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hérésie chrétienne

Le défi que les Frères du Libre Esprit lancent à la voie chrétienne de l’intériorité [...] concerne en dernier ressort la dualité créé-Incréé, sur le plan de laquelle se situe l’exotériste pieux. Celui-ci croit se garantir contre les horreurs de ce qu’on appellera plus tard le panthéisme et les déviations morales qu’il entraîne, en posant une distinction ontologiquement radicale entre le Créateur et la créature. Mais cette garantie se révèle à l’examen moins efficace que ne le croit une théologie un peu sommaire. Car voici l’objection : si Dieu est l’être absolu et infini, comment pourra-t-il exister en dehors de Lui un autre être ? Un tel être, non-divin, constituerait en effet, pour l’Être infini, une limitation ; ce qui est contradictoire. Ne faut-il pas alors conclure, ou que la créature n’existe pas – ce qui est impossible – ou que son être est l’Être même de Dieu ? Quand cette conclusion théorique se transforme en prise de conscience effective, estime l’adepte du "libre Esprit", l’âme accède à la "gnose" libératrice de sa nature divine. Pour elle, Dieu est mort en tant qu’idole morale et conceptuelle : elle est vraiment délivrée et tout lui est permis.

La réponse qu’apporte la Theologia teutsch à ce défi radical nous paraît d’une grande profondeur et doit être écoutée attentivement. [...]

Si l’on identifie la créature au Créateur (en quoi consiste le panthéisme), ne risque-t-on pas de tomber dans l’athéisme pur et simple ? Et, si l’on nie la réalité de l’infini divin, qu’en est-il alors de la liberté de l’Esprit ? Seule subsiste la finitude du créé, de la nature et de ses lois, et la prétendue libération de toute règle se réduit à un asservissement indéfini aux déterminismes des instincts les plus aveugles. Il s’agit donc de montrer que la solution du Libre Esprit est une illusion, qu’elle conduit à la servitude, non à la liberté, mais sans renoncer à la vérité de l’Esprit, à son exigence d’unité et d’intériorité, qui nous conduit à dépasser l’interprétation exotérique de la dualité du créé et de l’Incréé. Maintenir cette dualité telle quelle, en effet, n’a que les apparences d’une fidélité à l’orthodoxie de la foi. Par cette dualité même, la transcendance de Dieu est sans doute sauvegardée, mais l’indépendance et la suffisance de la créature sont en même temps posées, comme si la créature pouvait exister en dehors de Dieu et se passer ontologiquement de Lui. Il faut donc dépasser la dualité, mais sans l’abolir, de telle sorte qu’au contraire elle soit fondée et confirmée. La créature est à la fois en Dieu et hors de Dieu. Il convient cependant d’observer que la Theologia germanica se préoccupe plus d’enseigner une voie spirituelle qui permette de réaliser cette non-dualité, que d’en exposer théoriquement la doctrine métaphysique.

Auteur: Borella Jean

Info: Dans "Lumières de la théologie mystique", éditions L'Harmattan, Paris, 2015, pages 169-170

[ problème ] [ ésotérisme ]

 
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déification

[…] Evagre le répète inlassablement, seul l’intellect, et l’intellect parfaitement dépouillé, est capable de voir la Trinité. Mais encore est-il préférable de dire qu’un tel intellect est "voyant de la Sainte-Trinité", c’est-à-dire que cette vision est son essence même. Devenant ce qu’il connaît, l’intellect, par la contemplation seconde, est rendu "isangélique", égal aux anges. A ce degré en effet, l’homme n’est plus vraiment un homme : "les mondes changent et les noms sont abolis" [Traité de l’oraison]. Mais le dépouillement total est au-delà même de toute forme intelligible. Il s’agit alors de l’intellect informel. […] "L’intellect, entré dans le service des Commandements de Dieu – praxis – évolue dans la pensée des objets de ce monde ; entré dans la gnose (inférieure), il évolue dans la contemplation ; mais entré dans l’oraison, il pénètre dans la lumière sans forme qui est le lieu de Dieu". Dès cette entrée, l’intellect devient dieu par grâce. Et ainsi la contemplation de la Trinité coïncide avec la vision de son propre état "lorsque l’intellect est jugé digne de la contemplation de la Sainte-Trinité, alors, par grâce, il est lui aussi appelé dieu, étant parachevé dans la ressemblance de son Créateur". C’est pourquoi "c’est de Dieu même qu’il loue Dieu". Celui-là "possède dans la contemplation de lui-même le monde spirituel".

