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homme-animal

L’oiseau se satisfait de quelques graines, de vers de terre, d’un arbre où nicher et de grands espaces pour voler ; sa vie se déroule de sa naissance à sa mort au rythme d’une aventure qui ne sera jamais déchirée par le désespoir métaphysique ni par la folie. L’homme, en se levant sur ses deux pattes de derrière et en transformant de ses mains la première pierre effilée en hache, a jeté les bases de sa grandeur et l’origine de son angoisse. Avec ses mains et les instruments fabriqués par ses mains, il a érigé un édifice puissant et étrange qui a pour nom culture et qui a marqué le début de son grand déchirement. Il a cessé à jamais d’être un simple animal mais ne sera jamais le dieu que son esprit lui suggère. L’homme est un être duel et malheureux, qui se déplace et vit entre la terre des animaux et le ciel de ses dieux, qui a perdu le paradis terrestre de l’innocence, sans avoir pour autant gagné le paradis céleste de la rédemption.

Auteur: Sabato Ernesto

Info: Héros et tombes (ou) Alejandra

[ séparation ] [ différenciation ]

 
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vision

Sous la pluie, le vieux père danse, nu ; il va se tremper.
La pluie est éparse, mais il ne peut esquiver toutes les gouttes.

Il chante une chanson, mais pour moi, le langage en est étrange.

La mère compte son argent, comme une folle, au soleil.
Comme des navettes, ses doigts volent, et la somme est clairement astronomique.

Son souffle est doux comme violettes pilées, et son sourire se balance comme jonquilles reflétées dans un ruisseau.

La chanson du père dit, finalement, qu'il comprend.
C'est pourquoi, pour moi, le langage en est étrange.

C'est pourquoi les horloges à travers le continent se sont arrêtées.

L'argent que compte la vieille mère nue, ce sont les souvenirs dorés de l'amour.
C'est pourquoi je ne vois rien entre ses doigts, maniaquement occupés.

C'est pourquoi tous les vols ont été annulés, à Kennedy Airport.

Ça m'embête vraiment, mais je dois faire venir la police.
Pour leur propre bien, comme pour celui de la société, je dois les placer sous surveillance.

Ils doivent apprendre à rester dans leurs tombes. C'est pour ça que les tombes sont faites.

Auteur: Robert Penn Warren

Info: "Natural History", in "Or Else" - ma traduction

[ hantise ] [ parents ] [ poème ]

 
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nécropole

Des veilleuses rouges luisaient paisiblement sur des pierres tombales. Des icônes méditaient sur d'autres. Des croix de bois s'abritaient sous des toits pentus. Et les noms s’alignaient, en caractères latins ou cyrilliques, et les titres de noblesse, et les ordres de chevalerie, et les décorations, et les regiments dans lesquels les morts avaient servi, énumérés avec tant d'attendrissement et de minutie qu'on eût cru qu'ils y servaient encore. Ce cimetière, c'était un manuel d'histoire, c'était un armorial, et Sergo eût pu n'y voir que les témoignages du dernier orgueil de ceux à qui plus rien n'appartient et qui se consolent en pensant qu'eux du moins ont appartenu, mais il perçut qu'il s’agissait de bien autre chose : ces princes, ces évêques, ces généraux, et, dans les tombes plus récentes, ces cornettes et ces midships de quatre-vingts ans, ne se voulaient inséparables de leurs distinctions que parce qu'ils se préparaient à rendre compte de l'usage qu'ils en avaient fait. On devinait, sous terre, le bourdonnement de ces guerriers vaincus et désormais invincibles, qui attendaient impatiemment le premier coup de trompette de la parousie pour surgir de terre en tenue de parade. Cette Sainte-Geneviève-des-Bois, c'était déjà la vallée de Josaphat.

