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décor

Attelé à une charrette de livraison, un gaye mâchouillait son mors en attendant son cocher parti lever le coude. Au gré des fils électriques, des trams traversaient les avenues. Un receveur est descendu remettre la perche sur les câbles d'où elle avait sauté. Une moto au side-car plein de journaux nous a croisés en pétaradant. Au guidon, un gars à blouson de cuir et lunettes de soudeur avait l'air de vouloir tout bouffer sur sa route.
- On va rentrer, dit Leboeuf, le sac plus gonflé que celui du Père Noël.
- On a pas gagné un petit café ?
- Si. Au coin, on fait la pause.
La Civette levait son rideau de fer. Le patron tenait encore la manivelle à la main quand on a franchi le seuil. L'intérieur sentait la salle que l'on chauffe et le jus qui passe. Trois cantonniers qui nous avaient précédés se tapaient un calva. Leboeuf a commandé deux crèmes. J'ai épluché un oeuf dur à la coquille rougie par l'oignon de la cuisson. Le taulier a servi nos cafés brûlants et le miroir du bar s'est couvert de buée. Chacune des bouchées, chaque gorgée bue me procuraient une sensation de plénitude. Leboeuf avalait son jus avec l'air de s'en foutre, mais je n'étais pas dupe. Je lui ai tapé sur l'épaule. Il n'a pas moufté. Je voyais qu'il m'observait dans la glace du comptoir. Sa canadienne raidie par le froid faisait comme une carapace. Il a posé sa tasse dans la soucoupe et il a dit :
- Va falloir y aller, môme.
Je savais qu'il était heureux.

Auteur: Pécherot Patrick

Info: Les brouillards de la Butte

[ bistrot ] [ littérature ] [ ville ]

 

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ballade

Ce matin était bien. un peu de neige tapissait le sol. Le soleil flottait dans un ciel clair et bleu. La mer était bleue et bleu-vert, aussi loin que portait l’œil. À peine une ondulation. Calme. Je me suis habillé pour aller me promener - résolu à ne pas rentrer avant d’avoir recueilli ce que la Nature avait à m’offrir. J’ai dépassé de vieux arbres inclinés. Traversé un champ semé de rochers où la neige s’était entassée. Marché jusqu’à atteindre une falaise. Où j’ai contemplé la mer, et le ciel, et les mouettes tournoyant au-dessus de la plage blanche loin au-dessous. Tout était beau. Tout baignait dans une pure et froide lumière. Mais, comme toujours, mes pensées se sont mises à errer. Je devais me contraindre à voir ce que je voyais et rien d’autre. Je devais me dire c’est cela qui compte, pas autre chose. (Et je l’ai vraiment vue une ou deux minutes !) Un ou deux minutes elle a refoulé les rêveries habituelles sur ce qui est bien, et ce qui est mal - le devoir, les bons souvenirs, les idées de mort, la façon de me conduire avec mon ex-femme. Toutes ces choses dont j’espérais qu’elles disparaîtraient ce matin. Ce avec quoi je vis chaque jour. Ce que j’ai foulé aux pieds afin de rester en vie. Mais une ou deux minutes j’ai bel et bien oublié moi-même et tout le reste. Je le sais. Car quand j’ai fait demi-tour je ne savais plus où j’étais. Jusqu’à ce que des oiseaux s’échappent des arbres noueux. Et s’envolent dans la direction que je devais prendre.

Auteur: Carver Raymond

Info:

[ introspection ] [ oubli de soi ]

 

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Ajouté à la BD par miguel

désir charnel

Elle avait des yeux d’un bleu d’orage, d’un bleu si dense que je l’imaginais, pleurant, faire des trous de ciel dans son mouchoir. Mais sa bouche, plus encore, me décramponnait, une bouche de vin hors d’âge, hors de portée, à boire fou, et debout. Cette bouche, j’avais envie d’y approcher ma main, d’en caresser du pouce la courbe humide et le velours, de la voir frémir, trembler d’attente et de soif, envie d’elle, l’ouvrir au souffle, lentement l’écarter, qu’elle s’ourle, haletée, pour cueillir le fruit rapide de sa langue que je voyais rosir sous la syllabe et sucer le caillou des sons. J’avais une envie tanguante de croquer dans ses lèvres, d’en crever le rouge bai, d’en avaler le jus jusqu’à la gorge et de laisser ma main faire, qu’elle cueille au creux ses seins, les enveloppe… Les tétons faire saillir, durcir en quête… La coucher sur les planches du pont, dures, elle souple par contraste, prendre sa bouche, tenir dans ma main sa nuque, que la tête ne bute, dans l’autre son sein glissant. Et laisser le chat fou sous sa robe marine sinuer jusqu’au fondant, jusqu’à la succulence… La sentir alors, tout entière – lâcher – se distendre comme un cordage qui trempe, tandis que flottent ses couleurs au-dessus d’une terre de planches. Sentir son odeur de femme, la lécher, écarlate, l’ouvrir, la laper farouche comme un vin de banquet, mordre dans l’abricot de ses seins, dans son omoplate nue. Puis entrer en elle, à un signe bleu, sur un sourire qui consent. La pénétrer, elle, à cru. Éprouver à quel point elle m’accepte, lent balancement, pluie du sang, fusion.