L’intellect est donc élevé à une dignité infinie, dignité qu’il possède en vertu même de sa nature intellectuelle. Un théologien occidental sera tenté de voir dans ces affirmations la confusion de la nature et de la grâce […]. Pourtant, il n’y a aucune confusion entre les deux ordres, car la pure nature de l’intellect est un don de Dieu. Il y a seulement une fusion totale dans une transformation éternelle. L’intellect, disons-nous, s’identifie à sa nature surnaturelle, son prototype in divinis. […] Nous touchons ici l’un des mystères les plus hauts de la science spirituelle. Dieu ne peut être vu que par lui-même, et donc, si l’intellect voit Dieu, ce ne peut être que Dieu lui-même, se voyant dans sa propre lumière. L’intellect est, dans cette vision, transformé en Dieu lui-même et c’est donc aussi dans sa propre lumière qu’il voit Dieu. […] ni distinction dualiste, ni identification moniste. Le mystère est plus profond, il est même d’une profondeur infinie. Ecoutons cette admirable histoire rapportée par Evagre : "Au sujet de cette Sainte Lumière (de l’oraison), le serviteur de Dieu Ammonios et moi nous avons demandé à saint Jean de Thébaïde si c’est la nature de l’intelligence qui est lumineuse et si c’est d’elle que vient la lumière, ou bien si quelque chose d’extérieur l’illumine. Il nous répondit : Aucun homme n’est capable de décider cette question ; mais en tout cas, sans la grâce de Dieu, l’intelligence ne saurait être illuminée dans l’oraison et délivrée des ennemis nombreux et acharnés à sa perte".

Auteur: Borella Jean

Info: Amour et vérité, L’Harmattan, 2011, Paris, pages 349-350

[ christianisme ] [ triade ] [ tiers exclu ]

 

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célébrité

Cette séduction a la blancheur spectrale des étoiles, comme elles furent si bien nommées. Tour à tour les masses n'ont été  "séduites", à l'ère moderne, que par deux grands événements : la lumière blanche des stars, et la lumière noire du terrorisme. Ces deux phénomènes ont bien des choses en commun. Comme les étoiles, les stars ou les actes terroristes "clignotent" : ils n'éclairent pas, ils ne rayonnent pas d'une lumière blanche et continue, mais froide et intermittente, ils déçoivent en même temps qu'ils exaltent, ils fascinent par la soudaineté de leur apparition et l'imminence de leur disparition. Ils s'éclipsent aux-mêmes, dans une perpétuelle surenchère.

Les grandes séductrices ou les grandes stars ne brillent jamais par leur talent ou par leur intlligence, elles brillent par leur nullité, et leur froideur, qui est celle du maquillage et du hiératisme rituel (le rituel est cool, selon MacLuhan). Elles métaphorisent l'immense processus glaciaire qui s'est emparé de notre univers de sens pris dans les réseaux clignotants de signes et d'images- mais en même temps à un moment donné de cette histoire et dans une conjoncture qui ne se reproduira plus, elles le transfigurent en effet de séduction. 

Le cinéma n'a jamais resplendi que par cette séduction pure, par cette pure vibration du non-sens- vibration chaude d'autant plus belle qu'elle veneit du froid.

Artifice et non-sens : tel est le visage ésotérique de l'idole, son masque initiatique. Séduction d'un visage expurgé de toute expression, sinon celle d'un sourire rituel et d'une beauté non moins conventionnelle. Visage blanc, de la blancheur des signes voués à leur apparence ritualisée, et non plus soumis à quelques loi profonde de signification. La stérilité des idoles est bien connue : elles ne se reproduisent pas, elles ressuscitent à chaque fois de leurs cendres, comme le phénix, ou de leur miroir, comme la femme séductrice.