Auteur: Volkoff Vladimir

Info: Les Orphelins du Tsar

 

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guerre

Comme toujours en pareil cas, personne ne peut dire ce qui se passe réellement. Il y a des soldats dans les rues et les gens, cachés derrière leurs fenêtres, scrutent les boulevards avec attention et ressentent une douce excitation. À combien de coups d'État a-t-elle assisté depuis sa vingtième année ? Elle essaie de compter. Mais c'est si difficile de savoir. Cela se ressemble, aussi, leurs affaires-là, à tous ces militaires. Puis elle se souvient que tous les quinze ans, il y avait un horrible bain de sang : depuis bientôt un demi-siècle, le désir, chaque fois renouvelé, de finir le travail, c'est-à-dire d'exterminer jusqu'au dernier ennemi, le Twi ou le Mwa, jetait le pays par terre, au milieu de ses ordures et de ses immondes déjections. C'était une histoire connue. Pendant chaque massacre, des bébés traversaient la frontière sur le dos de leurs mères. Quinze ans après, ils revenaient, soldats ivres de colère et aux yeux durs comme l'acier. Pour venger des crimes commis quinze ans plus tôt, ils commettaient des crimes que d'autres soldats reviendraient venger quinze ans plus tard. Et ainsi de suite. Mère Mwenza songe : "J'en ai bien peur, les fils sont encore revenus désherber les tombes de leurs pères."

Auteur: Diop Boubacar Boris

Info: Le Cavalier et son ombre

[ Afrique ] [ génocide ] [ cycle ] [ vengeance ]

 

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désolation

La neige tombe, indiscontinûment,
Comme une lente et longue et pauvre laine,
Parmi la morne et longue et pauvre plaine,
Froide d'amour, chaude de haine.

La neige tombe, infiniment,
Comme un moment -
Monotone - dans un moment ;
La neige choit, la neige tombe,
Monotone, sur les maisons
Et les granges et leurs cloisons ;
La neige tombe et tombe
Myriadaire, au cimetière, au creux des tombes.

Le tablier des mauvaises saisons,
Violemment, là-haut, est dénoué ;
Le tablier des maux est secoué
A coups de vent, sur les hameaux des horizons.

Le gel descend, au fond des os,
Et la misère, au fond des clos,
La neige et la misère, au fond des âmes ;
La neige lourde et diaphane,
Au fond des âtres froids et des âmes sans flamme,
Qui se fanent, dans les cabanes.

Aux carrefours des chemins tors,
Les villages sont seuls, comme la mort ;
Les grands arbres, cristallisés de gel,
Au long de leur cortège par la neige,
Entrecroisent leurs branchages de sel.

Les vieux moulins, où la mousse blanche s'agrège,
Apparaissent, comme des pièges,
Tout à coup droits, sur une butte ;
En bas, les toits et les auvents
Dans la bourrasque, à contre vent,
Depuis novembre, luttent ;
Tandis qu'infiniment la neige lourde et pleine
Choit, par la morne et longue et pauvre plaine.

Ainsi s’en va la neige au loin,
En chaque sente, en chaque coin,
Toujours la neige et son suaire, la neige pâle et inféconde,
En folles loques vagabondes,
Par à travers l’hiver illimité du monde.

Auteur: Verhaeren Emile

Info: "La neige" dans les Villages Illusoires

[ homme-univers ] [ paysage ] [ poème ]

 

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colonialisme

En 1898 on confia une mission en Afrique Centrale aux capitaines Paul Voulet et Julien Chanoine - officiers qui s'étaient illustrés lors de la conquête de l'empire Mosi (Burkina Faso) en réprimant sauvagement l'insurrection de Samos. Cette fois, ils étaient chargés d'opérer la jonction de leur colonne sur le lac Tchad avec deux autres missions, l'une partie d'Algérie, l'autre du Moyen-Congo. Désobéissant aux consignes données par le Secrétaire d'État aux colonies, Lebon, les deux officiers dévièrent de leur route initiale et entreprirent de massacrer les habitants des villages qui refusaient de leur fournir vivres et porteurs. Les tueries auxquelles se livrèrent ces militaires contrastaient à ce point avec les méthodes utilisées pour la conquête du Soudan français (Mali et Bénin) ou la Côte d'Ivoire que Paris envoya pour les arrêter le lieutenant-colonel Klobb. Voulet qui rêvait de se tailler un empire en Afrique Centrale, fit tuer Klobb le 14 juillet 1899 avant d'être, lui et son complice Chanoine, abattu par leurs hommes. L'affaire provoqua de nombreuses interpellations à la Chambre et fut minutieusement relatée par un député de l'Hérault, Vigne d'Octon, auteur de plusieurs pamphlets anticolonialistes. L'affaire connu un rebondissement quand en 1923, un jeune administrateur colonial, Robert Delavignette, commandant de cercle à Tessaoua au Niger, fit ouvrir les tombes supposées des deux officiers. Celles-ci étaient vides. La légende dit qu'ils auraient bénéficié d'un gentleman's agreement : Ils auraient été laissés en vie à condition de finir leur jours auprès des Touaregs, l'administration ayant parfois recours à eux pour mater certaines insurrections, comme celle qui menaça Agadez et Zinder en 1916-1917. Cette atroce équipée est à la source du roman de Joseph Conrad "Au coeur des ténèbres" ainsi que du personnage de Kurt dans "Apocalypse now".

