C’est du côté de cet attrait que nous devons chercher le vrai sens, le vrai mystère, la vraie portée de la tragédie. C’est dans le côté d’émoi qu’il comporte, du côté des passions sans doute, mais d’une passion singulière où la crainte et la pitié sont bien "δι᾽ἐλέου καὶ ϕόβου"*. Par l’intermédiaire de la pitié et de la crainte, nous sommes purgés, purifiés de tout ce qui est de cet ordre, de cet ordre-là que nous pouvons d’emblée, d’ores et déjà, reconnaître : c’est la série de l’imaginaire à proprement parler.
Et si nous en sommes purgés par l’intermédiaire d’une image entre autres, c’est bien là où nous devons nous poser la question, quelle est alors la place occupée par cette image autour de laquelle toutes les autres semblent tout d’un coup s’évanouir, se déplier, se rabattre en quelque sorte ? N’est-ce pas parce que cette image centrale d’Antigone, de sa beauté... ceci je ne l’invente pas, car je vous montrerai le passage du chant du Chœur où elle est évoquée comme telle, et je vous montrerai que c’est le passage pivot ...ne nous éclaire pas, par l’articulation de l’action tragique, sur ce qui fait son pouvoir dissipant par rapport à toutes les autres images ?
À savoir la place qu’elle occupe, sa place dans l’entre-deux de deux champs symboliquement différenciés. C’est sans doute de tirer tout son éclat de cette place, cet éclat que tous ceux qui ont parlé dignement de la beauté n’ont jamais pu éliminer de leur définition. C’est cette place, vous le savez, que nous cherchons à définir et que nous avons déjà, dans nos leçons précédentes, approchée, tenté de saisir la première fois par la voie de "cette seconde mort" imaginée par les héros de SADE, la mort pour autant qu’elle est appelée comme le point où s’annihile le cycle même des transformations naturelles.
[…]
Et pour vous suggérer que cette dimension n’est pas une particularité d’Antigone, je peux facilement vous proposer de regarder dès lors de-ci, de-là, où vous pouvez en retrouver les correspondants. Vous n’aurez pas besoin de chercher bien loin pour vous apercevoir de la fonction singulière, dans l’effet de la tragédie, de la zone ainsi définie.
C’est ici, dans la traversée de cette zone, de ce milieu, que le rayon du désir se réfléchit et se réfracte à la fois, aboutissant en somme à nous donner l’idée de cet effet si singulier, et qui est l’effet le plus profond, que nous appelons l’effet du beau sur le désir, c’est à savoir ce quelque chose qui semble singulièrement le dédoubler là où il poursuit sa route. Car on ne peut dire que le désir soit complètement éteint par l’appréhension de la beauté, il continue sa course, mais il a là, plus qu’ailleurs, le sentiment du leurre, en quelque sorte, manifesté par la zone d’éclat et de splendeur où il se laisse entraîner. D’autre part, non réfracté mais réfléchi, repoussé, son émoi, il le sait bien le plus réel. Mais là il n’y a plus d’objet du tout.
D’où les deux faces de cette sorte d’extinction ou de tempérament du désir par l’effet de la beauté, sur lequel insistent certains penseurs, Saint THOMAS que je vous citai la dernière fois, et de l’autre côté, cette disruption de tout objet sur laquelle l’analyse de KANT, dans la Critique du Jugement, insiste.
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Info: 25 mai 1960 *"par la pitié et la crainte"., provient de la définition de la tragédie donnée par Aristote dans sa Poétique (chapitre 6). Dans ce contexte, Aristote décrit la manière dont la tragédie agit sur les spectateurs.
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