Ces grandes effigies séductrices sont nos masques à nous, ce sont nos statuts de l'île de pâques. Mais ne nous y trompons pas ; s'il y a eu historiquement les foules chaudes de l'adoration, de la passion religieuse, du sacrifice et de l'insurrection, il y a maintenant les masses froides de la séduction et de la fascination. Leur effigie est cinématographique, et elle est celle d'un autre sacrifice.

La mort des stars n'est que la sanction de leur idôlatrie rituelle. Il faut qu'elles meurent, il faut qu'elles soient déjà mortes. Il le faut pour être parfaite et superficielle, dans le maquillage aussi. Mais ceci ne doit pas nous incliner à une abrécation négative. Car il y a là derrière la seule immortalité qui soit, et qui est celle de l'artifice, l'idée, incarnée par les stars, que la mort elle-même brille par son absence, qu'elle peut se résoudre dans une apparence brillante et superficielle, qu'elle est une surface séduisante.

Auteur: Baudrillard Jean

Info: de la séduction (1988, 246 p., folio essais) p.132, 133, 134.

[ vedette ] [ fausse gloire ] [ manipulation ] [ néant ] [ populace ]

 

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illusion caritative

[…] ce qui inspire l’agapè, ce n’est pas la nature humaine comme telle, mais le fait que cette nature soit subjectivée dans une conscience. Au fond, l’agapè naturelle ne se distingue guère de ce qu’on appelle l’altruisme. Autrui est saisi d’emblée comme une personne, comme un autre je, non d’abord comme un autre homme. C’est dire qu’il est saisi d’emblée comme un appel à ne pas être égoïste. Ce qui émeut (et meut) l’action humaine, ce n’est pas d’abord que le malheur et l’injustice atteignent la nature humaine, mais que ce malheur et cette injustice soient soufferts par une conscience, et que par là cette souffrance m’échappe et m’appelle à la soulager, sinon à la partager. L’action altruiste se fera peut-être au nom de la solidarité humaine, mais cette justification a posteriori ne serait pas suffisante pour mettre en branle si elle n’était précédée de la vive représentation du caractère personnel de la souffrance. Il en résulté, puisque c’est là le principe "naturel" inspirateur de l’agapè, que la relation qu’il détermine tend à abolir la dualité des consciences, autrement dit que la personne voudrait se transformer en relation. Or, sur le plan naturel, cette transformation est impossible ; une telle relation, qui soit aussi une personne, n’existe pas. C’est pourquoi l’énergie de l’agapè cherche à la créer. Elle n’en est pourtant que la révélatrice ; et encore, avec cette restriction que, sur le plan naturel, elle ne peut révéler qu’une exigence et non pas la relation elle-même. Toutefois, si l’on néglige cette restriction, on voit que, structurellement parlant, l’agapè est comme la synthèse de l’eros et de la philia. Dans l’eros, l’énergie révèle la personne. Dans la philia, la personne révèle la relation. L’agapè combine la fonction révélatrice de de l’énergie de l’eros, avec l’objet révélé de la philia : en elle, l’énergie révèle la relation. Sans doute, sur le plan naturel, une telle fonction se heurterait à une quasi impossibilité. L’élan de la charité profane conduit bien à découvrir une relation qui, selon les exigences inspiratrices de cet élan, devrait unir les personnes entre elles. Mais comme nous l’avons dit, une telle relation, à ce niveau, n’existe pas. Il y faut l’intervention de la grâce du Christ. Dès lors, elle tombe au niveau de la philia, et redevient relation fondée dans l’unicité de la nature humaine : l’altruisme est en vérité une philanthropie. Ainsi, l’agapè naturelle est plutôt un compromis ou un mélange d’eros et de philia qu’une véritable synthèse. En elle, on prétend aimer d’amour la nature humaine alors que pourtant, un tel élan d’amour ne peut s’adresser qu’à la personne et non à la nature. Cette situation particulière explique la force attractive de la charité profane, la puissance émotive quasi érotique des déclarations qui lui sont consacrées et la pseudo-mystique de cette religion de l’humanité dont le type achevé nous est donné par Auguste Comte.

