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humour

Il y a une chose que j'aime chez les Polonais : leur langue. Le polonais, quand il est parlé par des gens intelligents, me met en extase. Sonorité d'une langue qui porte en elle de singulières images où affleure toujours une pelouse verdoyante finement piquetée dans laquelle frelons et serpents tiennent une grande place. Je me souviens de ces jours lointains quand Stanley m'invitait à rendre visite à ses proches ; il me faisait porter un petit rouleau de musique car il voulait me présenter à ces riches parents. Je me souviens bien de cette atmosphère car en présence de ces Polonais à la langue bien pendue, trop polis, prétentieux et complètement bidons, je me sentais toujours misérablement mal à l'aise. Mais lorsqu'ils parlaient entre eux, parfois en français, parfois en polonais, je m'asseyais et les observais avec fascination. Ils faisaient d'étranges grimaces polonaises, tout à fait différentes de celles de nos parents, qui étaient de stupides barbares au fond. Les Polonais faisaient penser à des serpents debout équipés de colliers de frelons. Je ne savais jamais de quoi ils parlaient, mais j'avais toujours l'impression qu'ils assassinaient poliment quelqu'un. Tous équipés de sabres et de larges épées qu'ils tenaient entre leurs dents ou férocement brandies dans quelque charge tonitruante. Ils ne s'écartaient jamais du chemin, et donc écrasaient femmes et enfants, les transperçant de longues piques ornées de fanions rouge sang. Tout cela, bien sûr, dans le salon autour d'un verre de thé, les hommes portant des gants couleur beurre, les femmes agitant leurs ridicules  lorgnons. Les femmes étaient toujours d'une merveilleues beauté, du type blonde houri ramassée il y a des siècles lors des croisades. Elles sifflaient leurs longs mots polychromes grâce à de minuscules bouches sensuelles, aux lèvres douces comme des géraniums. Ces furieuses excursions entre vipères et pétales de rose produisaient une sorte de musique enivrante, genre de biniou à cordes d'acier capable de produire et restituer des sons inhabituels, comme des sanglots et des jets d'eau.

Auteur: Miller Henry

Info: Sexus

[ incompréhensible idiome ] [ mondanités ] [ terminologie étrangère ]

 

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Ajouté à la BD par Le sous-projectionniste

portrait

Ladislav Klima, c’est d’abord une gueule cassée, une silhouette de spectre, un visage ravagé par la gnôle, des yeux fous et noirs sertis dans une ossature qui affleure un peu partout, comme si la mort caressait de l’intérieur cet écrivain tchèque connu seulement des amateurs de raretés littéraires un peu "edgy" - comme disent les instagrameuses. C’est aussi une légende, comme les auteurs de notices biographiques aiment parfois en concevoir à partir de quelques rumeurs engrossées par l’Histoire : une enfance perturbée en Bohème, un héritage dilapidé en bouteilles de rhum et en marathons saoûlographiques, puis une vie d’expédients et de métiers alimentaires qui fleurent bon l’absurde : Klima fut, dit-on, chauffeur de "locomobile à pomper l’eau", puis gardien d’une usine à l’abandon… une vie menée comme son œuvre, semée de nids-de-poule, de contradictions, d’engouements féroces … philosophe n’ayant jamais pondu qu’une seule œuvre véritable, qu’il nommera TOUT avec un sens très particulier de l’humilité… défenseur d’une sorte d’idéalisme schopenhauerien, Klima peut se voir comme une hybridation malfaisante de Cioran et de Dostoïevski… un programme chargé, donc, qui sent d’ici les vapeurs d’éthyle et la chaude-pisse. L’excellent éditeur La Différence avait eu la très bonne idée au début des années 2000 de traduire l’intégralité de ses pensées, notes et œuvres théâtrales : un impressionnant édifice de graphomanie, parfois absconse, mais toujours assez possédé. Quelques romans étaient restés en revanche impubliés en France, dont ce Roman Tchèque qui n’avait eu droit qu’à une traduction partielle, due à un manuscrit incomplet. Aujourd’hui de nouvelles notes ont été découvertes dans les papiers de l’auteur, permettant de compléter cette espèce de roman total, et de proposer une nouvelle traduction, tout à fait fréquentable. Le Roman Tchèque, sous couvert de pantalonnade politico-débraillée, résume bien toute la schizophrénie d’un auteur à la fois ambitieux et foutraque : ici, Klima tente d’écrire quelque chose qui se veut comme le roman terminal de son pays, mais qui n’est bien souvent que prétexte à une suite de digressions philosophiques et goguenardes, de parenthèses érotiques ou scatologiques, de spéculations cosmologiques fumeuses, une sorte de monologue génial, d’imprécation totale qui ne prend les atours du roman que pour mieux contagier les âmes… truculent, désordonné, Le Roman Tchèque se lit presque d’une traite, tant on est suspendu à la langue inventive et irrévérencieuse de Klima.

