orgueil
Il n’y a rien de plus facile pour un homme "ordinaire" et "borné" que de croire à sa propre originalité, à sa supériorité, et d’en jouir sans aucune hésitation. Il a suffi à certaines de nos demoiselles de se couper les cheveux, de mettre des lunettes bleues et de prendre le nom de "nihilistes" pour se convaincre aussitôt d’avoir acquis des "convictions personnelles". Il a suffi à un tel d’éprouver dans son cœur un brin de sentiment humanitaire, quelque chose de vertueux, poru s’imaginer tout de suite que personne n’a jamais ressenti rien de semblable et qu’il se trouve ainsi à l’avant-garde de l’humanité. Ou à tel autre d’adopter une idée quelconque sans l’approfondir, ou de lire de tel ou tel ouvrage une seule page sans commencement ni fin, pour croire aussitôt que ce sont ses "propres idées" et qu’elles sont nées dans son cerveau. La présomption de la naïveté, si l’on peut s’exprimer ainsi, produit en pareil cas des résultats vraiment extraordinaires : tout cela est invraisemblable mais on le rencontre à chaque instant. Cette présomption naïve, cette assurance du sot qui se prend pour un génie, a été parfaitement reproduite par Gogol sous les traits de l’étonnant lieutenant Pirogov. Celui-ci ne doute même pas qu’il ne soit pas un génie, voire même supérieure à tout autre génie, au point même de ne jamais se poser une telle question. Il n’a d’ailleurs pas de questions à se poser. L’illustre écrivain a même été obligé de le faire fouetter à la fin pour donner satisfaction au lecteur, dont le sens moral se trouve révolté par tant de présomption ; mais voyant que le "grand génie" s’est contenté de se secouer et de manger un petit gâteau feuilleté en vue de restaurer ses forces après l’exécution, l’auteur a écarté les bras, à bout d’étonnement, en plantant là son lecteur révolté.
Auteur:
Dostoïevski Fédor Mikhaïlovitch
Années: 1821 - 1881
Epoque – Courant religieux: industriel
Sexe: H
Profession et précisions: écrivain
Continent – Pays: Europe - Russie
Info:
"L'idiot", traduit par Nicolas Poltavtzev Presses de la renaissance, Paris, 1974, pages 378-379
[
superficialité
]
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prétentieux
]
[
personnage de roman
]
inconnaissance
J’ai lu l’écriture de l’homme. J’ai vagabondé à travers ses pages, j’ai feuilleté ses idées. Je sais jusqu’où allèrent les peuples et combien les mena loin la tentation de l’esprit. Certains souffrirent pour inventer des formules, d’autres pour engendrer des héros ou pour figer l’ennui dans la foi. Tous dépensèrent leurs richesses parce qu’ils redoutaient le spectre du vide. Et quand ils ne crurent plus à rien, quand la vitalité ne soutint plus la flammèche des tromperies fécondes, ils se livrèrent aux délices du déclin, aux langueurs d’un esprit épuisé.
Ce qu’ils m’ont enseigné – une curiosité dévorante m’entraînait dans les méandres du devenir – n’est qu’eau morte où se reflètent les charognes de la pensée. Tout ce que je sais, je le dois aux fureurs de l’ignorance. Lorsque tout ce que j’ai appris disparaît, alors, nu, le monde nu devant moi, je commence à tout comprendre.
Je fus le compagnon des sceptiques d’Athènes, des écervelés de Rome, des saints de l’Espagne, des penseurs nordiques et des poètes britanniques aux ferveurs brumeuses – le débauché des passions inutiles, le zélateur vicieux et délaissé de toutes les inspirations.
… Et puis, revenu de tout cela, ce fut moi que je retrouvai. Je me remis en route sans eux, explorateur de mon ignorance. Quiconque fait le tour de l’histoire retombe durement en lui-même. Lorsque s’achève le labeur de ses pensées, l’homme, plus seul qu’auparavant, sourit innocemment à la virtualité.
