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pamphlet

Coucou ! C’est moi, me revoilà. Vous ne me reconnaissez pas ? Pourtant, vous m’avez chaque année dans votre cheminée.

C’est moi, oui, Big Father, avec ma grande barbe hydrophile, mon traîneau à clochettes et des cadeaux dégueulasses plein ma hotte, emballés dans du splendide papier clignotant.

Vous ne m’avez pas vu venir, une fois de plus ? C’est normal. Personne ne sait jamais comment je débarque. Chaque année, je trompe mon monde. On ne m’entend pas arriver, et puis un matin, c’est fait, ça y est, tout est joué. La torture des fééries recommence.

Une fois encore, j’ai réussi à suspendre, pendant la nuit, mes guirlandes grotesques en travers des rues, comme autant d’insultes anonymes. Une fois encore, mes boules multicolores et mes illuminations pernicieuses sont apparues aux vitrines. Sans que personne me voie. Sans que personne me voie jamais. Une fois encore, ma grande terreur s’installe. Les semaines vont se dérouler comme des veilles funèbres. Les gens vont courir partout, épouvantés, le long des façades, avec leurs paquets obligatoires. Il est revenu, ça y est, il s’est réinstallé, celui qu’on redoutait. Celui dont on évitait même de prononcer le nom, de crainte de le voir surgir. C’est fait. La Bête est là. L’Eminence rose est de retour. La ville n’existe plus, ni la vie, ni rien. Tout est redevenu Noël.

Comme je m’amuse, à contempler la joie qu’ils affichent et à connaître le fond noir de leurs âmes angoissées ! Qu’ils me craignent, pourvu qu’ils me célèbrent ! En vérité, ma menace les rend malades bien avant décembre. Chaque année, on voudrait espérer que je ne vais pas revenir. Chaque année, on me sent approcher comme un mal inconnu, un cauchemar, une fièvre. Le Père Noël fait peur. L’année dernière, au restaurant, j’en ai entendu plusieurs, à voix basse, dès la fin d’octobre, qui parlaient de moi avec la trouille au ventre : "Qu’est-ce que tu fais pour les fêtes ? – Mais je ne sais pas. – Comment, tu ne sais pas ? – Non, pas encore. – Tu n’as rien prévu ? Mais tu es fou ! Il faut que tu t’en occupes ! Noël c’est demain ! Et la Saint-Sylvestre ! Tu ne te rends pas compte ! D’ici quinze jours, peut-être huit, il y aura des trucs partout ! Des guirlandes ! Des boules lumineuses !"

Oui, je flanque la panique ; mais il n’y a que depuis quelques années que je commence, chez certains, je le sais, à susciter de la haine.

Oh ! pas une haine bien dangereuse ! Rien de grave. Le monde est beaucoup trop définitivement ensucré, gnangnantifié et sans retour, colonisé par les bonnes intentions, la prudence et les mièvreries, pour que je me sente en péril. L’horreur du bonheur est peut-être une idée neuve en Europe mais elle ne risque pas de faire beaucoup d’émules. Je sais qu’il y en a, chaque année, qui rêvent de vomir tout le mal qu’ils pensent de ma fête du Cœur venimeuse, de cette apothéose ravageante de l’approbation du monde, de cette culmination de la résignation enfestée. Mais je suis bien tranquille. J’ai été si souvent honni pour de mauvaises raisons que les excellentes de maintenant ne risquent pas d’être saisies avant longtemps.

Tout semble avoir été dit contre moi. la critique est recuite. C’est mon plus beau triomphe, d’avoir fatigué jusqu’à ceux qui me détestent. Quel ennui les saisit, quel accablement, dès qu’ils envisagent de me vitupérer ! Quelle sensation effarante d’inutilité ! Ils savent déjà tout ce qu’on va leur balancer ! Les accusations de banalité, de trivialité, qu’ils vont endurer ! Rentrer dans le lard du Père Noël, cette vieille porte ouverte ? Composer le millième rappel de la transformation du rite païen du solstice d’hiver en fête chrétienne à son tour sécularisée par le business ? La cent millième attaque futile contre la Nativité détournée de sa pureté originelle, noyée sous les cadeaux paralysants, les téléphones qui parlent, le super-Nintendo parfumé à la framboise, les chocolats à quartz et toutes les autres saloperies en multiplication galopante ? Vous êtes tombé sur la tête ?

Le Père Noël est une ordure ? Comme vous y allez ! Regardez-vous un peu. C’est tous les jours Noël maintenant. Ma grande réussite, c’est qu’on croit que mon oppression ne dure que quelques semaines par an, alors que je suis le ressort des illuminations des douze mois de l’année. Noël, c’est Noël. Et pâques c’est aussi Noël. Et le 15 août. Et la Saint-Sylvestre. Et le bonheur de merde des vacances, cette paix des grands cimetières sous le soleil. Les mains à Nikons valent les tronches à boudins blancs. Les gueules de camping-cars valent les têtes de bûches au chocolat. Toutes les fiestas conduisent à moi. et toutes les rages, et toutes les ruées, et toutes les foires. Et toutes les roues de la Fortune. Et tous les Manèges de la télé. Et toute la quincaillerie clinquante de l’égalité par la joie, de la fraternité par l’extase niaise, de l’apothéose du Rien tonitruant qu’on étend par couches de plus en plus épaisses sur la violence toujours recommencée, mais de plus en plus niée, du genre humain.

Qui est plus philanthrope, plus humanitaire, plus tartuffien solidaire que moi ? Qui règne davantage sur les plateaux ? L’avenir m’appartient. C’est moi le Cavalier suprême de l’Apocalypse en rose. Je préfigure si parfaitement la société future, l’humanité de demain bien gâteuse, bien transparente et transfrontières, bavante de positivité dans ses centres-villes toilettés, avec ses Twingo fœtales aux chouettes banquettes sièges-bébés, ses cadeaux infantiles, sa classe dominante d’apparatchiks du loisir, de tour-opérateurs, de charlatans de l’urbanisme rigolo, de promoteurs guimauve de la babyphilie définitive, d’entrepreneurs meurtriers de gaieté publique, qu’il faudrait la subtilité géniale d’un Kojève au moins (ce drôle de type qui avait placé sa fortune en actions de la Vache qui rit et qui avait des ennuis avec ses femmes parce qu’il refusait farouchement de leur faire des enfants) pour comprendre ce que je fabrique vraiment ; Kojève qui avait découvert, et dès 1943, qu’avec la fin de l’Histoire allait disparaître l’inégalité juridique entre l’enfant et l’adulte. "Ne pouvant pas supprimer le contrôle de l’action enfantine, on introduira donc un contrôle de l’action adulte", prévoyait-il. Mais c’est ça, Noël ! C’est exactement moi ! Mais ce qu’il n’avait pas deviné, Kojève, c’est que ça se ferait en pleine foire, en plein rideau de fumée de carnaval ! Joyeux Noël ! Bonne santé ! C’est maintenant que mon règne de corso fleuri peut démarrer.

Auteur: Muray Philippe

Info: Dans "Exorcismes spirituels I - Rejet de greffe", pages 398 à 400

[ convention sociale ] [ bonheur obligatoire ] [ consumérisme ]

 

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Ajouté à la BD par Coli Masson

extraterrestres

Comment pourrions-nous comprendre l'électricité si notre approche consistait à nous placer au sommet d'une colline en attendant d'être frappés par la foudre ?

Il me semble que nous avons cette même attitude vis-à-vis des Ovnis. Nous avons très peu d'éléments pour évaluer ce que représente vraiment ce phénomène.

Une première possibilité, qui me semble dépassée, serait qu'il s'agisse d'un phénomène naturel, comme des forces piézoélectriques ayant la capacité d'interagir avec le subtil dispositif électro-chimique du système nerveux humain, afin de créer une sorte d'hallucination, une transfiguration, ou un ravissement. Plus concrètement, ça se ramène à trois questions : Est-ce que nous y sommes pour quelque chose ? Sommes-nous visités, ou bien y a-t-il un autre occupant dans la maison dont nous ne serions pas conscients ? J'ai eu des expériences de contact, j'ai observé un Ovni de très près, il m'est arrivé de rencontrer des entités d'autres dimensions, mais ça ne m'a pas déterminé à adopter une position tranchée. Malgré l'attention extrême que je portais à cette observation, il ne me semble pas possible de conclure parce qu'il y a toujours des éléments qui contredisent les autres hypothèses.