Auteur: Borella Jean

Info: Amour et vérité, L’Harmattan, 2011, Paris, pages 265-266

[ naturel-surnaturel ] [ christianisme ] [ triade ]

 

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présocratiques

Mais il faut en venir à l’événement qui se produisit au cours du Ve siècle av. J.-C. et qui interrompit progressivement la tradition gnomique. Culturellement, cet événement est constitué, nous l’avons vu, par l’apparition des sophistes. On peut sans doute hésiter sur la nature historique de ce phénomène, sur le nombre et la fonction exacte de ces hommes qui, tels Protagoras ou Gorgias, parcouraient la Grèce et faisaient métier de la parole. Sur la signification métaphysique, on ne saurait, croyons-nous, hésiter : il s’agit essentiellement d’une "subversion" de la parole, c’est-à-dire du logos (indissociablement raison et discours) qui, de moyen, devient fin en soi et s’enivre d’une puissance indéfinie. Que tel soit bien le lieu où s’inscrit la rupture sophistique, la guerre que lui livre Socrate dans les dialogues platoniciens le prouve ; les corrupteurs du verbe doivent être vaincus avec leurs propres armes, celles d’une "conversion" du logos. C’est aussi le fait irrécusable que la parole, qui était prophétie de l’Être, devient source de profit : parole à vendre au plus offrant. Ainsi les mots sont-ils déliés du lien qui les unissait aux choses : leur amarre ontologique est rompue, ils peuvent flotter "librement" sur la mer des passions humaines et des convoitises : la parole n’a plus de poids*.



[*Il n’est pas interdit de supposer que l’apparition de la sophistique est liée à la découverte de l’écriture alphabétique par les Grecs, ce qui permettrait peut-être de rendre compte de l’attitude paradoxale de Platon à l’égard de l’écriture, à laquelle il a consacré en partie sa vie de grand écrivain, tout en soulignant ses dangers et son infériorité relativement à la tradition orale. Dans un livre décisif, Aux origines de la civilisation écrite, […] Eric A. Havelock a démontré clairement que l’écriture alphabétique a été inventée par les Grecs et non par les Phéniciens. Seuls les Grecs sont parvenus, vers 700 av. J.-C., à élaborer un système simple de signes (moins d’une trentaine) permettant de noter tous les points d’articulation (phonèmes) d’un langage quelconque, ce qui exige une analyse phonématique d’une extrême précision. Toutes les écritures alphabétiques du monde en dérivent. Cette découverte modifia progressivement le rapport de l’homme au langage. Chronologiquement, les textes antérieurs à la deuxième moitié du VIIIe siècle (750-700 av. J.-C.) ont été composés et transmis oralement et portent la marque du style oral (Homère et Hésiode) : rythmo-mélodisme, images frappantes, formules sententiaires, etc. Ce régime "poétique" persiste aux VI et Ve siècles, chez Xénophane, Héraclite, Parménide, même si leurs textes sont composés par écrit […]. Mais l’écriture détache peu à peu le discours de la parole vivante et lui confère une existence propre et autonome en même temps qu’elle objective et accentue la linéarité du langage : écrire, c’est écrire des lignes. On a là les deux traits caractéristiques du langage sophistique : son indépendance auto-constituante et son indéfinité linéaire (ou horizontale).

Auteur: Borella Jean

Info: Penser l'analogie, L'Harmattan, Paris, 2012, pages 146-147

[ solidification ] [ philosophie ] [ oral-écrit ]

 

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idiot utile du système

Pratiquement cela signifie que dans les sociétés modernes, toute action n’est qu’une réaction, tout moment historique n’est qu’un effort pour lutter contre les excès – et les manques – du moment précédent. Il y a là une régulation cybernétique par excès et défaut qui dépasse de beaucoup les démarches conscientes et volontaires des individus.

