "occidental", ça ne veut plus dire grand chose, l'orient étant aussi occidentalisé.
Pessimisme non car c'est un état de fait, pas une prédiction sur un truc qui va se passer.
miguel, filsdelapensee@bluewin.ch
2021-12-25 09:01
Etat de fait ??! Ce fut écrit il y a un siècle, par un cerveau de l'âge de celui de mes gd-parents, dans un monde différent... Je te trouve bien assurée sur ce coup... Pareil pour "l'idée" de l'occident. Hesse, entre autres, laissa des textes de voyage de la même époque qui confirment mon impression... Il faut laisser les secondéités 'parler' de leur époque sans travestir leur propos je crois...
Coli Masson, colimasson@live.fr
2021-12-25 16:37
Zweig constate les effets des divertissements, c'est à dire des formes préparées et conditionnées de consommations pour faire semblant de ne pas travailler. C'est un état de fait remarquable il y a un siècle, mais plus maintenant parce que c'est tellement intégré. Je ne vois pas en quoi la date de naissance de l'auteur le discrédite, ni en quoi cela fait que nous lui serions supérieurs et avec plus de jugeotte. Laisse moi rire.
Et l'orient à l'époque de Hesse était encore préservé de la grande vague uniformisante générée par le capitalisme, mais plus maintenant, d'où l'inutilité de tout voyage.
Je ne sais pas ce que ça veut dire "laisser les secondéités parler".
miguel, filsdelapensee@bluewin.ch
2021-12-26 02:50
L'idée est simple, elle parle, une fois de plus, du positionnement de l’étiqueteur qui, je crois, devrait tenter de se placer "dans" l'époque où le texte a été pondu. Ce que tu concèdes en partie je crois, puisque tu me parle de l'époque de Hesse dans le même sens. Donc, si on se réfère à ça, occident devrait être en étiquette puisque le distingo était clair en ce temps-là dans l'esprit de Hermann.
J'au aussi souvente fois souligné l'incroyable répétition de ce mécanisme de "constat de décadence" qu'on peut lire depuis que les hommes formulent et explicitent leurs sentiments/raisonnement, c'est à dire depuis toujours... une jolie chaîne "diachronique" à faire... En ce sens "pessimisme" pourrait se justifier... Même si je concède que l'avenir de l'occidentalo-matérialisme ressemble à un cul-de-sac (et comme on retombe sur une de mes marottes d'étiqueteur je n'insiste po :-)
"Secondéïté" va dans ce sens puisque ce terme invoque une sorte "d'autre moi" cad un humain/cerveau qui interagit avec son époque et dégueule les pensées/tiercités qu'il peut en fonction du surmoi/formacja/priméité dont il est quasi irrémédiablement imprégné. Il s'agit, encore une fois, de tenter de contextualiser une pensée tout en s'appuyant sur sa sémantique propre et la vision/langage dont elle disposait en son temps. On ne pourrait pas, par exemple, étiqueter ces pensées de "pré-Internet". Le plus drôle c'est que ça viendra peut-être...
Coli Masson, colimasson@live.fr
2021-12-27 16:24
A toute époque, il y a eu autant de personnes pour se réjouir des formidables progrès dont ils pensaient être les témoins que de personnes qui critiquaient l'état de décadence du monde. Il est vrai que notre époque, par rapport aux précédentes, dispose de moyens matériels inédits, qui risquent bien de concrétiser les prévisions les plus "pessimistes" des autres siècles.

Puisque nous n'arriverons pas à trancher cette question, qui n'est pas élucidable objectivement, puisque toi comme moi y investissons toute notre vision du monde en prétendant faire comme si ce n'était pas le cas, laissons en suspens.
miguel, filsdelapensee@bluewin.ch
2021-12-28 05:24
d'accord
"y investissons toute notre vision du monde en prétendant faire comme si ce n'était pas le cas"
kr kr kr
Coli Masson, colimasson@live.fr
2021-12-28 17:31
krkrkr
miguel, filsdelapensee@bluewin.ch
2021-12-29 03:50
inconciliables Umwelts-monades ;-) ...