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rembobinage mental

C'est vrai. Tout aurait été différent si elles n'étaient pas allées ce jour-là à l'anniversaire de Zorana. Si Suzana ce jour-là n'avait pas téléphoné pour lui proposer de l'accompagner, elle n'aurait jamais connu Frane. Si, comme elle l'avait prévu, elle était restée à la maison emmitouflée dans les couvertures, jamais de toute sa vie elle n'aurait rencontré Anka Sarié. Elle aurait avalé une aspirine et regardé Spiderman à la télévision, et Mme Sarié et elle n'auraient été que deux individus parmi la centaine de milliers d'habitants vivant dans la même chacun dans son rayon de ruche. Si elles s'étaient croisées, ça n'aurait été qu'incidemment, par hasard, dans un bus ou dans une queue à la caisse. Le regard de Bruna n'aurait noté qu'en passant ses hanches larges, ses cheveux courts et son visage anguleux. Ce visage se serait fondu dans le nerf optique, il se serait perdu dans un segment du cerveau, dans la banque de données infinies des visages sans importance qu'on voit et qu'on oublie aussitôt. Anka et elle se seraient côtoyées sans y prêter attention et auraient disparu dans l'anonymat.




Auteur: Pavicic Jurica

Info: La femme du deuxième étage

[ supposition ] [ induction ] [ déclic ]

 

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Ajouté à la BD par miguel

bouquins

[...] Serrés les uns contre les autres, les livres s'y tiennent debout comme des humains de tailles et de corpulences différentes. Il y en a de grands et minces, de petits épais, de petits chétifs et de grands forts, divers et soudés, de toutes les couleurs, ils me font face et se tiennent par les bras comme des manifestants au premier rang d'un défilé du premier mai. Je penche la tête pour lire les titres et me déplace lentement de rayon en rayon, d'étagère en étagère et parfois je m'arrête et prends un livre que j'ouvre pour le feuilleter. Je suis en train d'oublier ce pour quoi je suis venu. C'est que je suis certain d'avoir déjà eu certains d'entre eux entre les mains, empruntés lorsque, enfant, je fréquentais l'ancienne bibliothèque. Je redécouvre, au verso des couvertures épaisses, la pochette collée qui contient une carte sur laquelle sous le titre du livre trois colonnes indiquent de gauche à droite date d'emprunt, nom de l'emprunteur et date de retour. Dates et noms s'empilent ainsi, des emprunts les plus reculés aux plus récents, et bientôt je me cherche avec fébrilité dans les listes verticales de certains livres dont il me semble me souvenir que je les ai lus.

Auteur: Cattacin Jean-Luc

Info:

[ bibliothèque publique ]

 

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Ajouté à la BD par miguel

relativité

Pour décider si c'est "Bien" ou "Pas bien", nous avons une règle très simple: la composition doit être vraie. Nous devons décrire ce qui est, ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous faisons. Par exemple, il est interdit d'écrire: "Grand-Mère ressemble à une sorcière" ; mais il est permis d'écrire: "Les gens appellent Grand-Mère la Sorcière."

Il est interdit d'écrire: "La Petite Ville est belle", car la Petite Ville peut être belle pour nous et laide pour quelqu'un d'autre.

De même, si nous écrivons: "L'ordonnance est gentil", cela n'est pas une vérité, parce que l'ordonnance est peut-être capable de méchancetés que nous ignorons. Nous écrirons donc simplement: "L'ordonnance nous donne des couvertures."

Nous écrirons: "Nous mangeons beaucoup de noix", et non pas: "Nous aimons les noix", car le mot "aimer" n'est pas un mot sûr, il manque de précision et d'objectivité. "Aimer les noix" et "aimer notre Mère", cela ne peut pas vouloir dire la même chose. La première formule désigne un goût agréable dans la bouche, et la deuxième un sentiment.

Les mots qui définissent les sentiments sont très vagues ; il vaut mieux éviter leur emploi et s'en tenir à la description des objets, des êtres humains et de soi-même, c'est-à-dire à la description fidèle des faits.