C’est bien l’exemple qu’offre le socialisme qui, à tout prendre, n’est qu’un anticapitalisme, ou un contre-capitalisme, mais qui ne parvient guère à se définir positivement et en dehors de la référence au capital [...].

Autrement dit, on peut craindre que le socialisme, quel qu’il soit, ne vise rien d’autre qu’à remédier aux imperfections du système capitaliste, et qu’il ne soit rien d’autre qu’un capitalisme mieux organisé – par exemple sans capitaliste : au capitalisme industriel succèdera le socialisme industriel. Le révolutionnaire est ainsi prisonnier de sa propre révolution. Le résultat de ses efforts le trahit toujours : ce n’est pas ce qu’il croyait faire, mais c’est ce qu’il faisait effectivement. [...] On sait bien confusément dans cette "société bloquée" qu’il faudrait inventer une société différente. Mais on ne saurait y parvenir précisément parce qu’on en a primitivement éliminé la condition principale : en effet seul le transcendant, seuls des principes supérieurs à l’homme et au monde peuvent être, par eux-mêmes, la source et le modèle de cette "société autre".

La puissance majeure du capitalisme, c’est son efficacité industrielle – technique et économique. Son défaut majeur, c’est son anarchie qui découle du caractère libéraliste de l’entreprise. Le socialisme n’est d’abord et nécessairement qu’une utopie, une idéologie, un mouvement politique, un combat. En ce sens il se perçoit comme nouveau. Mais dans la mesure où, perdant son caractère utopique, il devient une réalité politique et sociale, la production anarchique, sous sa direction, fait place à une production organisée, puisque tous les défauts, toutes les "contradictions" à partir desquels s’est éveillée la conscience socialiste et qui prédéterminent la nature de sa visée sont imputables au désordre de l’appropriation individuelle des moyens de production. Lui substituer une appropriation collective, ou sociale, c’est donc organiser et planifier la production puisque la société, dans sa structure essentielle, est organisation. Le socialisme, c’est donc bien la doctrine de la société comme telle, considérée indépendamment de toutes les finalités qui la dépassent. Et c’est ce qu’a fort bien compris en son temps le communisme soviétique et chinois – qui est un régime policier, car le pouvoir policier, c’est l’essence même de l’ordre social – formellement envisagé. [...]

Voilà quel est le socialisme vers lequel nous allons ou plutôt dans lequel nous sommes déjà entrés. [...] L’interconnexion des techniques et des économies, l’interdépendance des décisions et, couronnant le tout, l’usage "colonisateur" de l’informatique, dans la gestion ou plutôt dans le fonctionnement des structures, accroissant la densité sociale des réseaux culturels. L’anticapitalisme "généreux " n’est que l’alibi "idéologique" de cette transformation qui s’accomplit sous nos yeux.

Auteur: Borella Jean

Info: "Situation du catholicisme aujourd'hui", éditions L'Harmattan, Paris, 2023, pages 32 à 34

[ critique ]

 

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vitalité

Je me souviens de ce soir-là.

Je suis monté dans ma chambre. J’ai ouvert la fenêtre, en grand, j’avais envie de vivre à bloc. La nuit s’amenait tout doucement, sans secousse. Ça allait bientôt être l’heure de dormir et je n’avais pas envie de dormir.

Je regardais la cour et puis les étoiles. 

[…] Allons ! que je me suis dit. C’est le printemps. Il faut que j’aille faire un petit tour, ça se passera… Je ne la reconnaissais pas, ma chambre, elle me dégoûtait, elle puait.

Je suis redescendu à pied jusque sur les boulevards.

Ça sentait le printemps frais, partout, une bonne odeur de vie, même le cambouis, même les pissotières, ça avait une odeur nouvelle, comme des soirs très lointains perdus dans la fraîcheur des souvenirs.

J’étais content ; et puis il y avait aussi un tas de trucs qui revenaient à la surface, c’était complexe et bien mélancolique.