Auteur: Internet

Info: http://congo-brazzaville.ifrance.com/exactions_coloniales_voulet_chanoine.htm

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classification difficile

Leur bibliothèque était imposante, elle mangeait une bonne partie des murs de leurs quarante-sept mètres carrés, Étienne avait toujours chiné beaucoup de livres d'occasion, doublés d'un fonds déjà imposant qu'il avait hérité de sa mère Dahlia en même temps que l'appartement, Vive y avait ajouté sa collection de livres d'art et de photographie.

Étienne avait alors développé la manie de classer sa bibliothèque par ordre alphabétique des titres des ouvrages. Vive soutenait que personne ne faisait cela, que ça n'avait aucun sens. Les ouvrages d'un même auteur se trouvaient dispersés aux quatre vents, les gens, les genres et les siècles se mélangeaient, pour elle un classement devait apporter de l'aide, de la clarté, une lecture d'ensemble.

Mais Etienne aimait cette lecture poétique où les Confessions de Rousseau se trouvaient accolées aux Confessions d'Augustin d'Hippone, où L'Œil le plus bleu de Toni Morrison rencontrait L'Œil qui écoute de Paul Claudel. Un réseau invraisemblable d'intertextualité jaillissait pour Étienne de ce méticuleux classement, sa bibliothèque ne ressemblerait jamais à aucune autre, elle était vivante comme un animal rebelle.

Comment veux-tu retrouver un bouquin là-dedans ? se plaignait Vive. Critique qu'il n'entendait pas, puisqu'elle n'avait qu'à chercher à la bonne lettre du titre. Mais où fais-tu commencer le titre ? Au premier nom, ou au déterminant ? renchérissait-elle. Au nom, à l'évidence, ou à l'adjectif, mais il y avait bien sûr des cas particuliers, c'était la beauté de son rangement vivant et organique. Et si je cherche un livre, mettons, de John Le Carré, dont je ne me souviens plus du titre, qu'est-ce que je fais ? demandait-elle. Tu n'as qu'à chercher au mot " Espion ", il y a des chances pour que tu tombes dessus, lui répondait-il en riant ; car au début, tout cela, ça les faisait rire ensemble.

Auteur: Berest Claire

Info: L'épaisseur d'un cheveu

[ syntagmes ] [ rayonnages ] [ biblio-reflet ]

 

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sauveur

Soleil fanfaron tes tiédeurs m’indifférent – bonjour, à plus tard !



Tu n’éclaires qu’en surface : moi, surface comme abîme je les transperce !



Dis-moi Terre ! On dirait que tu attends quelque chose de mes mains,

Dis-moi, vieille toque, qu’escomptes-tu ?

 

Vous, femmes et hommes, j’aimerais tellement vous dire mon amour et c’est impossible !

Tellement vous dire cette chose en moi et en vous, et c’est impossible !

Tellement vous faire sentir cette fièvre en moi, ce battement de mes nuits et mes jours !



Sachez-le, je ne dispense ni leçons ni charité médiocre,

Quand je donne c’est moi-même que je donne, sans hésiter.



Toi l’impotent, qui branle des rotules,

Enlève-moi ce foulard autour des joues que je t’injecte du remontant dans le gosier,

Ouvre grand les paumes, relève le rabat de tes poches,

Allez pas de chichis, j’ai dit, j’ai des réserves inépuisables,

Tout ce qui est à moi j’en fait cadeau.



Peu m’importe qui tu es, pour moi là n’est pas l’essentiel,

Ce que tu feras ou seras viendra seulement de ce que je t’inculquerai.



 Sur l’esclave des champs de coton, le nettoyeur de toilettes, je me penche,

Leur applique un baiser familial sur la joue droite.

Passe serment au fond de mon cœur de ne jamais les renier.



 Les femmes mûres pour la grossesse je leur fais des enfants deux fois plus forts, deux fois plus vifs

(A l’heure qu’il est j’éjacule le sperme de républiques mille fois plus arrogantes).