Auteur: Agota Kristof

Info: Le Grand Cahier, premier tome de la "Trilogie des jumeaux", 1986

[ vérités relatives ] [ jugement ] [ bien-mal ] [ prudence locutoire ] [ distanciation ]

 
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Ajouté à la BD par Coli Masson

focalisations

Quand il entra dans le salon, encore étourdi de fièvre, la tête lourde, seule l'énorme bibliothèque scientifique du colonel Marius Buisson, comme un géant debout, comme une dernière sentinelle, occupait la pièce principale. Les étagères étaient couvertes de bibelots en terre cuite ornés d’inscriptions juliennes, de petits instruments astronomiques dont un astrolabe en cuivre qui donnait la hauteur des étoiles et, à l'arrière, en file comme un peloton d'exécution, de vieux livres aux reliures embellies par Simier R. du Roi, parfois amassés à l’horizontale, désordonnés et scintillants en une constellation de papier.

Ce premier jour, Mouchot ne s'approcha pas des livres. Le lendemain, il parcourut rapidement le dos des couvertures, l'air oisif, sans s'y attarder. Au bout d'une semaine, il feuilleta certains volumes et, quelques jours plus tard, il avait formé une pile sur sa table de chevet, dont un seul livre attira véritablement son attention. C'était un ouvrage de Claude Pouillet sur la chaleur solaire.

Cette lecture le plongea dans une série de curiosités autour du soleil. Seul dans son nouveau logement, où flottaient encore le fantôme du colonel Buisson et les oriflammes tachées des guerres étrangères, il apprit que des médecins italiens désinfectaient des plaies avec des rayons solaires concentrés, à l'aide de ballons d'eau en verre, et que l'astronome Cassini, en 1710, avait offert au Roi-Soleil un miroir qui pouvait fondre un morceau de fer en une heure.

Auteur: Bonnefoy Miguel

Info: L'Inventeur

[ convexe-concave ] [ loupe ] [ lentille ] [ historique ]

 

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Ajouté à la BD par miguel

colonialisme

Frère, notre territoire était grand et le vôtre était petit. Vous êtes maintenant devenus un grand peuple, et il nous reste à peine l'espace pour étendre nos couvertures. Vous avez notre pays, mais cela ne vous suffit pas. Vous voulez nous forcer à épouser votre religion. Frère, continue à écouter. Tu te dis envoyé ici pour nous apprendre à rendre le culte au Grand Esprit d'une manière qui lui soit agréable. Et tu prétends que si nous n'adoptons pas la religion que vous les Blancs vous prêchez, nous serons malheureux ici-bas. Tu dis être dans le vrai et que nous sommes perdus. Comment pourrions-nous vérifier la vérité de tes paroles? (...) Frère, tu dis qu'il n'y a qu'une seule façon d'adorer et de servir le Grand Esprit. Si il n'y a qu'une religion, pourquoi le peuple blanc est-il si partagé à ce sujet? Nous savons que votre religion est écrite dans un livre. Pourquoi n'êtes-vous pas tous d'accord, si vous pouvez tous lire le livre? Frère, nous ne comprenons pas ces choses. On nous dit que ta religion a été donnée à tes ancêtres, et s'est transmise de père en fils. Nous aussi nous avons une religion que nos ancêtres ont reçue et nous ont transmise, à nous, leurs enfants. Nous rendons le culte de cette manière. Il nous apprend à être reconnaissants pour toutes les faveurs que nous recevons, à nous aimer les uns les autres et à être unis. Nous ne nous querellons jamais à propos de religion parce que c'est un sujet qui concerne chaque homme devant le Grand Esprit.

Auteur: Red Jacket Otetiani Sagoyewatha Sa-go-ye-wa-tha

Info: sagesse amérindienne

[ usa ]

 