Jacques Vallée n'est pas revenu là-dessus tout à l'heure mais je me souviens que dans son ouvrage, le "Collège invisible", il avait insisté sur l'absurdité qui fait partie des expériences de contact, où le récit du contacté contient le plus souvent des détails qui nous sembleront parfaitement ridicules. C'est comme si des éléments d'invalidation devaient toujours être incorporés dans les récits les plus sincères afin d'entretenir le doute. De ce fait, le monde scientifique n'estime pas utile d'étudier plus avant le phénomène qui leur semble relever surtout de la pathologie

Je relisais récemment Carl Jung et son "Flying Saucers, A Modern Myth of Things Seen in the Skies" publié en 1954, et je pense que personne à ce jour n'a surpassé son approche.

[Extrait condensé : "Le problème de l'existence physique éventuelle des objets volants me parait tellement important que je crois de mon devoir de lancer un cri d'alarme, comme je le fis à l'époque où se préparaient des événements qui devaient frapper l'Europe au plus profond d'elle-même".]

Terence McKenna poursuit : "J'ai tendance à penser que nous ne pouvons correctement aborder le problème des Ovnis, ou d'autres domaines aussi subtils, à cause des restrictions de notre langage. Il serait vain de tenter de rallier un consensus sur le sujet. Nous sommes déjà incapables de nous accorder sur ce qui caractérise un soufflé réussi. Donc je pense que nous passons totalement à côté en tentant de proposer une explication définitive". 

Si le phénomène Ovni est une manifestation du superviseur de l'inconscient collectif, nous devrions alors nous demander pourquoi, et comment procède-t-il ?

Terence McKenna rend hommage à Jacques Vallée et à son "système de contrôle spirituel" :

A part Jung, le seul à mon avis qui ait correctement abordé la question est Jacques Vallée, quand il a écrit : "Il est moins utile de s'interroger sur la nature du phénomène que de s'intéresser aux effets qu'il produit; on voit alors clairement que les Ovnis laminent notre foi en la science. Ils sont un antidote au paradigme scientifique qui s'est développé depuis 400 ans et nous a conduit au bord de la catastrophe mondiale...."

Il pense qu'il existe dans la structure de la psyché humaine une sorte de super-ego, un contrôleur supérieur dans la conscience collective, qui est capable d'agir en suscitant des phénomènes qui tendent à rectifier des dérives pathologiques ou mortelles dans la conduite de nos sociétés. Les corrections nécessaires ne peuvent intervenir au niveau personnel ni institutionnel; c'est alors le niveau supérieur de la conscience collective de l'espèce, comme un dispositif de contrôle, qui fait obstacle aux idéologies destructrices qui se sont mises en place et produit des manifestations capables de les éradiquer.

Pour moi, l'objectif des manifestations Ovnis est de contrer les effets du rationalisme dominant qui entraîne actuellement autant de souffrances, en injectant des éléments capables de le déstabiliser.

Il existe une autre possibilité où le gouverneur supérieur n'aurait pas directement pour rôle de renverser le matérialisme ambiant : il se peut que nous partagions depuis toujours cette planète avec une autre espèce intelligente, qui nous avait longtemps laissés évoluer librement, jusqu'au point où nous commencions à représenter une nuisance. Dans ce cas, les conséquences sont les mêmes que sont les mêmes que celles évoquées précédemment.

Pour Terence McKenna, une divulgation de la vérité entraînerait un immense chaos dans nos sociétés :

"J'ai abordé cet aspect avec une des entités et elle m'a répondu : 'Nous avons préféré que vous pensiez à une invasion aliène, parce que les populations seraient paniquées si nous leur laissions découvrir ce qui se passe vraiment!' 

"Je dois aussi mentionner la possibilité que ces engins volants ne soient pas des vaisseaux mais des capsules temporelles. Dans ce cas nous serions probablement fascinés de contempler nos très lointains descendants, venus nous porter le message d'un évènement majeur."

Le passage suivant est extrait d'une conférence titrée "Alien love", qui situe le niveau de ses expériences personnelles : "Ces myriades d'êtres que je rencontrais dans ces séances se métamorphosaient en d'étranges machines, semblables à d'énormes sphères ciselées comme des joyaux, qui leur permettaient de créer des objets en les chantant."

Les aliens se trouvent en ce cas dans un endroit inattendu... le champ de la conscience, toujours aussi méconnu.

McKenna ajoute : "Je suis toujours stupéfait que nous nous posions la question depuis 45 ans, sans que personne n'ai encore émis ce genre de proposition : si nous pensons être visités par des formes de vie organiques et intelligentes venues d'une autre dimension ou d'une région de notre galaxie, nous devrions alors examiner très attentivement notre environnement pour y rechercher des traces de leur présence. Pourrait-on trouver des formes de vie, parmi les millions que nous connaissons, qui ne seraient pas originaires de cette planète ? Il serait possible de lancer une étude comparative de l'ADN. Certains d'entre vous savent déjà ce que j'en pense : les plantes et les champignons qui renferment des substances psychoactives ont les meilleures chances de figurer parmi les envahisseurs extraterrestres dans l'environnement de cette planète."

En résumé : "Sans le recours aux substances psychédéliques, je pense qu'on ne pourra pas aborder sérieusement la question des Ovnis; ce serait comme tenter de comprendre la nature de l'univers en se privant d'un bon télescope."


Auteur: McKenna Terence

Info: Sur les états amplifiés de conscience et le rôle des "forces spirituelles", présentation de Graham Hancock lors du symposium Angels, Aliens and Archetypes auquel participait aussi Jacques Vallée en 1987

[ science-fiction ] [ DMT ] [ spéculations ] [ astral ]

 

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léviathan

Le calamar géant qui a fait trembler les mers

Il a fallu plusieurs siècles aux savants pour donner crédit aux récits des marins attaqués par un terrifiant monstre marin. Le calamar géant devint un personnage littéraire à part entière au travers d’œuvres telles que Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo ou Vingt Mille Lieues sous les mers de Jules Verne.

Les chroniques et les sagas nordiques du Moyen-Âge décrivent un terrifiant monstre marin qui faisait la taille d’une île et se déplaçait dans les mers séparant la Norvège de l’Islande. Au XIIIe siècle, la saga islandaise Örvar-Oddr parle du "monstre le plus grand de la mer", capable d’avaler "des hommes, des bateaux et même des baleines". 

Cette intrigante apparition revient dans des textes ultérieurs, comme la chronique du Suédois Olaus Magnus, qui décrit au XVIe siècle de colossales créatures, capables de couler un bateau. Ce type de récits continue de circuler au XVIIIe siècle, époque à laquelle ce monstre commence à être connu sous le nom de kraken (littéralement “arbre déraciné”), un terme norvégien désignant une réalité pour le moins fantasque. Dans son Histoire naturelle de la Norvège (1752), Erik Ludvigsen Pontoppidan, évêque de Bergen, décrit en effet le kraken comme "une bête d’un mille et demi de long qui, si elle s’accroche au plus grand navire de guerre, le fait couler jusqu’au fond" et précise qu’il "vit dans les fonds marins, dont il ne remonte qu’une fois réchauffé par les feux de l’enfer".

Pourtant, ces descriptions ne sortaient pas totalement de l’imagination de leurs auteurs. Erik Ludvigsen Pontoppidan nota par exemple que "les décharges de l’animal troublaient l’eau" ; il pourrait donc s’agir d’un calamar géant. L’histoire du kraken est liée aux péripéties vécues dans des mers inconnues par des marins qui les relataient à leur retour. Si les marins nordiques s’étaient limités à l’Atlantique Nord, l’entrée dans la modernité a toutefois étendu le champ d’observation à l’ensemble du Pacifique.

Certains marins ont parlé d’un "diable rouge", un calamar qui attrapait et dévorait des naufragés ; d’autres ont évoqué des animaux marins insatiables, mesurant de 12 à 13 m de longueur. La succession de témoignages d’officiers de marine racontant avoir été confrontés à ces créatures déconcertait les scientifiques. Si le célèbre naturaliste suédois Carl von Linné, le père de la taxonomie moderne, inclut le kraken dans son Systema naturae (1735), la plupart des scientifiques n’étaient pas prêts à assumer l’existence du terrible monstre nordique. Le sort injuste que subit le Français Pierre Denys de Montfort illustre cette fermeture d’esprit. Dans son Histoire naturelle générale et particulière des mollusques, le naturaliste consigna en 1801 l’existence des animaux "[les plus grands] de la Nature quant à notre planète" : le "poulpe colossal"et le "poulpe kraken". Il se fondait sur des récits nordiques et des témoignages de marins contemporains, qu’il mit en relation avec un animal similaire cité par le naturaliste romain Pline l’Ancien. Il inclut dans son oeuvre une illustration représentant l’attaque d’un navire par un poulpe géant au large de l’Angola, qui devint l’image emblématique du kraken, mais suscita le rejet unanime de la communauté scientifique et le discrédita à vie.

