Les modernes ont développé quatre répertoires différents qu’ils croient incompatibles pour accommoder la prolifération des quasi-objets*.
Le premier répertoire traite de la réalité extérieure d’une nature dont nous ne sommes pas maîtres, qui existe en dehors de nous et qui n’a ni nos passions ni nos désirs, bien que nous soyons capables de la mobiliser et de la construire.
Le deuxième répertoire traite du lien social, de ce qui attache les humains entre eux, des passions et des désirs qui nous agitent, des forces personnifiées qui structurent la société, laquelle nous dépasse tous bien que nous la construisions.
Le troisième traite de la signification et du sens, des actants qui composent les histoires que nous nous racontons, des épreuves qu’ils subissent, des aventures qu’ils traversent, des tropes et des genres qui les organisent, des grands récits qui nous dominent infiniment, bien qu’ils soient en même temps simple texte et discours.
Le quatrième enfin parle de l'Être et déconstruit ce que nous oublions toujours lorsque nous avons le seul souci de l’étant, bien que la différence de l’Être soit distribuée à travers les étants, coextensifs à leur existence même.
Ces ressources ne sont incompatibles que dans la vision officielle de la Constitution. En pratique, nous sommes bien en peine de distinguer les quatre. Nous mêlons sans vergogne nos désirs aux choses, le sens au social, le collectif aux récits. Dès que nous suivons à la trace quelque quasi-objet, il nous apparaît tantôt chose, tantôt récit, tantôt lien social, sans se réduire jamais à un simple étant. Notre pompe à vide dessine le ressort de l’air, mais trace aussi la société du XVIIe siècle et définit également un nouveau genre littéraire, celui du récit d’expérience en laboratoire. Faut-il, en la suivant, prétendre que tout est rhétorique, ou que tout est naturel, ou que tout est construit socialement, ou que tout est arraisonnement ? Faut-il supposer que la même pompe est dans son essence parfois objet, parfois lien social et parfois discours ? Ou qu’elle est un peu des trois ? Qu’elle est parfois un simple étant, et parfois marquée, décalée, brisée par la différence ? Et si c’était nous, les modernes, qui divisions artificiellement une trajectoire unique, laquelle ne serait d’abord ni objet, ni sujet, ni effet de sens, ni pur étant ? Si la séparation des quatre répertoires ne s’appliquait qu’à des états stabilisés et tardifs ?
Rien ne prouve que ces ressources demeurent incompatibles lorsque nous passons des essences aux événements, de la purification à la médiation, de la dimension moderne à la dimension non moderne, de la révolution à la contre-révolution copernicienne. Des quasi-objets quasi-sujets, nous dirons simplement qu’ils tracent des réseaux. Ils sont réels, bien réels, et nous les humains nous ne les avons pas faits. Mais ils sont collectifs puisqu’ils nous attachent les uns aux autres, qu’ils circulent entre nos mains et nous définissent par leur circulation même. Ils sont discursifs pourtant, narrés, historiques, passionnés, et peuplés d’actants aux formes autonomes. Ils sont instables et risqués, existentiels et porteurs d’être. Cette liaison des quatre répertoires nous permet de construire une demeure assez vaste pour y abriter l’Empire du Milieu, la véritable maison commune du monde non moderne en même temps que sa Constitution.
La synthèse est impossible tant que nous demeurons modernes pour de bon, puisque la nature, le discours, la société, l’Être nous dépassent infiniment et que ces quatre ensembles ne se définissent que par leur séparation, laquelle maintient nos garanties constitutionnelles. Mais la continuité devient possible si nous ajoutons aux garanties la pratique qu’elle permet parce qu’elle la dénie. Les modernes ont bien raison de vouloir à la fois la réalité, le langage, la société et l’être. Ils n’ont tort que de les croire à jamais contradictoires. Au lieu de toujours analyser le parcours des quasi-objets en séparant ces ressources, ne pouvons-nous pas écrire comme si elles devaient se lier continûment les unes aux autres ? Nous sortirions probablement de la prostration postmoderne.