Auteur: Obregon Marc

Info: Le Roman Tchèque, Ladislav Klima. Editions du Canoé

[ critique ] [ personnage ]

 

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Ajouté à la BD par miguel

nanomonde

Le carbone en effet est un élément singulier : c'est le seul qui soit capable de s'unir avec lui-même en longues chaines stables sans grande dépense d'énergie, et à la vie sur terre (la seule que nous connaissions jusqu'ici) il faut justement de longues chaines. C'est pourquoi le carbone est l'élément clef de la substance vivante - mais sa promotion, son entrée dans le monde vivant, n'est pas aisée, elle doit suivre un itinéraire obligé, compliqué, qui n'a été éclairci (et pas définitivement encore) que ces dernières années. Si l'avatar organique du carbone ne se déroulait pas quotidiennement autour de nous, à l'échelle de milliards de tonnes par semaine, partout où affleure le vert d'une feuille, le nom de miracle lui reviendrait de plein droit.

L'atome dont nous parlons, accompagné de ses deux satellites* qui le maintiennent à l'état de gaz, fut donc entrainé par le vent le long d'un espalier de vigne, dans l'année 1848, il eut la chance de frôler une feuille, d'y pénétrer et d'y être fixé par un rayon de soleil. Si mon langage se fait ici imprécis et allusif, ce n'est pas seulement en raison de mon ignorance : cet événement décisif, ce fulgurant travail à trois - de l'anhydride carbonique, de la lumière et du vert végétal - n'a pas jusqu'à présent été décrit en termes définitifs, et peut-être ne le sera-t'il pas pendant longtemps encore, tellement il est différent de cette autre chimie "organique" qui est l'oeuvre encombrante, lente et puissante de l'humain ; et cependant cette chimie fine et déliée a été "inventée" il y a deux ou trois milliards d'années par nos soeurs silencieuses, les plantes, qui n'expérimentent et ne discutent pas, et dont la température est identique à celle de l'ambiance où nous vivons. Si comprendre c'est se faire une image, nous ne nous ferons jamais une image d'un happening à l'échelle du millionnième de milimètre, dont le rythme est le millionnième de seconde et dont les acteurs, par leur essence mêmes, sont invisibles. Toute description verbale sera donc défaillante  et l'une vaudra l'autre : acceptons donc la suivante.

Il entre dans la feuille, se heurtant à d'innombrables, mais inutiles ici, molécules d'azote et d'hydrogène. Il adhère à une grosse molécule compliquée qui l'active et reçoit en même temps le message décisif du ciel, sous la forme fulgurante d'un petit paquet de lumière solaire. En un instant, comme un insecte devenu la proie de l'araignée, il est séparé de son oxygène, combiné avec de l'hydrogène et (croit-on) du phosphore, pour être finalement inséré dans une chaine, longue ou courte - peu importe -, mais qui est la chaine de la vie. Tout cela se fait rapidement, en silence, à la température et à la pression de l'athmosphère, et gratuitement. Chers collègues, quand nous auront appris à en faire autant, nous seront sicut Deus et nous aurons ainsi résolu le problème de la faim dans le monde.

Auteur: Levi Primo

Info: Le système périodique, livre de poche, pp 245-247 *Le carbone a 2 électrons sur la 1e couche qui ne peut contenir que 2 électrons au maximum: et 4 électrons sur la 2e couche qui pourrait en abriter 8 en tout:

[ végétaux ] [ épigenèse ] [ homme-végétal ] [ tétravalence ] [ photosynthèse ]

 

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Ajouté à la BD par miguel

postérité lacanienne

Lorsqu’en janvier 1980, Lacan dissout son École Freudienne de Paris, il motive son acte de ce qu’il appelle l’"échec de la passe", passe de l’analysant à l’analyste, qui était la raison même de la fondation de son École.