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roman familial des névrosés

Louis Destouches n’a pas pris comme pseudonyme le prénom de sa mère mais celui de sa grand-mère, Céline Guillou. Qu’on ait bâti des quantités de thèses sur l’inverse en dit long concernant les obsessions de nos contemporains. […] Il ne peut s’agir d'une légitimation par la mère : celle-ci s’appelait Marguerite ; et Céline n’était que son troisième prénom, celui qu’on n’utilise jamais. Il s’agit au contraire d'une remontée à la mère de sa mère, d'une remontée de la fille à la mère, d'une effectuation de ce parcours spécialement interdit qui consiste à traverser l’intimité de ce qui peut, aux yeux d’un fils, se nouer comme reproches étouffés entre une matrice et une plus-que-matrice, une grand-matrice, une outre-mère. […] Ce détail prend toute son importance quand on sait les sentiments de tendresse qu’il avait pour sa grand-mère, des sentiments qui résistent même à la transposition dans la fiction de Mort à crédit, alors que l’amour pour la mère y est considérablement abîmé. […] Qu’il se soit assuré par ce pseudonyme d’être lui-même "bien venu", "réussi", c’est-à-dire moins raté que dans son engendrement officiel et maternel, cela ne fait aucun doute. D’ailleurs, qu’a donc pensé Marguerite Destouches du premier livre de son fils ? "Elle a trouvé ça dangereux et méchant et que ça faisait des histoires", dira-t-il. […]

Une ultime précision : comment Mme Destouches appelait son fils, le petit Louis-Ferdinand ? Simplement Louis, comme ses proches et ses amis le nommeront toute sa vie. Or, le personnage central de ses romans ne se prénomme jamais Louis. Toujours Ferdinand. C’est-à-dire que, prenant comme nom le prénom de sa grand-mère tout en faisant croire qu’il s’agit de celui de sa mère, il prend comme prénom de fiction le prénom que sa mère a laissé vacant, prénom si proche et en même temps si différent de celui du père. Ce qui fait que de toute façon, nom et prénom, nom d’une vieille femme morte, prénom jamais utilisé, excèdent radicalement le contrôle maternel, ce qui ne peut être sans rapport avec la décision d’écrire, c’est-à-dire plus généralement de consommer la rupture avec la grande bouche dentée de la matrice historique, avec l’oralité consommatrice qui fait enfler et danser l’hystérie. Céline n’a littéralement pas de nom : ce sont volontairement trois prénoms qui s’étalent sur les couvertures de ses livres.

Auteur: Muray Philippe

Info: Dans "Céline", éd. Gallimard, 2001, pages 81-83

[ remaniement ] [ généalogie ] [ signification ]

 

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Ajouté à la BD par Coli Masson

portrait

Céline craignait les visiteurs, il vivait comme un petit rentier, derrière une vitre, dans un fauteuil, assis sur des couvertures, les pieds emmitouflés et enfoncés dans des pantoufles énormes. Il écrivait tous les jours, jusqu'à 4 heures de l'après-midi. En arrivant, on demandait si le docteur était là. Il réagissait mieux quand on l'appelait docteur. Ce qui frappait, c'était son regard. Il avait cet oeil que la photo rend mal, un oeil bleu, malin, blasé, à la paupière floue, avec des éclairs, de l'amertume, de la ruse.

Quand il se sentait observé, il lui arrivait, pendant de longs moments, de parler comme un livre. Il y avait aussi des creux, durant lesquels il continuait à émettre de façon fragmentée. Si on ne l'interrompait pas ou si on ne le relançait pas par une question, il allait seul, oubliant le micro, dressant ses grands bras pour remplacer un mot ou une phrase, pour occuper le silence, puis il les laissait retomber sur ses genoux.

En allant l'interroger, je cherchais des influences de style dans ses lectures, des modèles. La Fontaine, principalement ; Mme de Sévigné aussi : les épistoliers sont à mi-chemin entre l'oral et l'écrit. Bien sûr qu'il avait à dire sur la Sévigné ! Les deux mains s'élèvent comme deux crabes à l'envers :

"Dans la Sévigné, on sent comme un tremblement de velours..."

Les autres stylistes y passent à leur tour. Stendhal ? Un pisse-froid Proust ? Il n'avait pas beaucoup de style, il était malade. Saint-Simon ? De premier ordre, mais emmerdant à cause de ses nobles ; il y a trop de nobles, c'est la barbe.

Mais c'était lui que je cherchais. À l'audition de la bande, sans les gestes, sans rien d'autre que ce qui est enregistré, l'évocation est encore vive et drôle, mais partielle. La langue orale, par son intonation, son accentuation, son rythme, conserve encore suffisamment de traits non équivoques. Mais le texte transcrit de ce que Céline disait est illisible. Il fallait être Céline pour transcoder son propre discours.