Ce ne sont pas les exploits temporels qui te mettront sur le chemin de ton accomplissement. Affronte l’instant, ne redoute pas la fatigue, ce ne sont pas les hommes qui t’initieront aux mystères gisant dans ton ignorance. Le monde se tapit en elle. Écoute-la sans parler, tu y entendras tout. Il n’existe ni vérité ni erreur, ni objet ni fantasme. Prête l’oreille au monde qui couve quelque part en toi et qui est, sans avoir besoin de se montrer. Tout réside en toi, la place y est vaste pour les continents de la pensée.
Rien ne nous précède, rien ne nous côtoie, rien ne nous succède. L’isolement d’une créature est l’isolement de toutes. L’être est un jamais absolu.
Qui pourrait être dénué de fierté au point de tolérer quoi que ce soit en dehors de lui ? Avant toi retentirent des chants, après toi continuera la poésie des nuits – cela, as-tu la force de le supporter ?
Si, dans la débâcle du temps, dans le miracle d’une présence, je ne vois pas se faire et se défaire le monde vivant, alors ce que je fus et que je suis n’approche même pas le frisson d’une ombre d’étonnement.
Auteur:
Cioran Emil Michel
Années: 1911 - 1995
Epoque – Courant religieux: Récent et Libéralisme économique
Sexe: H
Profession et précisions: écrivain
Continent – Pays: Europe - France - Roumanie
Info:
Bréviaire des vaincus (17)
[
monadisme
]
évolution fantasmée
Mes ancêtres étaient des charognards poilus au front bas qui perforaient les crânes et les os des charognes jonchant les rivages pour sucer leur cervelle en voie de décomposition. Ils l’ont fait pendant des millions d’années en utilisant les mêmes bifaces de silice, sans comprendre pourquoi et dans quel but ils vivaient ainsi : c’était simplement leur instinct, comme celui qui pousse les oiseaux à nidifier et les castors à construire des digues. Ils ne dédaignaient pas de s’entre-dévorer.
Puis le Démon de l’esprit qui descendit sur terre entra en eux et leur apprit la magie des mots. Le troupeau de singes devint l’humanité et entreprit sa vertigineuse ascension sur l’échelle du langage. Et voici que je me tiens sur la crête de l’histoire d’où je vois que son point culminant est dépassé.
Je suis né au moment où la dernière bataille pour l’âme de l’humanité était déjà perdue. Mais j’ai entendu son écho et vu ses éclairs d’adieu. J’ai parcouru des manuels soviétiques poussiéreux qui annonçaient que l’URSS avait libéré l’homme et lui avait permis d’aller dans l’espace. Bien sûr, même dans mon enfance, je comprenais que c’était un mensonge, mais la vérité s’y trouvait aussi. Il était aussi difficile de séparer le mensonge de la vérité que de séparer des métastases cancéreuses des cellules saines.
Si je ne me trompe pas, j’ai commencé à y réfléchir lorsque je n’avais que dix ans. Pour les vacances scolaires, on m’envoyait chez grand-mère qui vivait dans un village près d’Orel. Elle habitait une vieille isba qui ne différait des habitations du XVe siècle que par la présence d’une ampoule de 100 watts brillant sous le plafond, et que la vieille appelait ironiquement "l’ampoule d’Ilitch". Il est probable qu’elle pensait à Brejnev, et non à Lénine, mais je ne voyais pas de grande différence entre ces deux défunts illustres. En revanche, je comprenais parfaitement ce que représentait "l’ampoule d’Ilitch".
(…)
Ceux qui ont longtemps feuilleté de vieux magazines savent que chaque époque a son propre avenir, une sorte de futur antérieur de la grammaire française : les gens du passé se projettent dans l’infini, en ligne droite, en traçant une tangente à travers leur temps vers l’éternité.
(…)
Ce futur n’arrive jamais car l’humanité avance vers son lendemain selon une trajectoire complexe et peu compréhensible dont aucun mathématicien en sciences sociales ne peut anticiper les tournants.