Or, les témoignages sur l’existence de cet animal légendaire continuaient à se succéder. Le capitaine de baleinier Frank Bullen raconta ainsi qu’il avait sans l’ombre d’un doute assisté au combat d’un "énorme cachalot" avec un "gigantesque calamar". Selon sa description, les yeux de l’animal étaient situés à la base de ses tentacules, corroborant l’idée qu’il s’agissait plutôt d’un calamar (pieuvre et poulpe possédant des bras, mais pas de tentacules).

L’épisode qui marqua un tournant dans l’histoire des calamars géants se produisit en 1861, lorsque le navire français Alecton se trouva confronté à un céphalopode de 6 m de long au nord-est de Ténériffe, dans l’Atlantique. Son commandant, le capitaine de frégate Frédéric Bouyer, relata cette rencontre dans un rapport qu’il soumit à l’Académie des sciences : l’animal "semblait vouloir éviter le navire", mais le capitaine se disposa à le chasser en lui lançant des harpons et en lui tirant des coups de fusil. Il ordonna même de le "garrotter […] et de l’amener le long du bord", mais la créature finit par s’enfoncer dans les profondeurs. Frédéric Bouyer conserva ainsi un morceau du calamar, qu’il fit parvenir au prestigieux biologiste Pierre Flourens. 

Le calamar géant devint un personnage littéraire à part entière au travers d’œuvres telles que Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo ou Vingt Mille Lieues sous les mers de Jules Verne. Toujours avide de nouvelles découvertes scientifiques, Jules Verne décrivit dans son roman l’épisode de l’Alecton et toutes les références mythiques et historiques à l’animal ; il y inclut aussi l’attaque d’un calamar contre le Nautilus lui-même. Les scientifiques analysèrent pour leur part les témoignages de marins et les restes de calamars récupérés en mer ou échoués, et conclurent qu’il s’agissait d’une espèce particulière, qu’ils baptisèrent Architeuthis dux.

Le mystère continue de planer autour de cet animal. On ne sait presque rien de son cycle de vie ni de ses habitudes, ni même s’il s’agit d’une seule espèce de calamar. Seules une équipe de scientifiques japonais et une chaîne nord-américaine ont pu le filmer de manière brève respectivement en 2006 et 2012. On sait malgré tout que les mâles mesurent environ 10 m de long et les femelles 14. Son oeil, le plus grand du règne animal, peut mesurer jusqu’à 30 cm de diamètre. 

L’habitat de cet animal se situe dans des profondeurs extrêmes, surtout dans l’océan Pacifique, mais aussi dans l’Atlantique. Il trouve par exemple refuge dans le canyon d’Avilés, à 5 000 m de profondeur au large des Asturies. Habitués à en rencontrer lorsqu’ils partent en mer, les pêcheurs locaux n’ont guère accordé d’importance à la controverse autour de son existence. Cet animal leur est si familier qu’ils lui ont même donné un nom : le peludín ("petit velu") ; un musée, qui lui est consacré, a par ailleurs ouvert ses portes en 1997 à Luarca, sur la côte des Asturies. 

Qu’on l’appelle peludín ou Architeuthis dux, on sait désormais avec certitude que cet animal existe, même s’il n’est pas aussi sauvage que la créature sortie de l’imagination nordique et des bestiaires de la Renaissance. Il est désormais si réel que seuls notre abandon de l’exploration sous- marine et l’absence de progrès de la science entravent encore son étude et la connaissance que nous en avons. D’ici là, le mystère qui l’entoure continuera d’alimenter des légions de cryptozoologues résolus à ressusciter le kraken, mais aussi les créatures les plus romantiques de nos vieilles légendes marines.

Auteur: Armendariz Xabier

Info: sur https://www.nationalgeographic.fr/, 6 juillet 2021

[ mythologie ] [ homme-animal ]

 

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Ajouté à la BD par Le sous-projectionniste

cheptel humain

Malgré tout le bonheur que m’a procuré, à titre personnel, chaque voyage entrepris ces dernières années, une impression tenace s’est imprimée dans mon esprit : une horreur silencieuse devant la monotonie du monde. Les modes de vie finissent par se ressembler, à tous se conformer à un schéma culturel homogène. Les coutumes propres à chaque peuple disparaissent, les costumes s’uniformisent, les mœurs prennent un caractère de plus en plus international. Les pays semblent, pour ainsi dire, ne plus se distinguer les uns des autres, les hommes s’activent et vivent selon un modèle unique, tandis que les villes paraissent toutes identiques. Paris est aux trois quarts américanisée, Vienne est budapestisée : l’arôme délicat de ce que les cultures ont de singulier se volatilise de plus en plus, les couleurs s’estompent avec une rapidité sans précédent et, sous la couche de vernis craquelé, affleure le piston couleur acier de l’activité mécanique, la machine du monde moderne. Ce processus est en marche depuis fort longtemps déjà : avant la guerre, Rathenau avait annoncé de manière prophétique cette mécanisation de l’existence, la prépondérance de la technique, comme étant le phénomène le plus important de notre époque. Or, jamais cette déchéance dans l’uniformité des modes de vie n’a été aussi précipitée, aussi versatile, que ces dernières années. Soyons clairs ! C’est sans doute le phénomène le plus brûlant, le plus capital de notre temps.

[…]

Conséquences : la disparition de toute individualité, jusque dans l’apparence extérieure. Le fait que les gens portent tous les mêmes vêtements, que les femmes revêtent toutes la même robe et le même maquillage n’est pas sans danger : la monotonie doit nécessairement pénétrer à l’intérieur. Les visages finissent par tous se ressembler, parce que soumis aux mêmes désirs, de même que les corps, qui s’exercent aux mêmes pratiques sportives, et les esprits, qui partagent les mêmes centres d’intérêt. Inconsciemment, une âme unique se crée, une âme de masse, mue par le désir accru d’uniformité, qui célèbre la dégénérescence des nerfs en faveur des muscles et la mort de l’individu en faveur d’un type générique. La conversation, cet art de la parole, s’use dans la danse et s’y disperse, le théâtre se galvaude au profit du cinéma, les usages de la mode, marquée par la rapidité, le “succès saisonnier”, imprègnent la littérature. Déjà, comme en Angleterre, la littérature populaire disparaît devant le phénomène qui va s’amplifiant du “livre de la saison”, de même que la forme éclair du succès se propage à la radio, diffusée simultanément sur toutes les stations européennes avant de s’évaporer dans la seconde qui suit. Et comme tout est orienté vers le court terme, la consommation augmente : ainsi, l’éducation, qui se poursuivait de manière patiente et rationnelle, et prédominait tout au long d’une vie, devient un phénomène très rare à notre époque, comme tout ce qui s’acquiert grâce à un effort personnel.

[…]

Toutes ces choses, que j’ai seulement évoquées, le cinéma, la radio, la danse, tous ces nouveaux moyens de mécanisation de l’humanité, exercent un pouvoir énorme qui ne peut être dépassé. Toutes répondent en effet à l’idéal le plus élevé de la moyenne : offrir du plaisir sans exiger d’effort. Et leur force imbattable réside en cela : elles sont incroyablement confortables. La nouvelle danse peut être apprise en trois heures par la femme de ménage la plus maladroite, le cinéma ravit les analphabètes, desquels on n’exige pas une grande éducation pour profiter de la radio ; il suffit de mettre les écouteurs sur la tête, pour déjà l’entendre rouler dans l’oreille – même les dieux luttent en vain contre un tel confort. Ce qui n’exige que le minimum d’effort, mental et physique, et le minimum de force morale doit nécessairement l’emporter auprès des masses, dans la mesure où cela suscite la passion de la majorité. Et ce qui aujourd’hui encore réclame l’indépendance, l’autodétermination ou la personnalité dans le plaisir paraît dérisoire face à un pouvoir aussi surdimensionné. À vrai dire, au moment où l’humanité s’ennuie toujours davantage et devient de plus en plus monotone, il ne lui arrive rien d’autre que ce qu’elle désire au plus profond d’elle-même. L’indépendance dans le mode de vie et même dans la jouissance de la vie ne constitue plus, désormais, un objectif, tant la plupart des gens ne s’aperçoivent pas à quel point ils sont devenus des particules, des atomes d’une violence gigantesque. Ils se laissent ainsi entraîner par le courant qui les happe vers le vide ; comme le disait Tacite : “ruere in servitium”, ils se jettent dans l’esclavage […].

