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altérité

J’aime l’humanité, disait-il, mais je m’étonne de moi-même ; plus j’aime l’humanité en général, moins j’aime les gens en particulier, c’est-à-dire séparément, en tant qu’individus. Dans mes rêves, je suis souvent allé jusqu’à songer passionnément à servir l’humanité, et peut-être me serais-je vraiment laissé crucifier pour les hommes si, pour une raison quelconque, cela était soudain nécessaire. Pourtant je suis incapable de partager, ne serait-ce que deux jours, une chambre avec un être humain, je le sais par expérience. A peine est-il près de moi, que déjà sa personnalité opprime mon amour-propre et entrave ma liberté. En vingt-quatre heures, je suis capable de haïr jusqu’au meilleur des hommes ; l’un parce qu’il mange lentement à table, un autre parce qu’il est enrhumé et qu’il se mouche sans cesse. Je deviens, disait-il, l’ennemi des hommes, à peine m’effleurent-ils. En revanche, il arrivait toujours que plus je haïssais les gens en particulier, plus mon amour de l’humanité en général devenait ardent.

Auteur: Dostoïevski Fédor Mikhaïlovitch

Info: Les frères Karamazov

[ paradoxe ] [ symbolique-imaginaire ] [ sentiments ]

 
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auto-affirmation

Laisse tomber tes tentatives de passer pour quelqu'un de normal. Suis ton génie propre (geekdom). Embrasse la nerditude. Pour reprendre les mots immortels de Lafcadio Hearn, sois un génie (geek) d'une incroyable obscurité, dont l'œuvre est toujours imprimée après cent ans, "courtise la muse de l'étrange". Tu es peut-être un geek. C'est possible que tu sois un geek. Tu devrais t'efforcer d'être un geek qu'ils n'oublieront jamais. Ne cherche pas à être civilisé. N'espére pas que les hétérosexuels te garderont comme une sorte d'animal de compagnie. Qu'ils aillent au diable. Tu devrais réaliser pleinement ce que la société a fait de toi et prendre une terrible revanche. Deviens. Sois très bizarre. Deviens dangereusement bizarre. Sois sophistiqué, complètement bizarre, et ne le fais pas à moitié. Mets-y toute la puissance dont tu disposes. Ne deviens pas une personne bien équilibrée. Les personnes bien équilibrées sont lisses et ennuyeuses. Deviens quelqu'un d'épineux. Fais pousser des épines sous tous les angles et enfonce-toi dans leur gorge comme un poisson-globe.

Auteur: Sterling Bruce

Info:

[ idiosyncrasie assumée ] [ injonction ]

 
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Ajouté à la BD par miguel

pensée-de-femme

Ah ! Chéri, comme je t'aime... Pourrais-tu en douter ? Tu m'as semé le vice dans le sang et je veux maintenant des étreintes farouches, à nulles autres pareilles. Je t'aime, je t'aime, je t'aime comme une bête en rut. Je veux te sentir pénétrer en mon être, décharger dans ma chair. Je veux jouir comme une brute sous tes caresses ou sous tes coups. Que m'importe ! Ce que je veux, c'est t'aimer, t'aimer, te donner du plaisir avec mon corps en fièvre qui réclame ta possession. Mon amant adoré mon petit dieu, que n'es-tu là pour calmer ce désir furieux qui monte, qui monte, qui m'emporte follement vers toi ! Vite samedi, je veux souffrir, je veux t'aimer. Je veux dévorer de baisers ta queue et ton cul que j'adore. Ma langue infatigable ira de l'un à l'autre. Je te sucerai, je te branlerai, je t'aimerai... Ah ! Charles, je deviens folle de désir, je n'en puis plus. J'ai mal dans tout mon être tendu vers toi éperdument. À ce soir mon aimé. Je t'adore. Je t'aime. Je te veux.