Auteur: Damasio Alain

Info: La Horde du Contrevent

[ baise ]

 

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Ajouté à la BD par miguel

femmes-par-hommes

Nous nous levâmes et partîmes tout de suite. Plus loin, le long de la rame retentissante et sauvage, moi derrière un cul rond et ondulant, recouvert d’une jupe bordeaux. Et là où le bordeaux s'arrêtait commençaient des bas noirs. Je glissais sur ses talons, sans plus aucun intérêt pour le train moche. Il n’y avait que chaleur et humidité là-dedans. Le cul recouvert de bordeaux : ondulant, ondulant, chargeait ma queue jusqu’à l’insupportable, et remplissait mes couilles de cinq cents vingt-cinq mégatonnes de quelque chose d’explosif, pendant que je dansais vertigineusement ici, déjà plus fou que tout. J’aurais pu me jeter de l’Everest par désir dingue, j’aurais pu casser des vitres, manquant furieusement d’autre moyen d’expression. Mais j’étais simplement là, noir dans la tête, et avec une unique pensée : déchirer le monde en multiples morceaux. La couleur bordeaux me rendait dingue, et me donnait des sanglots dans la gorge, je ne touchais plus terre. Je n’existais plus que dans un petit coin sous la partie la plus haute de mon crâne. L’agile chair était si près, mais tout de même cachée derrière un masque bordeaux où je dessinais. Des traits de couleurs jaune et rouge criards, et des courbes risque-tout. Je voyais intérieurement la couleur de mon gland comme la limite ultérieure du mauve. Tout était à deux millimètres de l’Explosion du Monde. Un éclat, et le gland s’enlèverait. L’idée me frappait de plein fouet, une folle dévastation, du sang et de l’onction, de la vaseline et de la profondeur, des membranes fines et des pénétrations sauvages, des bruits au-delà du mur du son, et des couleurs vertigineusement rouges. Le monde disparut et revint momentanément, mais pas avant qu’elle ne se glisse dans son compartiment.

Auteur: Eriksen Jens-Martin

Info: Nani

[ obsédé ]

 

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Ajouté à la BD par miguel

curiosité

- Y a des années, je ramassais les mots que se

passaient les élèves. Dès que j'en voyais se pencher un

peu trop sur la table, glisser la main, hop là, je chopais

vif au passage le mot, je remerciais, et je rangeais le mot dans ma trousse. L'élève venait prudemment me le réclamer quand ça sonnait et je lui disais qu'il avait pas à s'inquiéter, que je m'en servirais pas contre lui mais je le lui rendrais pas non plus. Quand il avait

refermé la porte, je sortais le mot de ma trousse.

Fallait déchiffrer. Vite écrit, avec du phonétique, des abréviations, de leur langue à eux, des pseudos

des surnoms, des allusions. Des ruptures d'

amitiés. Des Pourquoi tu me fais la gueule depuis

ce matin ? Des trucs de cul. De la haine (

Je vais la démolir cette meuf, etc.) mais jamais formulé

comme ça. Du fait de leur langue, y avait toujours

quelque chose de bizarre, venu du monde souterrain de la classe, inscrit tel quel sur ces tout petits bouts de papier froissés, et qui retranscrits propre n'auraient

pas donné grand-chose, auraient peut-être

nourri ces recueils de "perles" qui font marrer les adultes crétins et les profs dans les salles de profs.

Ces mots, je les ai jetés. Ils ont tout fait pour que

ce soit pas rendu public, alors je vois pas pourquoi

je les publierais sous prétexte que l'occasion se

présente ou que ça pourrait être la matière d'une

enquête ou je ne sais quoi on peut encore inventer

comme justification pour faire exactement ce que

les gens veulent pas qu'on fasse.