Lacan, parce qu’il se demandait "que peut-il se passer dans la tête de quelqu’un ayant fait une analyse pour vouloir devenir analyste ?" était parti de l’hypothèse qu’une "passe" de l’analysant à l’analyste était un fait de structure, témoin que le sujet n’était plus du tout le même à sa sortie qu’à son entrée, ayant constaté dans sa pratique "qu’il y vient comme une boule dans un jeu de tric-trac".

Lacan invente donc une procédure pour tirer ça au clair, parce qu’il souhaite que les psychanalystes se reconnaissent entre eux comme tels, à partir de l’analyse et non pas sur la base de critères préétablis de type universitaire et autres, confrérie, initiation, cooptation, copinage...

Il construit donc la procédure de la passe sur le modèle du mot d’esprit.

Un "passant" raconte son "hystoriole analytique", à un quidam comme lui qui en sera le "passeur", pour un jury de la même veine qui devra apprécier si ça tient debout.

Exemple: le "passant" raconte qu’il a rencontré Salomon Rothschild aux Bains de Lucques et que ce dernier l’a traité d’une façon tout à fait "familonnaire", le passeur prend note et va transmettre ça, texto, au jury, et tout le monde est plié de rire, car ils sont de la même chapelle (la chapelle évoquant bien entendu l’église, comme c’est souvent le cas dans les groupes analytiques...)

Où en est-on aujourd’hui avec cette "passe", 40 ans après la dissolution par Lacan de l’École Freudienne de Paris?

La passe s’est bien sûr transformée en impasse pour la transmission de la psychanalyse...

Jacques-Alain Miller (JAM pour les médias, depuis qu’il est devenu inséparable de l’indécrottable BHL) fait donc. après la mort de Lacan, main basse sur ce qui reste de la machinerie lacanienne et impose son "idée" que la passe (où il n’avait strictement jamais mis les pieds du temps de Lacan) c’était ...la "traversée du fantasme"!, un hapax lacanien que Lacan lui-même n’a jamais exploité (et pour cause... la traversée du fantasme, cela veut dire exactement le contraire de ce qu’on croit en comprendre a priori, c'est à dire qu'on pourrait vivre en dehors de toute illusion — ce qui est le fantasme ultime — traverser le fantasme signifie précisément renoncer au fantasme d’y échapper, le sujet a traversé le fantasme lorsqu'il accepte en soi et pour soi la nécessité constitutive de l'illusion. Son illusion. Chacun ne voit le monde qu'à travers la fenêtre de son fantasme fondamental...)

Bref, depuis plus de vingt ans, Colette Soler a aligné elle aussi son École des Forums du Champ Lacanien sur le diktat millerien, qui s’il n’a strictement aucun rapport avec la passe telle que Lacan l’avait imaginée et tenté de la mettre en œuvre avant d’en constater l’échec, s’avère très utile et particulièrement efficace pour asseoir son pouvoir personnel, et développer une expansion sans limite en montant des comptoirs un peu partout dans le monde, au nom de la "politique de la psychanalyse", comptoirs que viennent visiter de temps en temps des psychanalystes de "renommée mondiale" (!) pour renforcer le gouverneur, mis en place, adoubé par les "locaux", et à l’occasion lui remonter un peu les "bretelles" de la théorie...

Bien entendu, Miller est celui qui a poussé le bouchon le plus loin en se substituant au "cartel de la passe" pour nommer Analyste de l’École (AE) un de ses propres analysants, que le cartel n’avait pas nommé...

Ah, elle aura été tripotée cette pauvre "passe" qui aurait dû signaler la sortie du transfert, et qui en réalité fait la preuve que l’impétrant est au contraire toujours "sous-transfert", passant un examen comme pour entrer à l’École, selon une pure procédure de type universitaire, une formalité plus ou moins colorée de cooptation, à l’opposé radical de l’éthique psychanalytique...

Comment ces dérives (de la jouissance) pervertissent-elles la transmission de la psychanalyse?