Il y avait beaucoup de monde sur les boulevards. Tout ça se promenait comme moi. Il y avait aussi beaucoup de femmes et des belles, mais je me sentais vraiment trop miteux, je n’osais rien leur dire. J’admirais en silence, froid comme un pur amateur, je les détaillais une à une, et morceau par morceau. […]

Printemps, tout était bon, rien n’était pour moi !

On a comme ça des fringales. On boufferait n’importe quoi, mais on ne peut rien acheter. Je connaissais ça un peu moins que vaguement. J’y étais même plutôt habitué et pour suivre le conseil d’un robuste penseur, pour ne pas sombrer dans la neurasthénie, j’épongeais la vie au fur et à mesure qu’elle s’écoulait, seconde par seconde.

Mais ce soir-là, elle demandait à s’évader, la vie. Elle sortait à flots, comme le sang d’une artère rompue, je n’avais plus assez d’éponge, ça me dépassait, j’étais tout près de recommencer l’aventure à tout le monde, avec des projets et des souvenirs, ces deux pôles, et des instants qu’on décolle avec peine d’un côté pour les recoller de l’autre.

Toutes mes sales idées de quand j’étais jeune, ça me revenait d’un coup. Tout mon enthousiasme, toutes mes folies, mon ambition et mes aspirations épatantes et incontrôlées…

Pourtant, je me raisonnais, je n’étais plus jeune, c’était loin tout ça, maintenant j’allais sur ma vingt-sixième année, il y avait beau temps que j’étais un apprenti vieillard. Je ne demandais pas à vivre, j’avais déjà vécu, j’étais déjà usé par la misère. Ça me plaisait maintenant ma vie de tous les jours, soutenue par l’allocation. Il n’y avait rien de mieux. Je me couchais tôt, je me levais tard, je n’avais pas à m’esquinter du tout, je croquais à peine, je vivais comme à regret, à tout petits coups. C’est tout ce que j’avais trouvé comme défense et ça n’était pas si mauvais. 

Auteur: Amila Jean Meckert

Info: Les coups, éditions Gallimard, 1942, pages 12 à 14

[ sans but ] [ marginal ] [ excès ]

 

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portrait

Céline craignait les visiteurs, il vivait comme un petit rentier, derrière une vitre, dans un fauteuil, assis sur des couvertures, les pieds emmitouflés et enfoncés dans des pantoufles énormes. Il écrivait tous les jours, jusqu'à 4 heures de l'après-midi. En arrivant, on demandait si le docteur était là. Il réagissait mieux quand on l'appelait docteur. Ce qui frappait, c'était son regard. Il avait cet oeil que la photo rend mal, un oeil bleu, malin, blasé, à la paupière floue, avec des éclairs, de l'amertume, de la ruse.

Quand il se sentait observé, il lui arrivait, pendant de longs moments, de parler comme un livre. Il y avait aussi des creux, durant lesquels il continuait à émettre de façon fragmentée. Si on ne l'interrompait pas ou si on ne le relançait pas par une question, il allait seul, oubliant le micro, dressant ses grands bras pour remplacer un mot ou une phrase, pour occuper le silence, puis il les laissait retomber sur ses genoux.

En allant l'interroger, je cherchais des influences de style dans ses lectures, des modèles. La Fontaine, principalement ; Mme de Sévigné aussi : les épistoliers sont à mi-chemin entre l'oral et l'écrit. Bien sûr qu'il avait à dire sur la Sévigné ! Les deux mains s'élèvent comme deux crabes à l'envers :

"Dans la Sévigné, on sent comme un tremblement de velours..."

Les autres stylistes y passent à leur tour. Stendhal ? Un pisse-froid Proust ? Il n'avait pas beaucoup de style, il était malade. Saint-Simon ? De premier ordre, mais emmerdant à cause de ses nobles ; il y a trop de nobles, c'est la barbe.