(…)
Mes descendants – pas les miens personnellement, mais ceux de mon espèce – seront des traders poilus au front bas qui, à partir de claviers tous identiques, vont creuser des swaps de crédits et de défauts le long des rives de fleuves économiques en voie d’assèchement. Ils le feront sans comprendre le moins du monde pourquoi et dans quel but ils agissent ainsi. Ils suivront simplement les impulsions de leur instinct, comme les araignées dévorent les mouches. Et lorsqu’ils auront mangé toutes les mouches, ils se remettront à s’entre-dévorer. C’est ainsi, à proprement parler, que l’histoire a commencé, et c’est ainsi qu’elle se terminera.
Une nouvelle ère d’obscurité est devant nous. Il n’y aura même pas de Dieu chrétien équivoque, mais uniquement des pieuvres transnationales planquées dans les eaux noires qui brasseront de leurs tentacules médiatiques toute la saleté humaine pour sécuriser leur pouvoir. Elles conduiront l’homme à un tel degré de turpitude qu’il sera techniquement impossible à la pitié divine de s’exercer à son égard, et la terre brûlera alors de nouveau, dans un feu qui sera bien plus éclatant et horrible que tout ce qui a été vu dans le passé.
Auteur:
Pelevine Viktor
Années: 1962 -
Epoque – Courant religieux: Récent et Libéralisme économique
Sexe: H
Profession et précisions: écrivain
Continent – Pays: Europe - Russie
Info:
Dieux et mécanismes
[
stagnation
]
[
apocalypse
]
[
modernité
]
écrivain-sur-écrivains
Les contents
Dans l’extrait d’Apostrophes qui tourne en boucle ces derniers temps sur internet, ce qui me frappe, c’est la toute fin de l’émission. Quand Matzneff est réellement surpris de la violence de l’attaque de Denise Bombardier, mais, en fait, quand il est surpris par deux autres choses. La première, c’est que visiblement à l’inverse de tous les autres invités, à commencer par Pivot lui-même, elle, elle ne tombe pas sous son charme et elle ne sourit pas quand il parle. Elle ne l’admire pas. Parce que, tous les autres, finalement, ils sourient, d’un sourire gentil : "le gentil farfadet que voilà..." ou "celui-là alors...". Et puis, il est surpris par l’attaque elle-même : comment se fait-il que la vie, la société, vienne le juger, lui — pas lui Gabriel Matzneff, non. Lui, l’écrivain. Lui, le grand écrivain. L’esthète. La littérature. "Comment peut-on ne pas m’aimer ?" Evidemment que la littérature justifie tout, dit-il. Et le plus important est la surprise de Matzneff à ce moment-là : que peut-on me vouloir à moi, qui écris aussi bien ? Je dis tout sur moi, je suis sincère, et j’écris bien. C’est ça, n’est-ce pas, qui justifie l’ensemble, et appelle le sourire de mes convives — il s’agit, réellement, d’une atmosphère de salon, juste avant un dîner. Comment pourrait-il en être autrement ?
Or qui a dit que Matzneff était un écrivain ? Je veux dire, vous avez lu un jour un seul de ses romans, vous avez essayé ? — Ses romans sont publiés, depuis des décennies, aux éditions de la Table ronde — un éditeur de droite dure. Personne, je crois bien, ne les lit. Mais, ses journaux, ils paraissent tous chez Gallimard, et ce n’est pas aujourd’hui que ça a commencé. C’est-à-dire que, tant qu’à dire les choses, celui qui devrait être poursuivi pour complicité de viol et éloge de la pédophilie, n’est-ce pas, en toute logique, c'est son éditeur. Mais, bon, pour moi, ici, il ne s’agira pas de morale ou de justice. — Ses journaux, que j’ai feuilletés il y a des années de ça, qu’en dire ? Mais c’est absolument, désespérément nul. Nul, creux, vaniteux, idiot — ça n’existe tout simplement pas. Ça existe, je dirais, parce que c’est tellement ridicule qu’on se sent souillé quand on le lit, — quand on en est témoin. — Ce sentiment du ridicule senti et qui vous transperce, Dostoïevski en parle. Mais voilà, on dit que, la langue de Matnzeff, "c’est une belle langue". — Pardon pour l’image. Disons, "C’est bien écrit..."