Au grand dam du Discours de l’Analyste, que les psychanalystes authentiques s’efforcent de vouloir servir, c’est bien le Discours Universitaire (dont le Signifiant maître sous la barre permet d’éradiquer discrètement le grain de sable de l’énonciation) qui régit massivement l’économie relationnelle de ces groupes, les pratiques perverses de domination et de soumission sont devenues l’ordinaire des institutions psychanalytiques qui n’ont de psychanalyse que le nom, la logique qui les domine étant précisément celle du discours dominant, psychologisant, sociologisant, moralisant ...et démoralisant.

Les deux multinationales Millerienne et Solerienne poursuivent leur développement conformément aux vœux de l’étude de marché, la première commandée par le Capitaine "Win-Win" (surnommé ouin-ouin par les moqueurs) ; l’autre pilotée par "La Solaire", comme elle se surnomme elie-même, qui après avoir rejeté la prétention de Miller à incarner le "Plus-Un" du groupe en a fondé un autre, et qui à force de vouloir y briller jour et nuit en est devenue "La Peluce-Une", ou "La-femme-qui-existe"...

L’obstination des deux professeurs d’université à faire coller l’enseignement lacanien avec leurs rêves de suprématie (leur fantasme d’immortalité symbolique) a donc fini par naufrager la transmission de l’enseignement lacanien sur le roc de "la passe" qui affleure dans des eaux peu profondes, raison pour laquelle ils ne coulent pas, mais demeurent couchés sur le flanc, les forçant à réinventer ce qui n’était pas du tout à retoquer chez Lacan...

Auteur: Dubuis Santini Christian

Info: Publication facebook du 24.02.2021

[ incompréhension ] [ dévoiement ] [ idéalistes ] [ parisianisme ]

 
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Ajouté à la BD par Coli Masson

cheptel humain

Malgré tout le bonheur que m’a procuré, à titre personnel, chaque voyage entrepris ces dernières années, une impression tenace s’est imprimée dans mon esprit : une horreur silencieuse devant la monotonie du monde. Les modes de vie finissent par se ressembler, à tous se conformer à un schéma culturel homogène. Les coutumes propres à chaque peuple disparaissent, les costumes s’uniformisent, les mœurs prennent un caractère de plus en plus international. Les pays semblent, pour ainsi dire, ne plus se distinguer les uns des autres, les hommes s’activent et vivent selon un modèle unique, tandis que les villes paraissent toutes identiques. Paris est aux trois quarts américanisée, Vienne est budapestisée : l’arôme délicat de ce que les cultures ont de singulier se volatilise de plus en plus, les couleurs s’estompent avec une rapidité sans précédent et, sous la couche de vernis craquelé, affleure le piston couleur acier de l’activité mécanique, la machine du monde moderne. Ce processus est en marche depuis fort longtemps déjà : avant la guerre, Rathenau avait annoncé de manière prophétique cette mécanisation de l’existence, la prépondérance de la technique, comme étant le phénomène le plus important de notre époque. Or, jamais cette déchéance dans l’uniformité des modes de vie n’a été aussi précipitée, aussi versatile, que ces dernières années. Soyons clairs ! C’est sans doute le phénomène le plus brûlant, le plus capital de notre temps.

[…]

Conséquences : la disparition de toute individualité, jusque dans l’apparence extérieure. Le fait que les gens portent tous les mêmes vêtements, que les femmes revêtent toutes la même robe et le même maquillage n’est pas sans danger : la monotonie doit nécessairement pénétrer à l’intérieur. Les visages finissent par tous se ressembler, parce que soumis aux mêmes désirs, de même que les corps, qui s’exercent aux mêmes pratiques sportives, et les esprits, qui partagent les mêmes centres d’intérêt. Inconsciemment, une âme unique se crée, une âme de masse, mue par le désir accru d’uniformité, qui célèbre la dégénérescence des nerfs en faveur des muscles et la mort de l’individu en faveur d’un type générique. La conversation, cet art de la parole, s’use dans la danse et s’y disperse, le théâtre se galvaude au profit du cinéma, les usages de la mode, marquée par la rapidité, le “succès saisonnier”, imprègnent la littérature. Déjà, comme en Angleterre, la littérature populaire disparaît devant le phénomène qui va s’amplifiant du “livre de la saison”, de même que la forme éclair du succès se propage à la radio, diffusée simultanément sur toutes les stations européennes avant de s’évaporer dans la seconde qui suit. Et comme tout est orienté vers le court terme, la consommation augmente : ainsi, l’éducation, qui se poursuivait de manière patiente et rationnelle, et prédominait tout au long d’une vie, devient un phénomène très rare à notre époque, comme tout ce qui s’acquiert grâce à un effort personnel.