Auteur: Anonyme

Info: Mademoiselle S.: Lettres d'amour 1928-1930

[ passion ] [ sexe ] [ stupre ]

 

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femmes-par-femmes

Violentes, rouges, aux lèvres et aux pommettes, continuellement pressées, il me semble les avoir toujours vues en train de trisser, à peine le temps de stopper sur le trottoir, serrer contre elles leur sac à provisions pour se baisser et m'embrasser sec avec un sonore, qu'est-ce que tu deviens la fille ? Pas de débordement de tendresse non plus, pas de ces bouches en cul de poule, petits yeux voilés de cajolerie pour s'adresser aux enfants. Des femmes un peu raides, brutales, aux colères éclatantes de gros mots et qui, à la fin des repas de famille, aux communions, pleurent de rire dans leur serviette. Ma tante Madeleine en montrait même le fond plissé de sa culotte rose. Je ne me souviens pas d'une seule le tricot à la main ou piétinant devant des sauces, elles sortaient de leur buffet les assortiments de charcuterie et la pyramide de papier blanc du pâtissier tachée de crème. La poussière, le rangement, elles s'en battaient l'œil, s'excusaient tout de même, pour la forme, "faites pas attention à la maison", disaient elles. Pas des femmes d'intérieur, rien que des femmes du dehors.

Auteur: Ernaux Annie

Info: La femme gelée, Pages 14-15, Folio, 2018

[ simples ]

 

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Ajouté à la BD par miguel

auto-description

Sais-tu ce que je répondrais à quelqu'un qui me demanderait une description de moi-même, en vitesse ? Ceci :

? ? ! !

Parce que ma vie est de fait un perpétuel point d'interrogation : ma soif de livres, mes observations des gens, tout cela tend à satisfaire un grand et immense désir de savoir, de comprendre, de trouver une réponse à un million de questions. Et peu à peu, des réponses se révèlent, beaucoup de choses sont expliquées, et surtout, beaucoup de choses sont nommées et décrites, en ce cas mon anxiété s'estompe. Je deviens alors une personne expansive, qui applaudit les innombrables surprises que le monde réserve, et qui passe d'une extase à l'autre. J'ai l'habitude d'observer, de fouiller, d'écouter et de chercher, d'être curieuse et en attente. Mais j'ai aussi comme un réflexe d'être surprise, une habitude d'émerveillement et de satisfaction chaque fois que je tombe sur quelque chose de remarquable. Ma première tendance pourrait faire de moi une philosophe, une cynique ou peut-être une humoriste. Mais la seconde en détruit toutes les fondations délicates, et je découvre chaque jour que je ne suis finalement... qu'une femme !  

Auteur: Nin Anaïs

Info: The Early Diary of Anaïs Nin, Vol. 2 : 1920-1923

[ autoportrait ]

 
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Ajouté à la BD par miguel

femme-par-homme

Oh mon Dieu, il vient de se passer un truc terrible, il y a quelques minutes. J’étais amer et je me morfondais à propos de cette souffrance que le bon Dieu m’a envoyée lorsque la femelle est allée dans la salle de bains et m’a dit d’une voix endormie.

"Je crois qu’on a des Numz ici."

Impeccable… Je la laisse se débrouiller avec ça, les minutes passent et je deviens nerveux. Tu comprends, je suis mal barré, je commence à m’impatienter sérieusement… Alors je rentre là-dedans et comme elle est assise sur les chiottes, je sors. Je la vois se lever et se diriger vers l’armoire à pharmacie, elle ne s’était même pas donné la peine de tirer la chasse d’eau, ce que je fais pour elle. Je la regarde chercher dans l’armoire. Je dois dire que j’ai de la patience. J’attends 5 minutes, 10 minutes… J’essaie de la remuer un peu, mais elle est trop stupide ou trop intelligente pour moi… Je lui ai répété 3 ou 4 fois qu’elle était cinglée, mais ça n’est pas le terme qui convenait : je crois tout simplement qu’elle est morte, morte, morte, morte ! 