Ainsi, aucune résistance ! Ce serait une présomption scandaleuse que d’essayer d’éloigner les gens de ces petits plaisirs (intérieurement vides). Parce que nous – pour être honnêtes – qu’avons-nous d’autre à leur donner ? Nos livres ne les touchent plus, car ils ont cessé depuis longtemps de procurer les sueurs froides ou les excitations fébriles, que le sport et le cinéma prodiguent à foison. Ils ont même l’impudence d’exiger au préalable de nos livres, de notre effort mental et de notre éducation, une coopération des sentiments et une tension de l’âme. Nous sommes devenus – admettons-le – terriblement étrangers à tous ces plaisirs et passions de masse et donc à l’esprit de l’époque, nous, dont la culture spirituelle est une passion pour la vie, nous, qui ne nous ennuyons jamais, pour qui chaque jour est trop court de six heures, nous, qui n’avons besoin ni de dispositifs pour tuer le temps ni de machines d’arcade, ni de danse, ni de cinéma, ni de radio, ni de bridge, ni de défilés de mode. Il nous suffit de passer devant un panneau d’affichage dans une grande ville ou de lire un journal qui décrit en détail les batailles homériques des matchs de football pour sentir que nous sommes déjà devenus des outsiders, tels les derniers encyclopédistes pendant la Révolution française, une espèce aussi rare et menacée d’extinction aujourd’hui en Europe que les chamois et les edelweiss. Peut-être qu’un jour un parc naturel sera créé pour nous, derniers spécimens d’une espèce rare, pour nous préserver et nous conserver respectueusement en tant que curiosités de l’époque, mais nous devons avoir conscience que nous manquons depuis longtemps d’un quelconque pouvoir pour tenter la moindre chose contre cette uniformité croissante du monde. Devant cette lumière éblouissante de fête foraine, nous ne pouvons que demeurer dans l’ombre et, tels les moines des monastères pendant les grandes guerres et les grands bouleversements, consigner dans des chroniques et des descriptions un état de choses que, comme eux, nous tenons pour une déroute de l’esprit.

Auteur: Zweig Stefan

Info: L'uniformisation du monde

[ indifférenciation ] [ loisirs ] [ industrialisation ] [ normalisation ]

 
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Ajouté à la BD par Coli Masson

amélioration

Le progrès est devenu le moyen de l'aliénation
Cela fait des décennies, sinon un siècle ou deux, que des gens cherchent le mot, l'ont "sur le bout de la langue", qu'il leur échappe, leur laissant une vive et chagrine frustration - sans le mot, comment dire la chose ?
Comment donner et nommer la raison du désarroi, de la révolte, du deuil et pour finir du découragement et d'une indifférence sans fond. Comme si l'on avait été amputé d'une partie du cerveau : amnésie, zone blanche dans la matière grise.
La politique, en tout cas la politique démocratique, commence avec les mots et l'usage des mots ; elle consiste pour une part prépondérante à nommer les choses et donc à les nommer du mot juste, avec une exactitude flaubertienne. Nommer une chose, c'est former une idée. Les idées ont des conséquences qui s'ensuivent inévitablement.
La plus grande part du travail d'élaboration de la novlangue, dans 1984, consiste non pas à créer, mais à supprimer des mots, et donc des idées - de mauvaises idées, des idées nocives du point du vue du Parti -, et donc toute velléité d'action en conséquence de ces mots formulant de mauvaises idées.
Nous sommes tombés sur "regrès", il y a fort peu de temps, un bon et vieux mot de français, tombé en désuétude comme on dit, bon pour le dictionnaire des obsolètes qui est le cimetière des mots. Et des idées. Et de leurs conséquences, bonnes ou mauvaises. Un mot "oublié" ?
Difficile de croire que le mot "regrès", antonyme du "progrès" ait disparu par hasard de la langue et des têtes. Le mouvement historique de l'idéologie à un moment quelconque du XIXe siècle a décidé que désormais, il n'y aurait plus que du progrès, et que le mot de regrès n'aurait pas plus d'usage que la plus grande part du vocabulaire du cheval aujourd'hui disparu avec l'animal et ses multiples usages qui entretenaient une telle familiarité entre lui et l'homme d'autrefois.
Ainsi les victimes du Progrès, de sa rançon et de ses dégâts, n'auraient plus de mot pour se plaindre. Ils seraient juste des arriérés et des réactionnaires : le camp du mal et des maudits voués aux poubelles de l'histoire. Si vous trouvez que l'on enfonce des portes ouvertes, vous avez raison. L'étonnant est qu'il faille encore les enfoncer.
Place au Tout-Progrès donc. Le mot lui-même n'avait à l'origine nulle connotation positive. Il désignait simplement une avancée, une progression. Même les plus acharnés progressistes concéderont que l'avancée - le progrès - d'un mal, du chaos climatique, d'une épidémie, d'une famine ou de tout autre phénomène négatif n'est ni un petit pas ni un grand bond en avant pour l'humanité. Surtout lorsqu'elle se juge elle-même, par la voix de ses autorités scientifiques, politiques, religieuses et morales, au bord du gouffre.
Ce qui a rendu le progrès si positif et impératif, c'est son alliance avec le pouvoir, énoncée par Bacon, le philosophe anglais, à l'aube de la pensée scientifique et rationaliste moderne : "Savoir c'est pouvoir". Cette alliance dont la bourgeoisie marchande et industrielle a été l'agente et la bénéficiaire principale a conquis le monde. Le pouvoir va au savoir comme l'argent à l'argent. Le pouvoir va au pouvoir.
Le progrès est l'arme du pouvoir sur les sans pouvoirs
Et c'est la leçon qu'en tire Marx dans La Guerre civile en France. Les sans pouvoirs ne peuvent pas se "réapproprier" un mode de production qui exige à la fois des capitaux gigantesques et une hiérarchie implacable. L'organisation scientifique de la société exige des scientifiques à sa tête : on ne gère pas cette société ni une centrale nucléaire en assemblée générale, avec démocratie directe et rotation des tâches. Ceux qui savent, décident, quel que soit l'habillage de leur pouvoir.
Contrairement à ce que s'imaginait Tocqueville dans une page célèbre, sur le caractère "providentiel" du progrès scientifique et démocratique, entrelacé dans son esprit, le progrès scientifique est d'abord celui du pouvoir sur les sans pouvoirs.
Certes, une technicienne aux commandes d'un drone, peut exterminer un guerrier viriliste, à distance et sans risque. Mais cela ne signifie aucun progrès de l'égalité des conditions. Simplement un progrès de l'inégalité des armements et des classes sociales.
C'est cette avance scientifique qui a éliminé des peuples multiples là-bas, des classes multiples ici et prolongé l'emprise étatique dans tous les recoins du pays, de la société et des (in)dividus par l'emprise numérique.
Chaque progrès de la puissance technologique se paye d'un regrès de la condition humaine et de l'émancipation sociale. C'est désormais un truisme que les machines, les robots et l'automation éliminent l'homme de la production et de la reproduction. Les machines éliminent l'homme des rapports humains (sexuels, sociaux, familiaux) ; elles l'éliminent de lui-même. A quoi bon vivre ? Elles le font tellement mieux que lui.
Non seulement le mot de "Progrès" - connoté à tort positivement - s'est emparé du monopole idéologique de l'ère technologique, mais cette coalition de collabos de la machine, scientifiques transhumanistes, entrepreneurs high tech, penseurs queers et autres avatars de la French theory, s'est elle-même emparé du monopole du mot "Progrès" et des idées associées. Double monopole donc, et double escroquerie sémantique.
Ces progressistes au plan technologique sont des régressistes au plan social et humain. Ce qu'en langage commun on nomme des réactionnaires, des partisans de la pire régression sociale et humaine. Cette réaction politique - mais toujours à l'avant-garde technoscientifique - trouve son expression dans le futurisme italien (Marinetti) (1), dans le communisme russe (Trotsky notamment), dans le fascisme et le nazisme, tous mouvements d'ingénieurs des hommes et des âmes, visant le modelage de l'homme nouveau, de l'Ubermensch, du cyborg, de l'homme bionique, à partir de la pâte humaine, hybridée d'implants et d'interfaces.
Le fascisme, le nazisme et le communisme n'ont succombé que face au surcroît de puissance technoscientifique des USA (nucléaire, informatique, fusées, etc.). Mais l'essence du mouvement, la volonté de puissance technoscientifique, s'est réincarnée et amplifiée à travers de nouvelles enveloppes politiques.
Dès 1945, Norbert Wiener mettait au point la cybernétique, la " machine à gouverner " et " l'usine automatisée ", c'est-à-dire la fourmilière technologique avec ses rouages et ses connexions, ses insectes sociaux-mécaniques, ex-humains. Son disciple, Kevin Warwick, déclare aujourd'hui : " Il y aura des gens implantés, hybridés et ceux-ci domineront le monde. Les autres qui ne le seront pas, ne seront pas plus utiles que nos vaches actuelles gardées au pré. " (2)
Ceux qui ne le croient pas, ne croyaient pas Mein Kampf en 1933. C'est ce techno-totalitarisme, ce " fascisme " de notre temps que nous combattons, nous, luddites et animaux politiques, et nous vous appelons à l'aide.
Brisons la machine.