Mais c'était lui que je cherchais. À l'audition de la bande, sans les gestes, sans rien d'autre que ce qui est enregistré, l'évocation est encore vive et drôle, mais partielle. La langue orale, par son intonation, son accentuation, son rythme, conserve encore suffisamment de traits non équivoques. Mais le texte transcrit de ce que Céline disait est illisible. Il fallait être Céline pour transcoder son propre discours.

D'abord, il y a les silences. Ce sont des tunnels, et c'est de là, je crois, qu'il faut partir. Entre les moments où Céline cesse d'émettre des sons articulés et ceux où il reprend, la signification continue. Un exemple ? À propos de Villon, il dit : "Il ramène tout d'un coup, n'est-ce pas, des mélancolies qui viennent de loin... Qui sont bien au-dessus, au fond de la nature humaine, qui n'a pas cette qualité, n'est-ce pas..." Je note par des points de suspension ce qui me semble être un silence de dérive, là où Céline change de route. Et je note par une virgule ce qui me semble être un silence de reprise, là où, tandis que le silence se déroule. Céline continue dans la même direction. Dans un cas comme dans l'autre, le silence est un trait de la syntaxe célinienne : la signification continue dessous.

Auteur: Guénot Jean

Info: De la parole à l'écriture, article dans le journal Le Monde du 15 février 1969

[ écrivains français ]

 

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biopouvoir

On juge ainsi des progrès d’une civilisation à son seul respect de la vie comme valeur absolue. [...] On accuse la société, lorsqu’elle tue en pleine préméditation, de vengeance barbare, digne du Moyen Âge. C’est lui faire beaucoup d’honneur. Car la vengeance est encore une réciprocité mortelle. Elle n’est ni "primitive" ni "pur mouvement de nature", rien n’est plus faux. Elle est une forme très élaborée d’obligation et de réciprocité, une forme symbolique. Rien à voir avec notre mort abstraite, sous-produit d’une instance morale et bureaucratique à la fois (notre peine capitale, nos camps de concentration) – mort comptable, mort statistique, qui, elle, a tout à voir avec le système de l’économie politique. Elle en a la même abstraction, qui n’est jamais celle de la vengeance ou du meurtre, ou du spectacle sacrificiel. Judiciaire, concentrationnaire, ethnocidaire : telle est la mort que nous avons produite, celle que notre culture a mise au point. Aujourd’hui, tout a changé, et rien n’a changé : sous le signe des valeurs de vie et de tolérance, c’est le même système d’extermination, mais en douceur, qui régit la vie quotidienne – et celui-là n’a même plus besoin de la mort pour réaliser ses objectifs.

Car le même objectif qui s’inscrit dans le monopole de la violence institutionnelle et de la mort se réalise aussi bien dans la survie forcée, dans le forcing de la vie pour la vie (reins artificiels, réanimation intensive des enfants mal formés, agonies prolongées à tout prix, greffes d’organes, etc.). [...] Cette "thérapeutique héroïque" se caractérise par des coûts croissants et des "avantages décroissants" : on fabrique des survivants improductifs. Si la Sécurité sociale peut encore s’analyser comme "réparatrice de force de travail au profit du capital", cet argument est ici sans valeur. Si bien que le système se retrouve ici devant la même contradiction que pour la peine de mort : il surenchérit sur la préservation de la vie comme valeur parce que ce système de valeurs est essentiel à l’équilibre stratégique de l’ensemble – mais cette surenchère déséquilibre économiquement l’ensemble. Que faire ? Un choix économique s’impose, où on voit se profiler l’euthanasie comme doctrine et pratique semi-officielle. [...] L’euthanasie est déjà là partout, et l’ambiguïté d’en faire une revendication humaniste (même chose pour la "liberté" de l’avortement) est éclatante : elle s’inscrit dans la logique à moyen ou long terme du système. tout ceci va dans le sens d’un élargissement du contrôle social. Car, derrière toute les contradictions apparentes, l’objectif est sûr : assurer le contrôle sur toute l’étendue de la vie et de la mort. [...] et l’interdiction de mourir est la forme caricaturale, mais logique, du progrès de la tolérance – l’essentiel est que la décision leur échappe, et que jamais ils ne soient libres de leur vie et de leur mort, mais qu’ils meurent et vivent sous visa social. C’est même encore trop qu’ils restent livrés au hasard biologique de la mort, car c’est encore une espèce de liberté.