Auteur: Bukowski Charles

Info: Lettre à Douglas Blazek, 1965

[ couple ] [ quotidien ] [ insupportable ]

 

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Ajouté à la BD par Coli Masson

deuil

Une beauté brune dans une petite ville, un passé inavouable, une réputation ruinée, un amour perdu, sacrifié, protégé par l'oubli, le silence, donc éternel. J'envie presque ma mère, parfois, la fidélité, la tendresse avec laquelle elle préservait son amour de jeunesse, sa passion interdite, le père de son enfant illégitime. Au cours de ses dernières semaines encore, dans le service de long séjour, ma mère nous étonne, moi sa fille, et Dieu sait combien d'autres personnes, durant ses nuits effilochées rallongées par la douleur, en appelant un jeune homme, en répétant encore et encore, comme un refrain, dans son sommeil, dans son délire, dans sa souffrance : j'ai eu un jour un tendre amant, un très tendre amant, laissez donc la fenêtre entrouverte, j'aime tant regarder ces lilas blancs, avec la mer derrière, si tu le croises, dis-lui bonjour pour moi, dis bonjour de ma part à mon amour, dis-lui que je l'attends, dis-lui que tout va bien, que nous sommes toutes les deux en bonne santé, dis-lui que la petite à de beaux yeux, des yeux de violette, bleus comme la mer, exactement comme son père. En toute innocence, je couvre de ces fleurs interdites les tables de chevet de ma mère endormie du lourd sommeil du début de la fin, elle ne crie plus, ne proteste plus, entrouvre juste les paupières pour laisser filtrer entre ses longs cils gris un éclat noisette de plus en plus rare, et je continue de lui apporter des fleurs, à pleines brassées, pour une fois, pour trois ans, pour trente ans, jusqu'à la fin. J'en prends soin comme de bouquets de mariée, je les porte avec précaution, je les soigne, je change l'eau des vases. Je deviens la vestale du Grand Amour de ma mère. La servante de son amant inconnu, de ma soeur ignorée. L'accompagnante des accompagnantes. Dans son cercueil encore, je dispose autour du visage de ma mère et sur sa poitrine des violettes bleu nuit et du lilas blanc, trouvés à grand peine en ce mois de janvier. Je fais de sa bière en bouleau doublée de soie son dernier lit d'amour, l'odeur est enivrante, la petite chapelle s'emplit d'effluves presque indécents, du parfum humide et crémeux, trop vite fané, des amours d'été. Assise dans la pâle lumière bleue des bougies de la chapelle, j'ignore combien d'êtres je pleure en réalité, qui sont tous ceux que je perds en même temps que ma mère ensevelie sous les violettes et le lilas.

Auteur: Snellman Anja Kauranen

Info: Le temps de la peau, traduit du finnois par Anne Colin du Terrail, Presses Universitaires de Caen

[ émotion ] [ maman ]

 

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émoi

Plus tard, je suis resté un moment à contempler attentivement l'agitation de la foule. C'était une des ces journées où tout le monde est pressé, transpirait, se bousculait. Les changeurs se mêlaient au vendeuses de nourriture qui ravivaient avec une certaine impatience le feu de leur braseros avec un éventail de paille. Par moment la circulation bouchonnait ; à d'autres les autos passaient comme des bolides. C'est alors qu'à quelques mètres, j'ai été témoin d'une émotion extraordinaire. Très peu de personnes ont remarqué l'incident.
Une femme âgée, assise dans un fauteuil roulant, avançait sur le trottoir. Un garçon d'environ dix ans, son fils, poussait le fauteuil. Et tout à coup, en passant sur un nid-de-poule, une des roues s'est déboîtée et est allée en roulant heurter les pieds d'un homme. Inquiet parce que sa mère semblait sur le point de tomber par terre, l'enfant a demandé de l'aide. Il n'a pas du tout fait attention à qui il s'adressait. C'était à un fou crasseux qui, à ce moment-là, très contrarié, cherchait quelque chose d'imaginaire qui bougeait en l'air. L'interruption de l'enfant l'a déconcerté et pendant quelques secondes il s'est gratté la nuque. Quand la mère s'est rendu compte de la situation il était trop tard : le fou avait ramassé la roue et s'efforçait de la remettre en place. Ce qu'il a fait avec une habilité et une rapidité surprenantes, s'assurant que les vis étaient bien serrées. L'enfant a attendu en silence qu'il ait terminé son travail et puis, le regardant en face, lui a dit :
- Merci beaucoup, monsieur.
La mère en a fait autant, bien que son remerciement ait été un peu évasif, et mère et fils sont vite repartis. Le fou est resté perplexe un instant. Quand il s'est retourné, j'ai vu qu'il avait les joue ravagées de larmes. Son visage, sale et inexpressif, offrait un spectacle désolant. Qu'est-ce qui l'avait ému à ce point ? Le fait de se sentir utile ? Ou peut-être de s'être senti encore traité comme une personne ? Depuis combien de temps ne l'avait-on pas appeler monsieur ou ne lui avait-on pas dit merci ?
Je deviens peut-être sentimental. Je ne sais pas. Mais ces choses-là arrivent avec le travail. Ça fait partie de la rue, et il n'y a pas moyen de les éviter. On pense que cela nous apprend quelque chose, nous donne l'occasion d'être plus ouverts au monde. De la merde, oui ! Ceux qui savent de quoi je parle n'ignorent pas que le premier coin de rue donne aussi d'autres leçons plus frappantes.

