On assiste à un monde qui meurt, mais c’est très bien, car il va laisser la place à une autre manière de vivre
La sixième limite planétaire est officiellement dépassée : il s’agit de l’eau douce. Pourtant, ce bien commun le plus précieux semble toujours considéré comme intarissable. Charlène Descollonges, lanceuse d’alerte engagée pour préserver l’eau et l’ensemble du vivant, nous invite à ralentir et faire alliance, afin d’envisager un futur désirable.
Charlène Descollonges est ingénieure hydrologue. Sa mission : changer le regard sur l'eau pour ne plus l'exploiter, mais l'intégrer dans un grand cycle. Après une carrière dans la fonction publique sur la gestion et la gouvernance de la ressource en eau, elle est aujourd'hui consultante indépendante et accompagne les entreprises et collectivités. Parallèlement, elle est la présidente et cofondatrice de l'association " Pour une hydrologie régénérative ", qui vise à améliorer la résilience des territoires face aux risques liés à l'eau. Elle est également auteure et conférencière. Son deuxième livre, Agir pour l'eau, est paru le 12 septembre. Publicité
Futura : L’humanité partage avec l’ensemble du vivant moins de 1 % d’eau douce disponible sur la planète. Comment l’eau est-elle répartie sur Terre ?
Charlène Descollonges : Le cycle de l'eau est constitué de stocks, reliés entre eux par des flux dynamiques. Le principal stock d'eau sur Terre se trouve dans les mers (97,5 %), l’eau douce ne représentant que 2,5 % de l'eau totale. Dans ces 2,5 %, les trois quarts sont emprisonnés dans les glaciers (inlandsis, banquises et glaciers continentaux), 22 % se trouvent dans des nappes très profondes, appelées aquifères et il reste 1 % de l'eau douce disponible à l'ensemble du vivant. Dans ces 1 %, 90 % sont dans des aquifères continentaux et le reste dans les eaux de surface. Finalement, seulement 0,001 % de l'eau présente sur la planète est accessible et donc effectivement utilisable par l'Homme.
Lors de tes interventions, tu dis souvent que le cycle de l’eau que l’on apprend à l’école est faux. Peux-tu nous expliquer pourquoi ?
C.D. : Notre représentation schématique du cycle de l'eau est fausse pour deux raisons. D'une part, elle ne représente pas l'impact de l'Homme, en raison du changement climatique et des pollutions sur le grand cycle de l'eau, alors qu'il n'y a quasiment plus aucun espace sur Terre où l'Homme n'est pas. Or, on ne peut pas résoudre un problème si on n'y intègre pas les sources qui y sont à l'origine - et ce n'est pas uniquement moi qui le dis, je me base sur une étude menée en 2019 par Abbott et al.
L'autre aspect qui n'est pas représenté, c'est le recyclage continental de l'eau verte, qui est à l'origine des pluies dans la plupart des pays du monde. En France, par exemple, on est sous l'influence des régimes océaniques pour 80 % des pluies continentales, mais le reste provient des sols, des arbres, de la végétation dont l'eau s'évapore dans l'atmosphère et est recyclée au sein même du continent, tant et si bien qu'on est source de pluie pour d'autres pays. En impactant les sols, les arbres et la végétation de la France métropolitaine, on impacte le régime des pluies de tout le continent européen, voire jusqu'en Asie. C'est ce que l'on appelle les bassins atmosphériques : on nous a appris les bassins hydrologiques de l’eau bleue, mais jamais les bassins atmosphériques de l'eau verte. Sur le schéma du grand cycle de l'eau, il faudrait donc y voir représenté l'impact anthropique sur l'eau bleue, l'eau verte et l'eau grise, ainsi que le recyclage continental de l'eau verte au niveau des bassins atmosphériques.
Le saviez-vous ?
L’eau est définie par trois couleurs : l’eau verte correspond à l’eau évapo-transpirée par le végétal, l’eau bleue se trouve dans les nappes, lacs et rivières, et l’eau grise désigne les diverses pollutions aquatiques.
Quelle est l’empreinte anthropique sur ce cycle, et quelles en sont les conséquences ?
C.D. : L'humanité utilise chaque année 24 000 milliards de mètres cubes d'eau, soit environ la moitié du flux d'eau douce qui va des continents vers l'océan. La principale empreinte est l'eau verte, liée à la déforestation, l'agriculture, l'artificialisation des sols... Pourquoi ? Parce que nous sommes dépendants de l'humidité des sols pour faire pousser des végétaux. Parfois, c'est pour notre alimentation directe, mais la plupart du temps, c'est pour alimenter le bétail : notre empreinte eau est donc dominée par l'agriculture destinée au bétail.