Auteur: PMO

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[ décadence ]

 

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taylorisme

Quoique Taylor ait baptisé son système "Organisation scientifique du travail", ce n’était pas un savant. Sa culture correspondait peut-être au baccalauréat, et encore ce n’est pas sûr. Il n’avait jamais fait d’études d’ingénieur. Ce n’était pas non plus un ouvrier à proprement parler, quoiqu’il ait travaillé en usine. Comment donc le définir ? C’était un contremaître, mais non pas de l’espèce de ceux qui sont venus de la classe ouvrière et qui en ont gardé le souvenir. C’était un contremaître du genre de ceux dont on trouve des types actuellement dans les syndicats professionnels de maîtrise et qui se croient nés pour servir de chiens de garde au patronat. Ce n’est ni par curiosité d’esprit, ni par besoin de logique qu’il a entrepris ses recherches. C’est son expérience de contremaître chien de garde qui l’a orienté dans toutes ses études et qui lui a servi d’inspiratrice pendant trente-cinq années de recherches patientes. C’est ainsi qu’il a donné à l’industrie, outre son idée fondamentale d’une nouvelle organisation des usines, une étude admirable sur le travail des tours à dégrossir.

Taylor était né dans une famille relativement riche et aurait pu vivre sans travailler, n’étaient les principes puritains de sa famille et de lui-même, qui ne lui permettaient pas de rester oisif. Il fit ses études dans un lycée, mais une maladie des yeux les lui fit interrompre à 18 ans. Une singulière fantaisie le poussa alors à entrer dans une usine où il fit un apprentissage d’ouvrier mécanicien. Mais le contact quotidien avec la classe ouvrière ne lui donna à aucun degré l’esprit ouvrier. Au contraire, il semble qu’il y ait pris conscience d’une manière plus aiguë de l’opposition de classe qui existait entre ses compagnons de travail et lui-même, jeune bourgeois, qui ne travaillait pas pour vivre, qui ne vivait pas de son salaire, et qui, connu de la direction, était traité en conséquence.

Après son apprentissage, à l’âge de 22 ans, il s’embaucha comme tourneur dans une petite usine de mécanique, et dès le premier jour il entra tout de suite en conflit avec ses camarades d’atelier qui lui firent comprendre qu’on lui casserait la figure s’il ne se conformait pas à la cadence générale du travail ; car à cette époque régnait le système du travail aux pièces organisé de telle manière que, dès que la cadence augmentait, on diminuait les tarifs. Les ouvriers avaient compris qu’il ne fallait pas augmenter la cadence pour que les tarifs ne diminuent pas ; de sorte que chaque fois qu’il entrait un nouvel ouvrier, on le prévenait d’avoir à ralentir sa cadence sous peine d’avoir la vie intenable.

Au bout de deux mois, Taylor est arrivé à devenir contremaître. En racontant cette histoire, il explique que le patron avait confiance en lui parce qu’il appartenait à une famille bourgeoise. Il ne dit pas comment le patron l’avait distingué si rapidement, puisque ses camarades l’empêchaient de travailler plus vite qu’eux, et on peut se demander s’il n’avait pas gagné sa confiance en lui racontant ce qui s’était dit entre ouvriers.

Quand il est devenu contremaître, les ouvriers lui ont dit : "On est bien content de t’avoir comme contremaître, puisque tu nous connais et que tu sais que si tu essaies de diminuer les tarifs on te rendra la vie impossible." À quoi Taylor répondit en substance : "Je suis maintenant de l’autre côté de la barricade, je ferai ce que je dois faire." Et en fait, ce jeune contremaître fit preuve d’une aptitude exceptionnelle pour faire augmenter la cadence et renvoyer les plus indociles.

Cette aptitude particulière le fit monter encore en grade jusqu’à devenir directeur de l’usine. Il avait alors vingt-quatre ans.

Une fois directeur, il a continué à être obsédé par cette unique préoccupation de pousser toujours davantage la cadence des ouvriers. Évidemment, ceux-ci se défendaient, et il en résultait que ses conflits avec les ouvriers allaient en s’aggravant. Il ne pouvait exploiter les ouvriers à sa guise parce qu’ils connaissaient mieux que lui les meilleures méthodes de travail. Il s’aperçut alors qu’il était gêné par deux obstacles : d’un côté il ignorait quel temps était indispensable pour réaliser chaque opération d’usinage et quels procédés étaient susceptibles de donner les meilleurs temps ; d’un autre côté, l’organisation de l’usine ne lui donnait pas le moyen de combattre efficacement la résistance passive des ouvriers. Il demanda alors à l’administrateur de l’entreprise l’autorisation d’installer un petit laboratoire pour faire des expériences sur les méthodes d’usinage. Ce fut l’origine d’un travail qui dura vingt-six ans et amena Taylor à la découverte des aciers rapides, de l’arrosage de l’outil, de nouvelles formes d’outil à dégrossir, et surtout il a découvert, aidé d’une équipe d’ingénieurs, des formules mathématiques donnant les rapports les plus économiques entre la profondeur de la passe, l’avance et la vitesse des tours ; et pour l’application de ces formules dans les ateliers, il a établi des règles à calcul permettant de trouver ces rapports dans tous les cas particuliers qui pouvaient se présenter.

Ces découvertes étaient les plus importantes à ses yeux parce qu’elles avaient un retentissement immédiat sur l’organisation des usines. Elles étaient toutes inspirées par son désir d’augmenter la cadence des ouvriers et par sa mauvaise humeur devant leur résistance. Son grand souci était d’éviter toute perte de temps dans le travail. Cela montre tout de suite quel était l’esprit du système. Et pendant vingt-six ans il a travaillé avec cette unique préoccupation. Il a conçu et organisé progressivement le bureau des méthodes avec les fiches de fabrication, le bureau des temps pour l’établissement du temps qu’il fallait pour chaque opération, la division du travail entre les chefs techniques et un système particulier de travail aux pièces avec prime.

[...]

La méthode de Taylor consiste essentiellement en ceci : d’abord, on étudie scientifiquement les meilleurs procédés à employer pour n’importe quel travail, même le travail de manœuvres (je ne parle pas de manœuvres spécialisés, mais de manœuvres proprement dits), même la manutention ou les travaux de ce genre ; ensuite, on étudie les temps par la décomposition de chaque travail en mouvements élémentaires qui se reproduisent dans des travaux très différents, d’après des combinaisons diverses ; et une fois mesuré le temps nécessaire à chaque mouvement élémentaire, on obtient facilement le temps nécessaire à des opérations très variées. Vous savez que la méthode de mesure des temps, c’est le chronométrage. Il est inutile d’insister là-dessus. Enfin, intervient la division du travail entre les chefs techniques. Avant Taylor, un contremaître faisait tout ; il s’occupait de tout. Actuellement, dans les usines, il y a plusieurs chefs pour un même atelier : il y a le contrôleur, il y a le contremaître, etc.

Auteur: Weil Simone

Info: "La condition ouvrière", Journal d'usine, éditions Gallimard, 2002, pages 310 à 314

[ biographie ] [ résumé ]

 

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citation s'appliquant à ce logiciel

Attention ce texte implique plusieurs pensées croisées.

Comme chacun sait, nous sommes formatés par notre éducation, l'environnement et ainsi de suite. Un peu comme les phrases, chapitres... livres...  peuvent être les niveaux d'échelles qui structurent les mots et la pensée de nos langages et de la littérature.

Comment en sortir ? Ensemble peut-être.

En termes de "réflexion personnelle commune" il semble que l'humain est, de manière générale, limité au niveau de la phrase ou de la formule. Tout simplement parce que la survie le demande. Dans l'action animale le cause-effet de la situation se passe vite, trop vite pour que l'individu isolé puisse développer sa réflexion.

Maintenant les hommes, touchons du bois, sont semble-t'il passés au-delà de l'individu et de sa survie immédiate. Ils ont pris le temps de réfléchir, ils développent ; voilà les philosophes et... le langage. Et, grâce à Internet, il est devenu possible de le faire de manière collective. Même si d'aucuns avancent que le langage, forcément anthropocentrique, nous éloigne de fait de la nature matrice source, ce que nous pensons aussi.

Qu'est-ce alors qu'une intelligence ensemble ? Carl Friedrich von Weizsäcker donne un début de réponse.

"La raison pratique sert la perception de ses propres intérêts, La raison théorique profonde celle de l'intérêt général."

Au départ de cette compilation FLP nous nous intéressions aux formules courtes (disons 5 mots en moyenne). Ensuite sont venus des extraits plus longs plus "littéraires", un peu comme l'a écrit Claudio Magris :

"L'Histoire dit les événements, la sociologie décrit les processus, la statistique fournit les chiffres, mais c'est la littérature qui les fait toucher du doigt, là où ils prennent corps et sang dans l'existence des hommes."