Y a-t-il un moribond, vite je me hâte, vite je tourne la poignée de la porte,

Repousse les draps au bout du lit,

Renvoie chez eux prêtre et médecin.



Je passe mes bras autour de l’affaibli, avec ma volonté de fer je le redresse,

Tiens, prend mon cou, désespéré,

Je jure que tu ne sombreras pas ! suspends tout ton poids à mes épaules !



 Mon souffle conquérant te dilate, flotte ! Je suis ta bouée,

D’une force en armes j’investis la moindre de tes chambres,

Ils sont mes amants, mes négateurs de tombes.



Tu peux dormir – nous monterons la garde toute la nuit eux et moi,

Doute ni décès ne s’essaieront à t’atteindre,

Tu es dans mon étreinte, remis en ma possession,

Et lorsque à l’aube tu renaîtras tu verras de tes propres yeux ce que je dis.

Auteur: Whitman Walt

Info: Dans "Feuilles d'herbe", Chanson de moi-même, traduction Jacques Darras, éditions Gallimard, 2002, pages 121-122

[ surhomme ] [ vitalité conquérante ]

 

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cité imaginaire

De tous les changements de langue que doit affronter celui qui voyage dans des terres lointaines, aucun n’égale celui qui l’attend dans la ville d’Ipazie, parce qu’il ne touche pas aux mots mais aux choses. J’entrai à Ipazie un matin, un jardin de magnolias se reflétait dans une lagune bleue, moi-même j’avançais entre les haies assuré de découvrir de belles et jeunes dames au bain : mais au fond de l’eau, les crabes mangeaient les yeux des suicidées la pierre au cou et les cheveux verdis par les algues.

Je me sentis frustré et je voulus en appeler à la justice du sultan. Je montai les escaliers de porphyre du palais, celui dont les coupoles étaient les plus hautes, je traversai six cours de faïence avec des jets d’eau. La salle du milieu était fermée par des grilles : des forçats avec aux pieds des chaînes noires remontaient des rochers de basalte d’une carrière souterraine.

Il ne me restait plus qu’à interroger les philosophes. J’entrai dans la grande bibliothèque, je me perdis entre les rayons croulant sous les reliures en parchemin, je suivis l’ordre alphabétique d’alphabets disparus, montant et descendant à travers des couloirs par des escaliers et des passerelles. Dans le cabinet des papyrus le plus reculé, à travers un nuage de fumée, m’apparurent les yeux hébétés d’un adolescent étendu sur une natte, qui ne décollait pas les lèvres d’une pipe d’opium.

— Où est le sage ?

Le fumeur m’indiqua la fenêtre. Il y avait un jardin avec des jeux pour les enfants : les quilles, la balançoire, la toupie. Le philosophe était assis sur la pelouse. Il dit :

— Les signes forment une langue, mais pas celle que tu crois connaître.

Je compris que je devais me libérer des images qui jusqu’ici avaient annoncé les choses que je cherchais : seulement alors je réussirais à comprendre le langage d’Ipazie.

À présent il suffit que j’entende le hennissement des chevaux et le claquement des fouets pour que me prenne un tremblement amoureux : à Ipazie, tu dois entrer dans les écuries et les manèges pour voir les belles femmes qui montent en selle, cuisses nues, des jambières sur les mollets, et un jeune étranger s’approche-t-il qu’elles le renversent dans le foin ou la sciure et le pressent ferme contre leur téton.

Et lorsque mon âme ne demande d’autre nourriture et stimulant que la musique, je sais qu’il faut la chercher dans les cimetières : les musiciens se dissimulent dans les tombes ; d’une fosse à l’autre se répondent trilles de flûte et accords de harpe.

Il est certain qu’à Ipazie aussi viendra le jour où mon seul désir sera de repartir. Je sais que je ne devrai pas descendre au port mais gravir le clocheton le plus élevé de la forteresse et attendre qu’un navire passe là-haut. Mais passera-t-il jamais ? Il n’est pas de langage sans pièges.