Auteur: Quintane Nathalie

Info: "Un hamster à l'école", éd. La fabrique, p. 193-194

[ adolescence ] [ clandestinité ] [ messages cryptés ] [ éducation ] [ respect ] [ jargon ] [ instituteur ]

 

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Ajouté à la BD par Benslama

déclaration d'amour

Parthénice, il n'est rien qui résiste à tes charmes:
Ton empire est égal à l'empire des dieux;
Et qui pourrait te voir sans te rendre les armes,
Ou bien serait sans âme, ou bien serait sans yeux.

Pour moi, je l'avouerai, sitôt que je t'ai vue,
Je ne résistai point, je me rendis à toi:
Mes sens furent charmés, ma raison fut vaincue,
Et mon coeur tout entier se rangea sous ta loi.

Je vis sans déplaisir ma franchise asservie;
Sa perte n'eut pour moi rien de rude et d'affreux;
J'en perdis tout ensemble et l'usage et l'envie:
Je me sentis esclave, et je me crus heureux.

Je vis que tes beautés n'avaient pas de pareilles:
Tes yeux par leur éclat éblouissaient les miens;
La douceur de ta voix enchanta mes oreilles;
Les noeuds de tes cheveux devinrent mes liens.

Je ne m'arrêtai pas à ces beautés sensibles,
Je découvris en toi de plus rares trésors;
Je vis et j'admirai les beautés invisibles
Qui rendent ton esprit aussi beau que ton corps.

Ce fut lors que voyant ton mérite adorable,
Je sentis tous mes sens t'adorer tour à tour:
Je ne voyais en toi rien qui ne fût aimable,
Je ne sentais en moi rien qui ne fût amour.

Ainsi je fis d'aimer l'heureux apprentissage;
Je m'y suis plu depuis, j'en aime la douceur;
J'ai toujours dans l'esprit tes yeux et ton visage,
J'ai toujours Parthénice au milieu de mon coeur.

Oui, depuis que tes yeux allumèrent ma
Je respire bien moins en moi-même qu'en
L'amour semble avoir pris la place de mon
Et je ne vivrais plus, s'il n'était plus en moi.

Vous qui n'avez point vu l'illustre Parthénice,
Bois, fontaines, rochers, agréable séjour,
Souffrez que jusqu'ici son beau nom retentisse,
Et n'oubliez jamais sa gloire et mon amour.

Auteur: Racine Jean

Info: Stances à Parthénice, le 2 juin 1661 ?

[ poème ]

 

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jazz

Souvent, je songeais que mon père était né de la musique - une mélodie entêtée qui prit la forme d'un homme. Il entendait de la musique partout, dans le grincement de ressorts rouillés du lit et le bourdonnement des mouches. Pour lui, les robinets qui goutent étaient remplis de rythmes, comme les clignotements irréguliers du néon déglingué derrière notre fenêtre. Certains secouaient la tête et le prenaient pour un dingo, mais je n'ai jamais cru cela. Il mettait les enregistrements d'Art Tatum, d'Arthur Rubenstein et d'autres, et s'exclamait les yeux étincelants : " Qu'est-ce que c'est bath ! De toute beauté ! " On écoutait parfois des disques toute la nuit. Quand il n'y avait pas de concerts à la régulière, Papa avait de courts engagements dans des bars d'hôtel, où son jeu exquis n'était pas souvent, et c'est le moins que l'on puisse dire, pas apprécié à sa juste valeur. C'était toujours les mêmes types qui posaient problème - un ivrogne de passage, sans la moindre oreille musicale, d'ordinaire flanqué d'une quelconque pute flasque de bar d'hôtel. Ils chancelaient jusqu'au piano, appuyés sur les touches, et disaient un truc du style : " Et la pédale douce, vieux ? " ou bien " Tu connais celui-ci ? " avant de se mettre à siffler un air mièvre en crachotant dans l'oreille de papa des sifflements faux et puants. Il prenait chaque fois son mal en patience, ne prononçant jamais le moindre mot, mais moi qui le connaissais, je voyais son esprit se flétrir juste derrière ses yeux. Quand je sentais sa blessure, je m'imaginais être l'Abominable Docteur Phibes, échafaudant des morts diaboliques pour ces critiques de comptoir de bar, ou bien je me transformais en Rodan, attrapant mes victimes par leur cou gras et rougeaud avec mes talons-rasoirs. Je les emportais à tire-d'aile vers un caveau souterrain, où, bourreau masqué, j'attendais, prête à mettre fin partout à la vie des imbéciles et des chahuteurs qui ne reconnaissaient pas la beauté quand ils l'entendaient.