Plus généralement, l'empreinte eau est liée à nos modes de vie et on peut la calculer pour chaque produit qu'on utilise au quotidien, y compris l'énergie : objets, vêtements, électronique et numérique... En France, l'empreinte eau quotidienne moyenne est de 5 000 litres d'eau par jour et par personne, avec la méthode de calcul volumétrique. Mais il existe une autre méthode de calcul, plus récente et basée sur l'analyse du cycle de vie de produits, qui estime cette empreinte autour de 9 000 à 11 000 litres d'eau par jour et par personne. C'est inimaginable. En plus du terme " empreinte ", je parlerais même de dépendance. Un calculateur d'empreinte va bientôt sortir, de la même façon que l'empreinte carbone, par Nos gestes climat.
“On a tout fait pour accélérer le grand cycle de l’eau. Résultat, il y a de plus en plus de sécheresses, d’inondations et d’érosions”
Maintenant, parlons des conséquences de cette empreinte. D'abord, on est passé d'un cycle long à un cycle court, en pompant de l'eau souterraine qui y circule lentement, pour l'amener en surface, puis dans l'atmosphère, où son temps de résidence est moindre. On a ensuite largement détruit les zones humides, qui sont de véritables éponges naturelles, capables de ralentir l'eau. Et enfin, on a énormément artificialisé les sols, bitumé des routes, rectifié la trajectoire des cours d'eau, construit des digues... Bref, on a tout fait pour accélérer le grand cycle de l'eau. Résultat, il y a de plus en plus de sécheresses, d'inondations et d'érosions. Ces aléas vont s'intensifier, mais des solutions existent.
Tu présentes l’hydrologie régénérative comme faisant partie des " solutions fondées sur la nature ". Quel est son principe ?
C.D. : L’hydrologie régénérative est une vision territoriale, à l'échelle des bassins versants qui concentrent l'eau bleue. Son concept est de ralentir l'eau, la répartir, faire en sorte qu'elle s'infiltre le plus possible dans les sols pour y être stockée et densifier la végétation. Le triptyque est le suivant : eau-sols-arbres. Travailler sur le cheminement de l'eau va permettre de la faire ralentir pour la répartir. Nourrir les sols par des couverts végétaux et des amendements va permettre d'avoir plus de matière organique, et donc des sols plus poreux, capables d'infiltrer et de stocker l'eau. Et enfin les arbres, avec des techniques d'agroforesterie qui associent des arbres à des cultures, toujours dans cette volonté de ralentir l'eau et de densifier la végétation. On essaie d'avoir une vision cohérente à l'échelle du bassin versant : on a commencé par le domaine agricole, mais il y a également une application en ville, au niveau des rivières et des forêts.
Quels sont les leviers d’action que chacun peut mettre en place ?
C.D. : Je suis convaincue que la mise en action individuelle est un préalable à la mise en action collective. Le premier niveau est de s'intéresser au petit cycle de l'eau, chez soi. D'où vient l'eau potable ? Comment repart-elle ? Comment est-elle traitée ? Est-elle bien traitée ? Qu'en est-il des cosmétiques, médicaments, résidus de produits ménagers ? On peut aussi avoir un jardin, y creuser une mare...
“La mise en action individuelle est un préalable à la mise en action collective”
Le deuxième niveau est de réduire l'empreinte eau dans son quotidien. Et s'il y a bien un écogeste qui devance tous les autres, c'est l'alimentation : réduire sa consommation de viande, s'approvisionner localement, privilégier la filière biologique... D'une manière générale, nous devons ralentir nos vies : l'hypermobilité conduit à l'artificialisation des sols car l'aménagement du territoire a un impact énorme sur le grand cycle de l'eau, sans parler de l'énergie, du numérique... Et le troisième niveau est de s'engager, cela passe par la formation et l'information. Engagez-vous dans un modèle régénératif où vous allez engendrer des impacts positifs sur les écosystèmes.
Je suis pessimiste quant à la trajectoire climatique que l'on prend, et donc aux effets sur le grand cycle de l'eau que l'on va ressentir. En revanche, je suis optimiste sur notre capacité d'adaptation et de résilience. C'est malheureux, mais l'Histoire nous a montré que c'est en vivant des grands chocs que l'on prend conscience de certaines choses.
Un dernier mot ?
C.D. : Une petite note pour les jeunes générations, celles qui se demandent " à quoi bon ? ". Je veux leur envoyer un message d'espérance, encore plus que d'espoir : on assiste à un monde qui meurt, mais c'est très bien, car il va laisser la place à un autre monde, une autre manière de vivre. On tend vers un futur désirable encouragé par des dynamiques collectives. L'espoir n'est pas perdu !