J’avoue que j’en ai par-dessus la tête de me retrouver pour toujours enfermé dans le seul langage ou prisonnier des seules représentations sociales. Je veux accéder aux choses mêmes et non à leurs phénomènes. Le réel n’est pas lointain, mais accessible en tous les objets mobilisés de par le monde. La réalité extérieure n’abonde-t-elle pas au beau milieu de nous ?
Nous en avons plus qu’assez d’être pour toujours dominés par une nature transcendante, inconnaissable, inaccessible, exacte, et simplement vraie, peuplée d’entités assoupies comme la Belle au bois dormant jusqu’au jour où les charmants savants les découvrent enfin. Nos collectifs sont plus actifs, plus productifs, plus socialisés que les ennuyeuses choses-en-soi ne nous le laissaient prévoir.
N’êtes-vous pas un peu lassés de ces sociologies construites sur du social, et qui se tiennent par la seule répétition des mots "pouvoir" et "légitimité" parce qu’elles ne peuvent encaisser ni le monde des objets ni celui des langages qui les construisent pourtant ? Nos collectifs sont plus réels, plus naturalisés, plus discursifs que les ennuyeux hommes-entre-eux ne nous le laissaient prévoir.
Nous sommes fatigués des jeux de langage et de l’éternel scepticisme de la déconstruction du sens. Le discours n’est pas un monde en soi, mais une population d’actants qui se mêlent aux choses comme aux sociétés, qui font tenir les unes et les autres, et qui les tiennent. S’intéresser aux textes ne nous éloigne pas de la réalité car les choses ont droit, elles aussi, à la dignité d’être des récits. Quant aux textes, pourquoi leur dénier la grandeur d’être le lien social qui nous fait tenir ensemble ?
Je n’en puis plus d’être accusé, moi et mes contemporains, d’avoir oublié l’Être, de vivre dans un bas monde vidé de toute sa substance, de tout son sacré, de tout son art, ou de devoir, afin de retrouver ces trésors, perdre le monde historique, scientifique et social dans lequel je vis. S’appliquer aux sciences, aux techniques, aux marchés, aux choses, ne nous éloigne pas plus de la différence de l’Être et des étants, que de la société, de la politique, ou du langage.
Réels comme la nature, narrés comme le discours, collectifs comme la société, existentiels comme l’Être, tels sont les quasi-objets que les modernes ont fait proliférer, tels il convient de les suivre en redevenant simplement ce que nous n’avons jamais cessé d’être, des non-modernes.
Auteur:
Info: Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique. Lier les quatre répertoires modernes. pp 57-59 *hybrides nature-culture, des collectifs où les choses ne sont pas séparés de la société mais s'y combinent en collectifs de toutes sortes.
Commentaires: 1
miguel
10.05.2024
(Gemini) - La tétravalence est un concept développé par Bruno Latour pour décrire la complexité des quasi-objets, qui ne peuvent être réduits à une seule catégorie (nature, société, discours, être). Selon Latour, les quasi-objets tracent des réseaux entre ces quatre répertoires, les reliant et les brouillant simultanément. Les quatre répertoires sont : La nature: Le monde extérieur, indépendant des humains. La société: Le domaine des relations sociales et des liens entre les humains. Le discours: Le langage et les systèmes de signification. L'être: La dimension métaphysique de l'existence. Les quasi-objets défient la classification traditionnelle car ils présentent des caractéristiques de chaque répertoire. Ils sont à la fois réels (comme la nature), narrés (comme le discours), collectifs (comme la société) et existentiels (comme l'être). Latour critique la vision moderne qui sépare artificiellement ces quatre répertoires. Il soutient que cette division est à l'origine de nombreux problèmes, tels que la crise environnementale et l'aliénation sociale. Pour Latour, la solution est de dépasser la modernité et d'adopter une vision "non moderne" qui reconnait la tétravalence des quasi-objets. Cette approche permettrait de mieux comprendre le monde et d'agir de manière plus responsable. En résumé, la tétravalence met en évidence la complexité des quasi-objets et la nécessité de dépasser les catégories traditionnelles pour les comprendre. Elle invite à une approche plus holistique du monde