C'est ainsi que le langage écrit, témoignage par les mots de la réalité humaine, est maintenant mis en "réflexivité collective" via les "likes" et autres remarques que proposent d'innombrables web spots. Avec ce site nous tentons donc d'aller un peu plus loin puisque nous faisons en sorte qu'il se nourrisse de citations (étiquetées) par les surfeurs, ajouts modérés avant leur publication.

Aussi, développement supplémentaire, les participants inscrits peuvent lier certaines citations, ce qui permet souvent de comparer différentes formulations de la même idée (équation ?) et de ses varations.

Plus avant FLP offre la possibilité de développer des "chaines", ("Oh les beaux enfants") et même des chaines collectives. Voilà comment les choses avancent depuis plusieurs années.

Résultat évident à ce stade de cette expérience collective : "Plus une pensée courte est populaire, plus elle tient de l'axiome. Plus elle est longue, plus elle témoigne de la singularité de son auteur." 

Récapitulons :

Les formules/extraits sont tagués sur deux niveaux :

1) tag-chapitre, "catégorie" supposé être le plus généraliste, ce qui est déjà délicat à définir ! Il y a déjà ici une piste que nous allons développer pour le tag chapitre "catégorie" : établir sa pertinence via une auto-modération des participants. Nous y reviendrons.

2) tag simple, qui précise et oriente.

Ici aussi tout un chacun peut demander à modifier un étiquetage dont la pertinence pourra être discutée via une modération pyramidale.

3) les auteurs sont intégrés à la base de donnée avec 6 paramètres séparés (qui rendent "plus intelligente" la BD" et permettent de préciser une recherche)

A ce stade des "Fils de la pensée" on incitera le participant a déjà s'amuser à faire des recherches en combinant tags, auteurs, longueurs, périodes historiques, etc., ce qui est déjà énorme et complexe, mais surtout lui donnera une idée de comment "répond" le système.

Il faut aussi savoir qu'il y eut rapidement besoin d'améliorer l'indexage, ce qui amena à créer des tags/concepts moins imprécis : fond-forme, causes-effets, homme-machine, femmes-hommes, théorie-pratique, etc. Et aussi ensuite d'utiliser des mots/tags qui n'existent pas en français, nommés et recensés ici comme "intraduisibles".

Malgré tout, même précisé, un mot-tag reste porteur de plusieurs sens (terme-carrefour, métonymie) et peut signifier tout et son contraire en fonction du contexte et de l'agencement des phrases.

Apparraissent alors ce que nous nommons "méta-tags", une troisième catégorie, un peu à l'image du terme "Livre" dans la hiérarchie d'une bibliothèque, apparitions répétées de certaines combinaisons de tags. Combinaisons qui délimitent mieux une réflexion dont le champ est précisé, s'affinant, quand tout va bien, au sens philosophique du terme, avec les collaborations des participants.

Ainsi s'est établie une liste de doublons ou de triplettes de tags-mots-concepts, pistes qui se sont dessinées par répétition des passages (sont-ils des équations ) . En voici quelques exemples.

mort - omniprésence

conclure - illusion

amour - temps

mauvaise nouvelle - efficacité

survie - éthique

musique - langage

réconfort - ordre

enfance - imagination

protéger - affaiblir

être humain - quête

lecture - miroir

non-voyant - témoignage

femmes-par-femmes - amour etc., etc...

Exemples de triplettes :

complexité - vie - bouillonnement

humain - animal - particulier

réveil - naitre - réintégration

mentir - fuite - beaux-arts

motivation - transgression - jeunesse etc., etc...

On pourra bien évidemment complexifier à loisir tout ce qui précède mais il vaut mieux faire ici une pause. Il semble que c'est d'abord en se mettant d'accord via une modération (des participants actuellement, pyramidale bientôt ?) sur la moins mauvaise pertinence des mots-tags-chapitres d'une formule-citation, que nous établirons une base commune, un peu plus solide et moins aléatoire, pour avancer.

Pour l'instant ce sont les chaines et, dans une moindre mesure, les citations liées, qui clarifient un peu plus un mot-idée-concept - ou une phrase.

Ensuite, une fois ce groupe de réflexion collective mis en place, pourra peut-être venir le temps d'établir des "méta-tags" selon des critères à définir. Mais là nous sommes dans de la musique d'avenir. Concluons par trois questions dont les réponses, possibles sujets-chaines au sein même d'un telle tentative de réflexion collective, nous semblent importantes.

- Peut-on mélanger et structurer nos pensées et nos échelles de pensées "ensemble" sans faire ressortir de froides et imbéciles statistiques d'une société de consommation productiviste ?

- Comment éviter que la technologie ne conduise l'homme à se spécialiser dans l'humain, mais au contraire à l'aider à développer sa sagesse-tolérance et son ouverture aux autres espèces vivantes pour qu'il tente de trouver une plus juste place dans la réalité ?

- Avec la disparition du travail, comment conserver une motivation forte chez les individus si la problématique de survie immédiate disparaît ?

Auteur: Mg

Info: 2012, 2013, 2014, 2015, 2016, 2017, 2021, 2022

[ quête ] [ classification ] [ structuration ] [ taxinomie ] [ ranger ] [ taxonomie ] [ langage consensus vs singularités biologiques ] [ objectivités vs subjectivités ]

 

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anti-populisme

[Trump] n’était assurément pas l’ennemi des riches, dont il a beaucoup réduit les impôts. Mais il a aussi piétiné l’image idyllique de la mondialisation qui se trouve au fondement de la vision bourgeoise du monde depuis les années 1990. Il a eu des mots cruels pour les médias, la Silicon Valley et Wall Street. Il a critiqué l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et prétendu s’opposer aux "guerres sans fin" au Proche-Orient. Enfin, bien qu’il n’ait presque rien fait pour y remédier, à l’exception de mesures protectionnistes que son successeur a eu l’intelligence politique de ne pas remettre en question, il a réveillé la colère de millions de travailleurs blancs – la hantise de l’élite éclairée depuis les années 1960. […]

On pourrait longtemps égrener les fake news du journalisme anti-Trump. Elles se comptent par dizaines, à tel point que, d’après le journaliste Matt Taibbi, la succession frénétique de pseudo-scandales a fini par servir de modèle économique aux médias : sitôt une affaire dégonflée, une autre venait la remplacer, leur assurant des succès d’audience tout au long cette présidence. Selon un recensement établi par le New York Times, 1 200 livres ont été publiés sur M. Trump entre 2016 et août 2020. Au cours de son mandat, les chaînes de télévision câblées ont rapporté ses méfaits avec un tel acharnement qu’il ne leur restait souvent plus assez de temps pour se soucier du reste de l’actualité. Son irruption sur la scène nationale leur a autant profité qu’aux plus fervents adeptes du président. Lui résister procurait par ailleurs à ces journalistes une raison d’être, comme le suggère un mème très populaire sur Internet ces dernières années : "Si vous vous êtes déjà demandé ce que vous auriez fait au temps de l’esclavage, de l’Holocauste ou du mouvement des droits civiques, vous allez à présent le découvrir". La guerre contre M. Trump a simplifié le monde à outrance, repeignant le moindre fait aux couleurs de l’urgence morale. […]

En termes de mots par mois de mandat, l’administration Trump doit avoir été la plus disséquée de l’histoire des États- Unis. L’hystérie "progressiste" qui l’a accompagnée n’a fait en revanche l’objet de presque aucune analyse sérieuse. Elle relève pourtant de l’histoire culturelle des années Trump, tout autant que le personnage lui-même. En fait, cette banalisation de l’outrance importe même davantage, car elle reflète les pensées et les craintes du groupe social dominant aux États-Unis, les millions de cadres et de membres des professions intellectuelles supérieures qui ont tant prospéré ces dernières décennies. Si M. Trump n’est plus autant sur le devant de la scène – pour le moment – les "cols blancs" qui l’ont méprisé continuent de savourer leur victoire. Leur vision du monde imprègne désormais toutes les grandes institutions : la Silicon Valley, Wall Street, les universités, les médias, le secteur associatif. […]

Quand Timothy Snyder [l’écrivain anti-Trump auteur du livre "De la tyrannie"] prédisait, en 2017, que les États-Unis risquaient de sombrer dans une "culture de la dénonciation", il avait parfaitement raison – à ceci près que les internautes "progressistes", et non M. Trump, allaient bientôt réclamer la défenestration des ennemis de la vertu. Il n’avait pas tort non plus de mettre en garde contre une imminente "suspension de la liberté d’expression" – à ceci près que la prophétie fut réalisée par le sympathique monopole des réseaux sociaux, Facebook et Twitter en tête, et non par le régime de M. Trump. Dans son manuel de résistance à la dictature, Snyder s’adresse aux diplômés de l’enseignement supérieur, les implorant de commencer à agir en tant que membres d’une même classe, afin d’exercer "un certain pouvoir". Ce genre d’invocation est récurrent. Le seul moyen d’arrêter l’autoritarisme serait de renforcer le pouvoir des figures traditionnelles de l’autorité, des "autorités autorisées", pourrait-on dire : la cohorte de diplômés qui forment la classe des commentateurs, professeurs, éditorialistes, financiers, docteurs, avocats et génies des nouvelles technologies. Depuis 2016, l’idée a été rebattue sur tous les tons : un Trump est ce que vous récoltez chaque fois que vous ne respectez pas ceux qui savent. Mais aussi : si M. Trump est bien Hitler, alors il faut écraser son mouvement, censurer ses partisans, refuser qu’ils profitent des règles de la démocratie ordinaire pour la détruire. Douter de la parole des autorités serait le premier pas vers le "crépuscule de la démocratie", pour reprendre le titre d’un ouvrage publié en 2020 par Anne Applebaum.