Auteur: Ampuero Fernando

Info: Caramel vert

[ réalisme ] [ littérature ]

 

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télévision

Toi qui a su ôter la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, la signification à toute vie ; toi qui effaces les repères, démembres les langues, anéantis le sens de tout ; toi qui débarrasses en beauté les hommes de leurs illusions idéologiques, de leurs attentes utopiques, de leurs velléités critiques ; toi qui les soulages de leur entendement, de leur jugement et de leur raisonnement, ô pur Non-Esprit !
Méfie-toi.
O irréel miroir du monde imprésentable, on cherche de plus en plus à t’interpréter, à te comprendre, à t’analyser.
Sans doute même rêve-t-on de te moraliser ? […]
Terminées, la libre pensée et l’acidité ! Finis les "refus hautains". Honte aux méprisants de l’écran ! Aux intégristes aigris de l’écrit !
Et vive la langue miséreuse des stars inoubliables qui vous fondent sur la langue !
Et en avant, dans la foulée, le recyclage des formulations ridicules et des clichés conjuratoires.
En avant le "primat de visuel", la "spectacularisation de la réalité", le problème de la "déresponsabilisation du citoyen", l’ "idéologie dépolitisante", le "futile événementialisé".
En avant la "grammaire de l’image".
Noueuse masse d’ondes triomphantes ! Ayant fait le pari raisonnable que ton expansion était irréversible, ta croissance illimitée, ton paradis enviable et ton horizon indépassable, ils veulent croire maintenant ta connerie éducable.
[…]
Vérole sortant des ondes ! Ils voudraient te rendre "bonne". Et savante. Et informante.
Ils te désirent "de qualité" !
Pourquoi pas "intelligente", ô Gâteuse infaillible ?
[…]
Ils voudraient t’apprendre à parler, ô Borborygme !
Ils rêvent de te contrôler. Ils ont des opinions sur ton "statut". Ils croient savoir ce que tu devrais être. Généraliste ? Bas de gamme ? Intéressante ? Thématique ? Divertissante ? […]
Et pour commencer, ô Multinationale de l’oubli pestifère, ils prétendent que tu as une "histoire" ! Une histoire ! Toi ! Un passé ! Toi l’inconscient incarné qui ignore royalement le temps ! Et allez donc les anecdotes ! Les rappels d’âge d’or. Les souvenirs mouillés du temps où tu n’étais encore qu’une toute petite maladie bénigne, ô Compulsion digitale universelle, la "télé voix de France", tes vieux feuilletons noir et blanc, trois heures de programmes par jour et ces foules qui se poussaient aux vitrines des marchands de poste pour découvrir, ô maternelle Mutante, comme par une brèche minuscule, tes rares images qui tremblaient d’aise.
[…]
Œsophage du monde nouveau, ils te traitent de "lien social indispensable" !
Ô caniveau !
Poubelle irrévocable ! Ne les laisse pas faire !
Refuse de te laisser arranger le portrait !
Ne deviens pas, surtout leur Téléubu à visage humain ce serait ta fin.
Reste l’Inconnaissable, l’Obscure, l’Impénétrable.
Te voilà avertie, ô grande Cochonnerie obligatoire ! Sois de plus en plus bête, obscène, téléthonne, délatrice, morbide, chiotte, corrompue, infâme. Le troisième millénaire sera dégueulasse ou ne sera pas. Ô Parque à Thèmes ! L’avenir épouvantable des siècles est à toi.