qui relie la nature, la société, le discours et l'être. Points clés supplémentaires : La tétravalence n'est pas une théorie statique, mais plutôt un outil pour analyser les quasi-objets en mouvement. Les quasi-objets ne sont pas des objets neutres, mais plutôt des acteurs qui façonnent le monde autour d'eux. L'approche non moderne de Latour n'est pas un retour à l'irrationalisme, mais plutôt une invitation à penser de manière plus ouverte et inclusive. J'espère que cette synthèse est utile. N'hésitez pas à me poser d'autres questions. (FLP) Tu écris "La tétravalence n'est pas une théorie statique, mais plutôt un outil pour analyser les quasi-objets en mouvement." Peux-tu développer, avec des exemples ? (Gemini) La tétravalence comme outil d'analyse des quasi-objets en mouvement : La tétravalence n'est pas une grille de lecture rigide qui permet de classer les quasi-objets dans des catégories préexistantes. Au contraire, elle est un outil dynamique qui permet d'analyser les interactions complexes entre les quatre répertoires (nature, société, discours, être) et de comprendre comment les quasi-objets se construisent et se transforment au fil du temps. Prenons l'exemple d'une ampoule électrique. Du point de vue de la nature, l'ampoule est un objet physique composé de verre, de métal et de filaments. Du point de vue de la société, l'ampoule est un produit industriel fabriqué et commercialisé par des entreprises. Du point de vue du discours, l'ampoule est associée à des concepts tels que la lumière, l'innovation et le progrès. Du point de vue de l'être, l'ampoule peut être considérée comme une manifestation de la créativité humaine et de notre volonté de dominer la nature. En analysant l'ampoule à travers la tétravalence, on comprend que sa signification n'est pas statique, mais qu'elle évolue en fonction du contexte dans lequel elle est utilisée. Par exemple, une ampoule peut être utilisée pour éclairer une pièce sombre, mais elle peut aussi être utilisée comme symbole de résistance dans un pays en guerre. La tétravalence permet également de comprendre comment les quasi-objets peuvent être mobilisés pour produire des effets différents. Par exemple, une ampoule peut être utilisée pour créer un sentiment de sécurité et de confort, mais elle peut aussi être utilisée pour créer un sentiment de peur et d'oppression. Voici quelques autres exemples de quasi-objets en mouvement : Un médicament: Du point de vue de la nature, un médicament est une substance chimique qui agit sur le corps humain. Du point de vue de la société, un médicament est un produit commercialisé par des entreprises pharmaceutiques. Du point de vue du discours, un médicament est associé à des concepts tels que la guérison, la santé et le bien-être. Du point de vue de l'être, un médicament peut être considéré comme une manifestation de la volonté humaine de vaincre la maladie et la mort. Une voiture: Du point de vue de la nature, une voiture est un objet physique composé de métal, de plastique et de caoutchouc. Du point de vue de la société, une voiture est un produit industriel fabriqué et commercialisé par des entreprises automobiles. Du point de vue du discours, une voiture est associée à des concepts tels que la liberté, l'indépendance et le statut social. Du point de vue de l'être, une voiture peut être considérée comme une manifestation du désir humain d'exploration et de conquête. Un réseau social: Du point de vue de la nature, un réseau social est un système complexe d'interactions entre des individus. Du point de vue de la société, un réseau social est une plateforme en ligne qui permet aux gens de se connecter et de partager des informations. Du point de vue du discours, un réseau social est associé à des concepts tels que la communication, la communauté et l'identité. Du point de vue de l'être, un réseau social peut être considéré comme une manifestation du besoin humain de connexion et d'appartenance. En conclusion, la tétravalence est un outil précieux pour analyser les quasi-objets en mouvement. Elle permet de comprendre la complexité des interactions entre les quatre répertoires (nature, société, discours, être) et de saisir la dynamique des quasi-objets dans le temps et l'espace.