[…]

Toutes ces choses, que j’ai seulement évoquées, le cinéma, la radio, la danse, tous ces nouveaux moyens de mécanisation de l’humanité, exercent un pouvoir énorme qui ne peut être dépassé. Toutes répondent en effet à l’idéal le plus élevé de la moyenne : offrir du plaisir sans exiger d’effort. Et leur force imbattable réside en cela : elles sont incroyablement confortables. La nouvelle danse peut être apprise en trois heures par la femme de ménage la plus maladroite, le cinéma ravit les analphabètes, desquels on n’exige pas une grande éducation pour profiter de la radio ; il suffit de mettre les écouteurs sur la tête, pour déjà l’entendre rouler dans l’oreille – même les dieux luttent en vain contre un tel confort. Ce qui n’exige que le minimum d’effort, mental et physique, et le minimum de force morale doit nécessairement l’emporter auprès des masses, dans la mesure où cela suscite la passion de la majorité. Et ce qui aujourd’hui encore réclame l’indépendance, l’autodétermination ou la personnalité dans le plaisir paraît dérisoire face à un pouvoir aussi surdimensionné. À vrai dire, au moment où l’humanité s’ennuie toujours davantage et devient de plus en plus monotone, il ne lui arrive rien d’autre que ce qu’elle désire au plus profond d’elle-même. L’indépendance dans le mode de vie et même dans la jouissance de la vie ne constitue plus, désormais, un objectif, tant la plupart des gens ne s’aperçoivent pas à quel point ils sont devenus des particules, des atomes d’une violence gigantesque. Ils se laissent ainsi entraîner par le courant qui les happe vers le vide ; comme le disait Tacite : “ruere in servitium”, ils se jettent dans l’esclavage […].

Ainsi, aucune résistance ! Ce serait une présomption scandaleuse que d’essayer d’éloigner les gens de ces petits plaisirs (intérieurement vides). Parce que nous – pour être honnêtes – qu’avons-nous d’autre à leur donner ? Nos livres ne les touchent plus, car ils ont cessé depuis longtemps de procurer les sueurs froides ou les excitations fébriles, que le sport et le cinéma prodiguent à foison. Ils ont même l’impudence d’exiger au préalable de nos livres, de notre effort mental et de notre éducation, une coopération des sentiments et une tension de l’âme. Nous sommes devenus – admettons-le – terriblement étrangers à tous ces plaisirs et passions de masse et donc à l’esprit de l’époque, nous, dont la culture spirituelle est une passion pour la vie, nous, qui ne nous ennuyons jamais, pour qui chaque jour est trop court de six heures, nous, qui n’avons besoin ni de dispositifs pour tuer le temps ni de machines d’arcade, ni de danse, ni de cinéma, ni de radio, ni de bridge, ni de défilés de mode. Il nous suffit de passer devant un panneau d’affichage dans une grande ville ou de lire un journal qui décrit en détail les batailles homériques des matchs de football pour sentir que nous sommes déjà devenus des outsiders, tels les derniers encyclopédistes pendant la Révolution française, une espèce aussi rare et menacée d’extinction aujourd’hui en Europe que les chamois et les edelweiss. Peut-être qu’un jour un parc naturel sera créé pour nous, derniers spécimens d’une espèce rare, pour nous préserver et nous conserver respectueusement en tant que curiosités de l’époque, mais nous devons avoir conscience que nous manquons depuis longtemps d’un quelconque pouvoir pour tenter la moindre chose contre cette uniformité croissante du monde. Devant cette lumière éblouissante de fête foraine, nous ne pouvons que demeurer dans l’ombre et, tels les moines des monastères pendant les grandes guerres et les grands bouleversements, consigner dans des chroniques et des descriptions un état de choses que, comme eux, nous tenons pour une déroute de l’esprit.

Auteur: Zweig Stefan

Info: L'uniformisation du monde

[ indifférenciation ] [ loisirs ] [ industrialisation ] [ normalisation ]

 
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Ajouté à la BD par Coli Masson