D'abord, il y a les silences. Ce sont des tunnels, et c'est de là, je crois, qu'il faut partir. Entre les moments où Céline cesse d'émettre des sons articulés et ceux où il reprend, la signification continue. Un exemple ? À propos de Villon, il dit : "Il ramène tout d'un coup, n'est-ce pas, des mélancolies qui viennent de loin... Qui sont bien au-dessus, au fond de la nature humaine, qui n'a pas cette qualité, n'est-ce pas..." Je note par des points de suspension ce qui me semble être un silence de dérive, là où Céline change de route. Et je note par une virgule ce qui me semble être un silence de reprise, là où, tandis que le silence se déroule. Céline continue dans la même direction. Dans un cas comme dans l'autre, le silence est un trait de la syntaxe célinienne : la signification continue dessous.

Auteur: Guénot Jean

Info: De la parole à l'écriture, article dans le journal Le Monde du 15 février 1969

[ écrivains français ]

 

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Ajouté à la BD par miguel

première fois

L'homme pressé avait enfin décidé de se presser. Il aurait Hedwige ce soir même ; Depuis près de six semaines il différait. C'était fini. Il descendait dans cette plaine fertile. Il parlerait en prince ; il ferait main basse sur la récolte ; il commanderait dans toute l'étendue de sa domination, dans toute la force de sa possession, à ce trésor immense qu'était la personne d'Hedwige. Pierre avait choisi son moment, bien choisi. L'heure était non seulement légale, mais légitime. Hedwige était non seulement liée, mais attachée à lui ; elle se montrait amoureuse et consentante. Elle se livrerait certainement tout entière : condition essentielle d'une grande amitié, sans laquelle le mariage est une chambre d'accès aussi facile que la prostitution, ou un jeu de société, de bonne société.

(...)

Ils rentrèrent. Pierre commença à se déshabiller dans l'escalier. Au premier, le gilet ; au second, la cravate ; au troisième, les bretelles. Quand il arriva à leur porte, ses habits ne tenaient plus que par miracle dans sa main. Et pendant qu'Hedwige tournait la clé dans la serrure il en profita pour délacer ses souliers.

- J'entre dans votre lit pour le chauffer, dit-il.

Il fut sous la couverture avant qu'Hedwige eût enlevé son chapeau. Il la regardait ses préparatifs pour la toilette de nuit, gros sac d'ouate, graisse pour le démaquillage, lotions claires, papiers de crêpe, démêloirs, miroirs, etc. (Et elle n'était pas coquette ! ) Bruits de tiroir de commodes, d'eaux tombantes ou jaillissantes. C'était l'heure où les autobus s'espacent, où le métro élargit son bruit souterrain de plusieurs secondes, où les isolés ont l'air de couples à cause de l'écho dans les rues sonores et de leur ombre sur les murs, où la nuit appartient aux vieux journalistes, et à toutes les femmes, les femmes à scènes et les femmes douces. Tout en jetant dans la corbeille des tampons d'ouate rosie par le fard, Hedwige regardait derrière elle dans la glace, comme l'automobiliste regarde dans le rétroviseur la voiture qui va la rattraper. Elle avait compris que c'était pour ce soir. Qu'il avait faim d'elle, elle le devinait à une très légère nuance rauque dans la voix de Pierre. Il s'arrondissait, parlait de moins en moins, se tassait peu à peu dans la bonne laine du matelas qui, malgré le rembourrage, prenait son empreinte. Elle ne voyait que ses cheveux noirs. Ce monde d'élan inassouvis qu'il représentait n'apparaissait plus sur terre que par une mèche. Cet audacieux sans repos sous l'aiguillon ne remuait désormais pas plus qu'une souche. C'était à la fois touchant et inquiétant. Pierre avait souvent badiné sur le lit d'Hedwige le matin ou le soir. Il s'était glissé parfois sous son couvre-pieds, mais dans son lit il n'était jamais entré. Il ne l'avait jamais habité comme maintenant. Était-il de la race de ceux qui aiment être bordés ou de ceux qui ondulent la nuit et retroussent au petit matin les couvertures ? Elle allait le connaître tout entier, le traduire en langage clair, le tenir en un champ clos de linge où il ne se déroberait plus ; elle allait savoir si sa séduction émanait de lui immobile ou de lui en mouvement ; elle allait arriver au cœur du secret, savoir enfin si la hâte de Pierre était du muscle ou seulement du nerf, de la force ou de la faiblesse.