Selon cette essayiste très populaire, ce qui a mené à la terrible ère de M. Trump est la fragmentation des élites dirigeantes. Applebaum se remémore avec émotion l’époque où les intellectuels vivaient en harmonie, où ses amis s’accordaient sur les bienfaits de la mondialisation néolibérale et où tous psalmodiaient les mêmes tables de la Loi. Hélas, regrette- t-elle, certains "membres de l’élite intellectuelle et diplômée", y compris parmi ses propres amis, se sont mis à contester "le reste de l’élite intellectuelle et universitaire". Une "trahison", estime Applebaum, qui renvoie elle aussi à Hitler. Que des gens instruits ne s’accordent pas toujours entre eux apparaît inconcevable à l’auteure, pour qui la doctrine de la méritocratie est le mécanisme permettant à une société de choisir une élite qui croit aux mêmes choses qu’Applebaum. Penser autrement reviendrait à trahir sa responsabilité d’intellectuel. Aucun des semeurs de panique évoqués ici ne prend au sérieux les questions et les forces sociales qui ont poussé les Américains à voter pour M. Trump. […]

Qu’est-ce qui déclenche une telle réaction ? […] Les discours les plus outranciers proviennent des classes les plus privilégiées de la société : autrefois, les patrons de presse, chefs d’entreprise et avocats d’affaires ; désormais, les surdiplômés qui exercent un contrôle hégémonique sur les médias et l’industrie de la "connaissance". Dans chacun des épisodes cités, ils percevaient les mouvements politiques de leur pays comme un péril mortel pour leur propre statut. […] La fureur anti-Trump est souvent considérée comme un phénomène progressiste, voire une renaissance de la gauche. Mais elle a aussi ouvert la voie à cette nouvelle forme d’autoritarisme, portée par des démocrates. Dans le paysage politique contemporain, on entend désormais des avocats reconnus exprimer leur aversion pour la liberté d’expression, des banques, des services de renseignement et des industriels de la défense déclarer leur solidarité avec les minorités opprimées, des élus démocrates faire pression sur Google, Facebook ou Twitter pour qu’ils recourent plus systématiquement à la censure – le tout sur fond de condamnation de la nocivité intrinsèque de la classe ouvrière blanche. Ainsi s’exprime une aristocratie qui refuse de tolérer l’existence même d’une partie appréciable de la population qu’elle gouverne. À ses yeux, les seules "normes" qui semblent désormais compter sont celles qui la maintiendront tout au sommet.

Auteur: Frank Thomas

Info: https://www.monde-diplomatique.fr/2021/08/FRANK/63420

[ adversaires ] [ pensée unique ] [ conservation du pouvoir ] [ GAFAM ] [ point godwin ] [ état profond ]

 

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compromission

En mai 68 mai et dans le sillage de l’événement sont apparus de nouveaux thèmes portant sur la sexualité, l’éducation des enfants, la psychiatrie, la culture, qui sont venus interpeller les schémas de la lutte des classes et les idéologies de l’extrême gauche traditionnelle. Le gauchisme culturel naît précisément dans ce cadre et c’est lui qui va le premier déplacer l’axe central de la contestation vers les questions sociétales, à la manière de l’époque, c’est-à-dire de façon radicale et délibérément provocatrice. Il est ainsi devenu le vecteur d’une révolution culturelle qui a mis à mal l’orthodoxie des groupuscules d’extrême-gauche, avant de concerner l’ensemble de la gauche et de se répandre dans la société. Quand on étudie la littérature gauchiste de l’immédiat après-Mai, on est frappé de retrouver nombre de thèmes du gauchisme culturel d’aujourd’hui, mais, en même temps, ces derniers semblent bien mièvres et presque banalisés en regard de la rage dont faisaient preuve les révolutionnaires de l’époque. Leur remise en question radicale a concerné bien des domaines dont nous ne pouvons rendre compte dans le cadre limité de cet article 34. Mais il suffit d’évoquer ce qu’il en fut en matière de mœurs et de sexualité au début des années 1970 pour mieux cerner le fossé qui nous sépare du présent. Le désir était alors brandi comme une arme de subversion de l’ordre établi qui devait faire sauter tous les interdits, les tabous et les barrières. Il s’agissait de faire tomber tous les masques, en pourchassant les justifications et les refoulements au cœur même des discours les plus rationnels et les plus savants. Être "authentique", c’était oser, si l’on peut dire, regarder le désir en face et ne plus craindre d’exprimer en toute liberté le chaos que l’on porte en soi. C’est sans doute pour cette raison que sur le front du désir la classe ouvrière a pu apparaître muette à beaucoup.

Les religions juives et chrétiennes, la "morale bourgeoise", l’idéologie, le capitalisme réprimaient le désir, il s’agissait alors ouvertement de tout mettre à bas pour le libérer. Le mariage et la famille n’échappaient pas à un pareil traitement. Ils étaient considérés comme un dispositif central dans ce vaste système de répression, la cellule de base du système visant à castrer et à domestiquer le désir en le ramenant dans les credo de la normalité. Les lesbiennes et les gays revendiquaient clairement leur différence en n’épargnant pas les " hétéro-flics", la "virilité fasciste", le patriarcat. Il était alors totalement exclu de se marier et de rentrer dans le rang.

On peut mesurer les différences et le chemin parcouru depuis lors. Nous sommes passés d’une dynamique de transgression à une banalisation paradoxale qui entend jouer sur tous les plans à la fois: celui de la figure du contestataire de l’ordre établi, celui de la minorité opprimée, celui de la victime ayant des droits et exigeant de l’État qu’il satisfasse au plus vite ses revendications, celui du Républicain qui défend la valeur d’égalité, celui du bon père et de la bonne mère de famille…

Mais, en même temps, force est de constater que nombre de thèmes de l’époque font écho aux postures d’aujourd’hui. Il en est ainsi du culte des sentiments développé particulièrement au sein du MLF. Renversant la perspective du militantisme traditionnel, il s’agissait déjà de partir de soi, de son "vécu quotidien", de partager ce vécu avec d’autres et de le faire connaître publiquement. On soulignait déjà l’importance d’une parole au plus près des affects et des sentiments. Alors que l’éducation voulait apprendre à les dominer, il fallait au contraire ne plus craindre de se laisser porter par eux. Ils exprimaient une révolte à l’état brut et une vérité bien plus forte que celle qui s’exprime à travers la prédominance accordée à la raison. À l’inverse de l’idée selon laquelle il ne fallait pas mêler les sentiments personnels et la politique, il s’agissait tout au contraire de faire de la politique à partir des sentiments. Trois préceptes du MLF nous paraissent condenser le renversement qui s’opère dès cette période: "Le personnel est politique et le politique est personnel";  "Nous avons été dupés par l’idéologie dominante qui fait comme si “la vie publique” était gouvernée par d’autres principes que la vie privée”; "Dans nos groupes, partageons nos sentiments et rassemblons-les et voyons où ils nous mèneront. Ils nous mèneront aux idées puis à l’action". Ces préceptes condensent une nouvelle façon de faire de la "politique" qui fera de nombreux adeptes.

Resterait à tracer la genèse de ce curieux destin du gauchisme culturel jusqu’à aujourd’hui, la perpétuation de certains de ses thèmes et leur transformation. L’analyse de l’ensemble du parcours reste à faire, mais cette dernière implique à notre sens la prise en compte du croisement qui s’est opéré entre ce gauchisme de première génération avec au moins trois grands courants: le christianisme de gauche, l’écologie politique et les droits de l’homme. C’est dans la rencontre avec ces courants que le gauchisme culturel s’est pacifié, pris un côté boy-scout et faussement gentillet, et qu’il s’est mis à revendiquer des droits. Mais c’est surtout dans les années 1980 que le gauchisme culturel va recevoir sa consécration définitive dans le champ politique, plus précisément au tournant des années 1983-1984, au moment où la gauche change de politique économique sans le dire clairement et entame la "modernisation " Le gauchisme culturel va alors servir de substitut à la crise de sa doctrine et masquer un changement de politique économique mal assumé. À partir de ce moment, la gauche au pouvoir va intégrer l’héritage impossible de mai 68, faire du surf sur les évolutions dans tous les domaines, et apparaître clairement aux yeux de l’opinion comme étant à l’avant-garde dans le bouleversement des mœurs et de la "culture". Nous ne sommes pas sortis de cette situation.