Auteur: Albany Amy-Jo

Info: Low Down : jazz, came, et autres contes de la princesse Be-Bop

[ univers sonore ] [ papa ]

 

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exotisme

Plus tard, j’ai dû admettre que notre passion des opprimés et des sans-grade nous avait fait adopter une vision déformée du monde, nous amenant à prendre systématiquement parti pour tout ce que la société génère d’exclus ou de marginaux, on parlerait aujourd’hui de personnes stigmatisées. Nous aimions les clandestins, les prisonniers, les toxicomanes, les putes et les boat people. Dans nos appartements pleins de livres et de disques, dans nos chambres d’étudiants aux armoires bien garnies, nous nous rêvions en exilés, les sans-papiers que nous glorifions portaient le béret du Che et affichaient la peau d’ébène de Sankara, si l’immigration constituait une chance, nous attendions d’elle qu’elle métisse enfin ces populations franchouillardes, qu’elle revitalise de son sang frais ce pays encroûté, et tant pis si l’immigration de tous ces hommes jeunes, de cette force vitale, affaiblissait leur pays d’origine et compromettait son développement. Nous étions aux côtés des Arabes victimes de ce racisme enchâssé dans l’identité française, nous étions ces femmes de ménage portugaises exploitées, ces ouvriers marocains des serres d’Andalousie ; à vrai dire, la misère française était la seule que nous n’étions pas prêts à dénoncer. Nous n’avions guère de compassion pour les clochards d’ici qui erraient dans nos villes, peu d’intérêt pour la situation des paysans qui tiraient le diable par la queue : le Congolais portait ce parfum vivifiant de l’Ailleurs dont étaient dépourvu le paysan de la Creuse ou l’épicier de l’Aude, ces gens qui sentaient toujours un peu l’ail et le vin de noix, qui persistaient à refuser l’avortement et votaient à droite, par égoïsme. Et puis la souffrance du réfugié nous touchait d’autant plus que nous nous en estimions responsables : en tant qu’Occidentaux, notre soif de profit et notre cynisme avaient poussé nos parents, et avant eux nos grands-parents, à piller méthodiquement les richesses du monde, de sorte que la dette que nous avions contractée envers eux était immense et ne prendrait à vrai dire jamais fin. Nous étions par principe du côté de l’autre, de celui pourtant que nous ne fréquentions pas. Je me souviens avoir ouvert un jour mon sac avec ostentation, avoir littéralement vidé les pièces de mon porte-monnaie dans le chapeau d’un joueur de flûte de pan, convaincu d’être dans la vérité, comme s’il me fallait sans cesse donner des gages ; au mendiant d’ici je ne lâchais rien, non par calcul, mais seulement parce que je ne le voyais pas.

Auteur: Sansonnens Julien

Info: "Septembre éternel", Éditions de l’Aire, 2021, p.113-114

[ lointain-prochain ] [ hypocrisie ] [ racisme ] [ exotisme vivifiant ]

 

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Ajouté à la BD par Coli Masson

humour musicien

Son téléphone vibra à nouveau.

— Mais qu'est-ce que tu fous, bon Dieu. Tu devrais être dans ta loge. Tu es où, d'abord ?

— Pas très loin, je crois. Enfin, ça dépend de ce qu'on entend par près ou loin. La compassion de près ou de loin, tu connais ? Écoute, se reprit-il, j'ai un problème. Je crois que je vais devoir annuler ce concert.

— Hein ? Mais tu es malade ! Et c'est quoi, ces divagations sur de près ou de loin ? Tu dérailles ? Mais tu as déjà tenté le coup à Vancouver, quand ta copine était souffrante ou je ne sais quoi. Impossible. L'église est pleine. La pub a marché du tonnerre. Tu veux ma mort ?

— La tienne, non. Mais je viens d'apprendre celle de mon père.

Un silence s'installa, le temps que Bob pèse tout ce que cela pouvait impliquer.

— Bon. OK. Je comprends. Je ne dis pas que ce n'est pas grave. Mais tu ne m'avais pas raconté que tu ne le voyais plus, ton père ? Que vous n'aviez plus rien en commun ? Que…

— Oui. Ce n'est pas ça le problème. Je pensais pouvoir jouer, mais je crois que je ne suis pas en état. Il y a des trucs qui remontent.