Sa curiosité fut si vive qu'elle ne ressentit aucunement cette honte chaude qu'éprouvent les filles qui ne sont jamais unies à un homme.

Auteur: Morand Paul

Info: l'homme pressé (1941, 350 p., Gallimard, p.163, 170)

[ romantisme ] [ envies ] [ désir ] [ poésie du détail ]

 
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littérature

[...] les dizaines de milliers de pages que tu as absorbées tournent sans cesse dans les tiroirs et les étagères de ton cerveau, tu te souviens des noms des auteurs, des titres des livres et même du nom des éditeurs et des collections, tu reconnais les couvertures, les tranches colorées, tu distingues les différents éditeurs à la couleur de la couverture, au format du livre, tu repères de loin dans les cartons les logos de tes préférés, tu recopies des paragraphes entiers, tu apprends par coeur des poèmes et des citations, tu lis les biographies et la correspondance de tes favoris, tu cites des phrases et des vers, tu prêtes des livres, tu perds des livres, tu les rachètes, tu ne t'en lasses pas ; quand tu es dans le jardin, tu considères les saisons comme les chapitres d'un livre familier que tu relis régulièrement, chaque année tu écris de nouvelles pages dans la terre du jardin, tu rédiges des brouillons successifs, tu élagues, tu mets au propre, tu relis tu déchires, tu chiffonnes des boules de papier, tu jettes au fumier, tu recommences, l'écriture te nourrit, tu rédiges les versets de la terre, tu graves dans la glaise, ton corps est ton dernier volume, les rides et les cicatrices, les plis et replis, les bosses et les creux racontent ton histoire et celle de tes frères ; il pleut sur le livre abandonné près du fauteuil du jardin, les pages sont trempées, même le vent ne parvient pas à les tourner, l'encre noire coule dans les allées, le ruisseau d'encre grossit, devient une rivière, coule vers la Lys, coule vers l'Escaut, traverse le pays, rejoint la mer du Nord, l'encre glisse dans la mer, les lettres les mots les phrases sont emportés par la bourrasque, par l'érosion incessante, tu les suis des yeux le plus longtemps possible, tu retiens les plus beaux mots, laitue blonde de la passion, reine de mai, mâche ronde verte à coeur plein, tu retiens tous ces mots, tu les retiens par coeur, ton coeur se remplit de mots, il déborde il éclate, les mots se répandent dans ton corps tout entier, ils parcourent tes veines comme des alcaloïdes stupéfiants, ils se nichent dans ton estomac et tes intestins veloutés, ils se cachent au détour d'une articulation, entre tes vertèbres sacrées, ils rampent à l'intérieur de tes os dans la moelle jaune et grasse, ton sang charrie tous les mots de l'amour et de la violence, les pseudopodes de tes globules blancs se saisissent des mots les plus longs, en séparent les syllabes et les digèrent sans coup férir, mais un jour cependant, les choses changent, tu constates l'invasion de ton corps par les profanateurs de littérature, les slogans de la télévision comme de longs vers répugnants s'introduisent dans tes oreilles, rampent entre les osselets, circulent sous les méninges de ton système nerveux, ils s'accouplent tête-bêche à l'intérieur de ta tête, tu regardes l'éclosion dégoûtante des parasites, tu les vois migrer, ton corps devient le champ de bataille de la poésie, ta peau se soulève par endroits, révélant l'ardeur des combats engagés entre les mots du dedans et ceux du dehors, ta température s'élève brutalement, tu te sens impuissant, tu assistes en spectateur à la lutte finale, tu es terrorisé, tu sens venir la fin, tu crains à tout moment de voir apparaître au milieu de l'écran noir sous tes paupières fermées cette sentence ultime THE END, tu voudrais apporter des retouches au script mais toute retouche est interdite, tu ne maîtrises plus rien et de toute façon ton [...]

Auteur: Suel Lucien

Info: Mort d'un jardinier

[ vocabulaire ] [ obsession ]

 

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