Au terme de ce parcours qui rend compte des glissements opérés par la gauche et de l’influence du gauchisme culturel en son sein, il nous paraît possible de poser sans détour ce qui n’est plus tout à fait une hypothèse: nous assistons à la fin d’un cycle historique dont les origines remontent au XIXe siècle; la gauche a atteint son point avancé de décomposition, elle est passée à autre chose tout en continuant de faire semblant qu’il n’en est rien; il n’est pas sûr qu’elle puisse s’en remettre. Le gauchisme culturel, qui est devenu hégémonique à gauche et dans la société, a été un vecteur de cette décomposition et son antilibéralisme intellectuel, pour ne pas dire sa bêtise, est un des principaux freins à son renouvellement. La gauche est-elle capable de rompre clairement avec lui ? Rien n’est certain étant donné la prégnance de ses postures et de ses schémas de pensée.


Auteur: Le Goff Jean-Pierre

Info: "Du gauchisme culturel et de ses avatars" , Le Débat n° 176, septembre-octobre 2013, p.49-55.

[ hypocrisie ] [ détournement ]

 

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servitude inconsciente

Connaissez-vous la blague de l'antisémite qui rencontre un juif orthodoxe dans un train ?

J'adore cette blague car elle s'appuie bien évidemment, comme toutes les bonnes blagues, sur des clichés (racistes, sexistes ...) et vous savez bien qu'une façon de sympathiser avec un étranger est de vous raconter des blagues racistes sur les appartenances ethnique, religieuse ... de chacun. Pourquoi cela marche si bien ? Je pourrais peut-être vous l'expliquer à l'aide de la théorie lacanienne plus tard ... mais d'abord je vous raconte cette bonne blague !

La scène se passe dans un train entre Vienne et Salzbourg. Un jeune autrichien se retrouve assis à côté d'un juif orthodoxe d'un certain âge. Un peu gêné, le jeune homme surmonte sa timidité, et parvient à s'adresser au religieux :

— Bonjour Monsieur ... Excusez-moi de vous déranger ... Est-ce que vous ... Est-ce que ... vous êtes juif ?

— Visiblement. 

— Je peux vous poser une question ?

— Ça sera déjà la troisième ... mais oui ... je vous en prie.

— Ça va certainement vous paraître déplacé, même raciste, mais j'ai toujours voulu savoir si ce que l'on dit à propos des juifs était exact ... est-ce que ... est-ce que c'est vrai que tous les juifs sont riches ?

— Il s'agit d'une rumeur fondée ... 

— Ah ! C'est donc vrai ! J'en étais sûr ! Mais ... dites-moi ... avez-vous un secret ? Une méthode peut-être ? 

— Évidemment. Cependant cette méthode est fastidieuse à développer et je crains, pour vous, qu'elle ne soit trop ennuyeuse à écouter ... 

— Je vous assure que j'ai le temps devant moi ! Même si cela doit prendre tout le trajet ! 

— Êtes-vous bien sûr ... ?  

— Oui ! Sûr et certain !

— Bon ... très bien ... vous savez cette méthode, ce secret ancestral, devrais-je même dire, n'est réservé qu'aux initiés ... mais, pour vous, je veux bien faire une exception à condition que vous me donniez cinq euros.

— Cinq euros ? Seulement ? Si c'est tout ce que vaut ce secret millénaire qui peut rendre un homme riche, alors tenez ! Prenez-les donc ! Ils sont à vous !

Après un long moment visage clos et bouche cousue le vieil homme se mit à parler et narra une histoire fabuleuse, faite de détours splendides, de délicates circonvolutions, d'anecdotes d'un humour d'une exquise finesse. Cette histoire puisait son origine dans la nuit des temps, dans la mystérieuse mémoire oubliée des hommes ... et soudainement, le vieil homme se tût.

— Quoi ? C'est tout ? Mais vous n'avez rien expliqué ! s'exclama le jeune autrichien.

— Ne soyez pas si impatient, dit le religieux d'une voix calme et assurée, ce n'est que le début du commencement. Si vous voulez connaître la suite, il faut payer cinq euros.

— D'accord, d'accord ! Tenez ! Continuez ! Je vous en prie !

Le religieux reprit alors le fil de cette merveilleuse histoire qui s'avèrait, au fil des minutes qui s'écoulaient, plus merveilleuse encore et en devenait même exaltante. Mais, de nouveau, le juif se tût au beau milieu d'une phrase. Automatiquement, le jeune autrichien tendit un autre billet de cinq euros et le religieux se remit à parler. Ce scénario se répéta jusqu'à ce que le train arrive en gare, moment qui coïncida curieusement avec l'impossibilité pour le jeune autrichien de payer davantage : le pauvre bougre n'avait plus un seul centime sur lui. Et c'est ainsi que les deux hommes se quittèrent ...

Cela va peut-être vous surprendre mais je pense que la situation actuelle, c'est-à-dire la gestion de l'épidémie de coronavirus, a exactement la même structure que cette blague. Bien sûr à la place du jeune autrichien, nous avons le peuple, à la place du juif orthodoxe, il y a le gouvernement, et à la place de l'argent se tient la liberté. Le gouvernement déploie son récit autour du coronavirus et exige d'abord du peuple un petit geste, anodin, qui n'a l'air de rien : porter un masque. Le peuple se dit alors que si cela peut lui permettre de recouvrer sa liberté, pourquoi pas. Et puis l'histoire continue, et une nouvelle exigence se fait entendre : maintenant il s'agit de se confiner. Et puis ensuite il s'agira de présenter une identification numérique partout où il se rend. Identification numérique elle-même fournie à condition d'avoir accepté une procédure médicale ... et ainsi de suite jusqu'à ce qu'à la fin, le peuple, croyant ainsi retrouver sa liberté en la sacrifiant, comme le jeune autrichien croyant devenir riche en dépensant son argent, a produit une nouvelle réalité sociale et se retrouve pris au dépourvu car il a donné tous les moyens nécessaires au gouvernement pour se retrouver dans cette position. 

Vous aurez bien sûr reconnu dans cette petite blague et le parallèle avec la gestion de l'épidémie ce que l'on appelle en psychanalyse le surmoi. Le surmoi est l'écart réel entre le moi-idéal (imaginaire) et l'idéal-du-moi (symbolique) que la subjectivité tente coûte que coûte de combler, surtout en se sacrifiant, en se faisant payer cet écart. Il s'agit d'un cercle vicieux puisque le surmoi plus on lui obéit plus on se sent coupable. C'est comme le jeune autrichien qui paye encore et encore ou le peuple qui s'éloigne de "la vie d'avant" à mesure qu'il croit s'en rapprocher en sacrifiant toujours un peu plus sa liberté. 

Une interprétation antisémite de cette blague pourrait être que le juif profite de l'ignorance d'un brave homme pour s'enrichir mais ça serait oublier qu'en réalité le juif ici ne fait pas simplement de dire à l'autrichien comment s'enrichir mais il lui montre littéralement. Charge est à l'autrichien de le comprendre. Cela pourrait nous faire faire un pas vers la différence entre ce que l'on appelle en linguistique l'énoncé et l'énonciation. Ainsi, nous pourrions nous demander si le jeune autrichien antisémite tirera un enseignement de cette leçon reçue par le juif orthodoxe ? Ou va-t-il perdurer dans son antisémitisme et se positionner d'autant plus comme victime éternelle de l'avidité qu'il suppose aux juifs, qu'en réalité, il ne fait que produire par son positionnement vis-à-vis de cette communauté ? Ainsi le peuple va-t-il se positionner comme l'éternelle victime de son gouvernement qu'il suppose — et certainement à raison mais cela ne change strictement rien — être profondément corrompu par les puissances financières de ce monde, ne travaillant que pour les intérêts privés au détriment du bien commun ? Ou va-t-il, comme le dit La Boétie, finalement s'apercevoir que ce que le gouvernement a de plus que le peuple ne sont que les moyens que celui-ci lui fournit pour indirectement se détruire ?

Nous avons toujours le gouvernement que nous méritons.

Auteur: Goubet-Bodart Rudy

Info: https://www.rudygoubetbodart.com/single-post/qui-a-enlev%C3%A9-slavoj-zizek?

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