Auteur: Calvino Italo

Info: Villes invisibles

[ sémiotique ]

 

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cité imaginaire

Chaque ville, comme Laudomia, a à ses côtés une autre ville dont les habitants portent les mêmes noms : c'est la Laudomia des morts, le cimetière. Mais la dotation spéciale de Laudomia doit être au-delà de cette dualité, triple, c'est-à-dire qu'elle inclut une troisième Laudomia qui est celle de l'enfant à naître. Les propriétés de la ville double sont bien connues. Plus la Laudomia des vivants afflue et s'étend, plus l'étendue des tombes à l'extérieur des murs s'accroît. Les rues de la Laudomia des morts sont juste assez larges pour que le chariot du fossoyeur puisse y tourner, avec des bâtiments sans fenêtres les bordent ; mais le tracé des rues et l'ordre des habitations reprennent ceux de la Laudomia des vivants, et comme dans celle-ci les familles sont de plus en plus serrées dans des niches denses et superposées. Les après-midi de beau temps, la population vivante rend visite aux morts et déchiffre leurs noms sur leurs dalles de pierre : comme la ville des vivants, celle-ci communique une histoire de difficultés, de colère, d'illusions, de sentiments, sauf qu'ici tout est devenu une nécessité, sorti de l'écrin, encastré, mis en ordre. Et pour se sentir en sécurité, la Laudomia vivante a besoin de chercher une explication d'elle-même dans la Laudomia des morts, même au risque de trouver plus ou moins : des explications pour plus d'une Laudomia, pour différentes villes qui auraient pu être et n'ont pas été, ou des raisons partielles, contradictoires, décevantes.

C'est à juste titre que Laudomia attribue une résidence tout aussi importante à ceux qui ne sont pas encore nés ; Bien sûr, l'espace n'est pas proportionnel à leur nombre, qui est censé être infini, mais comme il s'agit d'un lieu vide, entouré d'une architecture toute de niches, de renfoncements et de rainures, et que l'on peut attribuer aux enfants à naître la taille que l'on veut, les imaginer aussi gros que des souris ou des vers à soie ou des fourmis ou des œufs de fourmis, rien n'empêche de les imaginer debout ou accroupis sur chaque surplomb ou étagère qui dépasse des murs, sur chaque chapiteau ou plinthe, en rang ou éparpillés, et contempler dans une tache de marbre toute la Laudomia dans cent ou mille ans, peuplée de multitudes habillées de façon inédite, toutes par exemple en barracanes aubergines, ou toutes avec des plumes de dinde sur leurs turbans, et reconnaissent leurs propres descendants et ceux des familles alliées et ennemies, des débiteurs et des créanciers, qui vont et viennent perpétuant trafics, vengeances, engagements amoureux ou d'intérêt. Les vivants de Laudomia fréquentent la maison des non-nés, les interrogent ; les pas résonnent sous les voûtes vides ; les questions sont formulées en silence : et c'est toujours d'eux-mêmes que les vivants s'enquièrent, et non de ceux qui vont venir ; les uns se soucient de laisser d'illustres souvenirs d'eux-mêmes, les autres de faire oublier leur honte ; tous voudraient suivre le fil des conséquences de leurs actes ; mais plus ils aiguisent leur regard, moins ils reconnaissent une trace continue ; les non-nés de Laudomia apparaissent ponctuels comme des grains de poussière, détachés de l'avant et de l'après. La Laudomia des enfants à naître n'apporte, comme celle des morts, aucune sécurité aux habitants de la Laudomia vivante, mais seulement de la consternation. Aux pensées des visiteurs, deux routes finissent par s'ouvrir, et l'on ne sait laquelle recèle le plus d'angoisse : Soit ils pensent que le nombre des enfants à naître dépasse de loin celui de tous les vivants et de tous les morts, et alors dans chaque pore de la pierre il y a des foules invisibles, entassées sur les pentes d'un entonnoir comme sur les marches d'un stade, et comme à chaque génération les descendants de Laudomia se multiplient, dans chaque entonnoir s'ouvrent des centaines d'autrese entonnoirs, chacun avec des millions de personnes qui doivent naître et tendre le cou et ouvrir la bouche pour ne pas suffoquer ; ou bien ils pensent que Laudomia disparaîtra elle aussi, personne ne sait quand, et tous ses citoyens avec elle, c'est-à-dire que les générations se succéderont jusqu'à ce qu'elles atteignent un chiffre et n'iront pas plus loin, et alors la Laudomia des morts et celle des non-nés sont comme les deux ampoules d'un sablier qui ne se retourne pas, chaque passage entre la naissance et la mort est un grain de sable qui passe par le goulot d'étranglement, et il y aura un dernier habitant de Laudomia à naître, un dernier grain à tomber qui est maintenant là à attendre au sommet du tas.

Auteur: Calvino Italo

Info: Les villes invisibles

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