Auteur: Muray Philippe

Info: Dans "Exorcismes spirituels I - Rejet de greffe", pages 403 à 406

[ ode ironique ] [ encouragement gouvernemental ] [ dénigrement ]

 

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Ajouté à la BD par Coli Masson

dialogue imaginaire

Café-Restaurant Lafayette (octobre 1926)

Rinette* me voici à Toulouse. Je garde de ces quelques jours à Paris un souvenir pauvre. Des visites, des courses, l’examen. Le déménagement de ma chambre d’hôtel. Le transport compliqué de malles trop lourdes pleines de livres et d’un tas d’objets extraordinaires dont je n’ai pas su me détacher. (...)

Maintenant je viens enfin m’asseoir tranquillement auprès de vous. Ce que vous ne m’avez pas permis là-bas. et vous me reprochiez de ne pas faire la cour à des tas de gens dont je me moquais éperdument et qui me volaient votre présence - je sais mal préciser ma grande rancune. (…) Et je viens m’asseoir près de vous ce que sans doute vous ne me permettez pas non plus. Ce qui vous agace. Mais si vous saviez comme je m’en moque. Car je vous fabrique ce soir à mon gré et si vous saviez comme vous êtes gentille. Au fond ce sont les seules conversations que j’aie avec vous. Celles que j’invente en moi-même. Et vous êtes d’une patience. Et d’une intelligence : vous comprenez tout. Et moi je deviens bavard : ça c’est merveilleux. Quelle revanche je prends avec mon amie inventée. Car c’est peut-être parce que je vous invente que je tiens tellement à vous. Parfois pourtant vous cadrez avec votre image. En tout cas vous l’alimentez. (…)

C’est dommage que vous soyez capable de me faire parfois un peu de peine - et que je me protège si mal. Car votre image est ce soir très légère. Si j’écrivais des vers je dirais de bien jolies choses. Je dirais "votre image - à la ligne - pèse le poids d’une colombe…" Ça c’est ravissant. Et puis c’est aimable. Je ne sais pas si vous comprenez combien c’est ravissant. Cet oiseau envisagé comme quelque chose de pas durable. On fait "Pfff…" et on est libre. Malheureusement parfois c’est un pavé. Devant ma boîte aux lettres je fais bien " Pfff…". Mais le pavé pèse tout de même. Voilà. Tant pis pour vous, cette lettre. D’ailleurs elle n’est pas adressée à vous. J’ai bien le droit de faire la conversation avec moi-même. J’ai un peu déballé mes valises, mais en trichant. Maintenant si vous vous attendez à ce que je vous dise la date de mon départ, le temps qu’il fait et le menu de mon dîner vous n’aurez rien. Je possède à St-Maurice un grand coffre. J’y engloutis depuis l’âge de sept ans mes projets de tragédie en cinq actes, les lettres que je reçois, mes photos. Tout ce que j’aime, pense et tout ce dont je veux me souvenir. Quelquefois j’étale tout pêle-mêle sur le parquet. Et à plat ventre je revois des tas de choses. Il n’y a que ce grand coffre qui ait de l’importance dans ma vie. Le reste, le temps qu’il fait, le menu des dîners, ce que je deviendrais je m’en fous. Je n’ai plus rien à dire à votre image…

Antoine

Auteur: Saint-Exupéry Antoine de

Info: Lettres de jeunesse, Gallimard Folio, 1976, extraits des pp 59 à 63. *Renée de Saussine, amie d'enfance

[ épistole ] [ prosopopée ]

 

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Ajouté à la BD par Le sous-projectionniste