Auteur: Baudrillard Jean

Info: Dans "L'échange symbolique et la mort", éditions Gallimard, 1976, pages 283 à 285

[ gestion rationalisée ] [ humanisme prétexte ] [ santé ] [ acharnement thérapeutique ]

 

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Ajouté à la BD par Coli Masson

concevabilité

La possibilité étant donc définie comme ce qui peut être, on constate qu’elle doit être envisagée de deux façons différentes, selon qu’on a plutôt égard au pouvoir de réalisation (le couteau peut couper, Dieu peut tout) : c’est la possibilité relative à la capacité d’un sujet ; ou selon qu’on a plutôt égard à ce qui rend non-impossible ce pouvoir de réalisation (c’est en quelque sorte la possibilité de la possibilité) : c’est la possibilité absolue, dite aussi intrinsèque, ainsi nommée parce qu’elle consiste dans la compatibilité (la non-contradiction) des éléments constitutifs de la nature du sujet. […] La possibilité absolue, c’est donc, en dernière analyse, la possibilité de l’essence. […]

Ces deux sortes de possibilités, si on en radicalise la notion, vont évidemment en des sens opposés : la première vers la pure puissance indéterminée, la seconde vers l’ordre et la détermination. On peut d’ailleurs se demander ce qu’il reste de "possible" dans la possibilité intrinsèque ou absolue, puisque, identifiée simplement à l’essence de la chose considérée en elle-même, elle est conçue indépendamment de sa réalisation éventuelle. Cela exige réflexion.

Que disons-nous quand nous disons que, existant ou non, le cercle est possible ? Simplement que sa possibilité ne dépend pas de sa présence effective dans le monde des réalités cosmiques. Mais cette possibilité, c’est-à-dire cette essence, est bien en elle-même et dans l’ordre métaphysique, une réalité. C’est même une réalité éternelle et nécessaire. Au degré métaphysique, c’est-à-dire dans l’ordre divin, tout ce qui est possible est nécessairement réel : tout ce qui peut être est, sinon l’Être divin ne serait pas toute chose […]. […] les possibles absolus, ce sont les Idées divines ou essences de tout ce qui est créable, mais envisagées en elles-mêmes, en dehors de leur rapport à leur existenciation par l’acte créateur de Dieu. Chez Aristote, qui distingue cependant les possibles intrinsèques des autres possibles, mais qui ignore l’idée de création et rejette les Idées platoniciennes, la réponse est moins aisée. Il semble bien que le possible n’est tel, chez lui, que relativement à son éventuelle réalisation : tout ce qui est possible se réalise nécessairement, si l’on prend en compte une durée assez longue […]. Alors que chez saint Thomas, il y a une multitude (non quantitative) de possibles qui ne viendront jamais à l’existence, qu’il appelle les "non-étants" (non-entia) : ils n’ont pas été, ne sont pas et jamais ne seront, mais Dieu les connaît. […]

Avec les "non-étants", nous avons véritablement affaire à de purs possibles intrinsèques que "Dieu a décidé de ne jamais réaliser" mais qui, cependant, ne sont pas un pur néant puisqu’"ils existent de quelque manière dans la puissance de Dieu comme dans un principe actif ou bien dans sa bonté comme dans une cause finale" [De la vérité, question 2, article 8]. […] Au demeurant, l’importance de ces "non-étants" ou purs possibles ne saurait être sous-estimée, puisqu’il y va proprement de la transcendance divine : que le créable déborde incommensurablement le créé est une conséquence rigoureuse de l’infinité de l’Essence créatrice. Il ne s’agit donc nullement d’une curiosité théologique.

Auteur: Borella Jean

Info: Penser l'analogie, L'Harmattan, Paris, 2012, pages 99-102

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