Un bavardage content, qui existe et qui, aussi bien, pourrait ne pas exister. Où chaque page, chaque journée, effacent la précédente, sans jamais rien changer. — Avec une constante : le "je" qui parle est content. Content d’être adoré par des jeunes adolescentes, mais pas seulement — par ses collègues écrivains, auxquels, comme le genre l’y invite, il décoche des petites piques, nous dirons de "petites vacheries entre copains", parce que, et oui, l’essentiel est bien là, tout se passe entre copains. Et nous faisons du style. Et c’est si beau, le style.
C’est ce sourire content qui m’a toujours frappé. Et c’est un sourire que je perçois, sous différentes formes, parfois moins fort, parfois plus fort, chez toute une série d’autres écrivains français. Parce que le sourire peut changer, mais pas le contentement.
Je m’étais déjà interrogé, à propos de d’Ormesson et des écrivains cités comme modèles de l’esprit français par notre président. Et, bizarrement, je me dis que c’est réellement une caractéristique de ce qu’on appelle l’esprit français, ce contentement à se regarder si beau dans le miroir et faire des phrases dessus. J’ai beau chercher, je ne trouve pas ça dans la littérature russe — non, vraiment. Et Dieu sait Tolstoï a écrit des journaux... Le seul, peut-être, c’est Edouard Limonov, qui est un vrai fasciste. Mais Limonov, comme écrivain, ce n’est juste rien du tout.
Mais regardez, je ne sais pas, Léautaud — il est, vraiment, considéré comme un écrivain. Il écrit, il écrit, il écrit. Moi je et mes chats. Mais il écrit, et il fait des volumes, et il est un "grand écrivain". Et lui aussi, il fait du style. Ou, d’une autre façon, Jouhandeau. Cette espèce de saloperie absolue — là encore, d’ailleurs, publiée chez Gallimard. Matzneff, aujourd’hui, il est très malheureux, nous savons bien, il va même perdre les subsides que le CNL lui donnait tous les ans, parce qu’il est un vieillard nécessiteux (!...) — du fait que personne, dit-il lui-même, n’achète ses livres. Mais Jouhandeau, lui, il prospère : et Guéret est très très fière de son auteur, et organise, si je ne me trompe pas, un festival de littérature où sont présents beaucoup de mes amis, ou de gens qui sont publiés par les mêmes éditeurs que moi, et, visiblement, ça ne dérange personne que, non seulement ce type soit un antisémite acharné (dans ses livres comme dans ses lettres), mais qu’il passe son temps à faire des phrases sur sa vie, sur des centaines et des centaines de pages, toujours pareil, à ragoter, à se complaire, à s’admirer, finalement, même en se détestant — mais il ne se déteste guère. Et là encore, comme la crapule qu’il a toujours été, à être content. Absolument certain, comme aujourd’hui Matzneff, que Dieu reconnaîtra les siens, puisque la littérature est le sommet de la création, et qu’il est lui, un créateur de ce sommet.
Et combien d’autres écrivains, hommes et femmes, chez nous, font ça, une carrière à écrire sur ça — le potin et la joie d’être soi, ou la joie d’être si laid et d’être soi (c’est absolument la même chose), la joie d’avoir pour amis des amis qui vous ont pour ami et qui sont contents d’être contents et de vous voir content. Oui, l’éternel ragot.
Et, il faut bien le dire, souvent, c’est ça, ce qu’on appelle "notre littérature" et que j’aurais tendance à appeler "notre honte" ...
Auteur:
Markowicz André
Années: 1960
Epoque – Courant religieux: Récent et Libéralisme économique
Sexe: H
Profession et précisions: traducteur, poète
Continent – Pays: Europe - France
Info:
https://www.facebook.com/andre.markowicz/posts/2599408370271459
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cénacles
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prestige littéraire
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vacheries
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compromission
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conservatisme bourgeois
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Gaule
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