— Des trucs qui remontent ? Tu te fous de moi ? La place est à trente dollars. On attend six cents personnes. Ça fait dix-huit mille dollars de recette rien que pour ce soir. Bien sûr, il y a les frais de location du piano et de publicité, mais il restera quand même une sacrée somme. Surtout que j'ai trouvé des sponsors. Secoue-toi, merde. Écoute, je vais t'aider. Il faut que tu te rebranches sur le présent. Tu vois quoi, en ce moment ?

— Mon père.

Bob se contint difficilement et hurla :

— Là, devant toi ! Il se passe quoi ?

— Je vois des images. C'est comme si quelque chose se fissurait en moi. Je crois que tout ce que je faisais, c'était contre lui. Il n'est plus là. À quoi bon ?

— Attends un peu ! Tes états d'âme, c'est pour le public. Ton programme, tu l'as déjà joué dix-neuf fois. Dix-neuf fois, tu m'entends ! Tu pourrais le jouer à l'envers, les mains dans le dos. Alors, ne me parle pas de fissure ou de je ne sais quoi. J'annonce au public que tu as eu un incident, que tu auras un quart d'heure de retard, et tu te magnes.

Il raccrocha.

Auteur: Ducreux Georges Henri

Info:

[ deuil ] [ annulation de concert ] [ dialogue ]

 

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Ajouté à la BD par DUCREUX

cité imaginaire

Jamais, dans mes voyages je n'avais poussé jusqu'à Adelma. C'était la tombée de la nuit lorsque j'y débarquai. Sur le quai, le marin qui saisit la corde au vol et l'enroula à la bitte ressemblait à un homme qui avait été soldat avec moi, et qui était mort. C'était l'heure du marché de gros. Un vieillard chargeait un panier d'oursins sur un chariot ; je crus le reconnaître ; quand je me retournai, il avait disparu dans une petite rue, mais j'avais compris qu'il ressemblait à un pêcheur, déjà âgé dans mon enfance, qui ne pouvait plus se trouver parmi les vivants. La vue d'un malade atteint par les  fièvres et recroquevillé par terre avec une couverture sur la tête me troubla : peu de jours avant de mourir, mon père avait les yeux jaunes et la barbe hérissée exactement comme lui. Je détournai le regard ; je n'osais plus dévisager personne.

Je pensai : "Si Adelma est une ville que je vois en rêve, où ne se rencontrent que des morts, ce rêve me fait peur. Si Adelma est une ville véritable, habitée par des vivants, il suffira de continuer à la dévisager jusqu'à ce que les ressemblances se dissolvent et qu'apparaissent des figures inconnues, mais porteuses d'angoisse. Dans un cas comme dans l'autre il est préférable que je ne persiste pas à regarder."

Une marchande de quatre-saisons pesait un chou frisé sur une balance romaine avant de le mettre dans un panier suspendu à une corde qu'une jeune fille faisait descendre d'un balcon. La jeune demoiselle était semblable à une fille de mon pays qui était folle d'amour et s'était suicidée. La marchande leva son visage : c'était ma grand mère.

Je pensai : "Il arrive un moment dans la vie où tous ceux qu'on a connus, les mort sont plus nombreux que les vivants. Et l'esprit se refuse à accepter d'autre physionomies, d'autres expressions : sur toutes les nouvelles figures qu'il rencontre il imprime les vieux dessins, pour chacun il trouve le masque qui colle le mieux."

Les débardeurs montaient des escaliers l'un derrière l'autre, ployés sous les dames-jeannes et les barils ; leurs visages étaient dissimulés par des capuches en toile de sac. "Voilà, ils les retirent et je les reconnais", pensais-je à la fois impatient et craintif. Mais je ne les quittais  pas des yeux ; pour peu que je jette un regard sur la foule qui emplissait ces ruelles, je me voyais assailli par des figures inattendues, revenant de loin, comme pour me reconnaître, comme si elles m'avaient reconnu. Peut-être que moi, pour chacun d'eux je ressemblais à quelqu'un qui était mort. A peine étais-je arrivé à Adelma et j'étais déjà un des leurs, j'étais passé de l'autre côté, confondu dans ce flot d'yeux, de rides et de grimaces. Je pensai : "Peut-être qu'Adelma est la ville où l'on arrive quand on meurt et où chacun retrouve ceux qu'il a connus. C'est signe que moi aussi je suis mort." Je pensai encore : "Et c'est signe qu'au delà, ce n'est pas le bonheur?"

Auteur: Calvino Italo

Info: Villes invisibles

[ onirique morbidité ] [ funèbres obsessions ]

 

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Ajouté à la BD par miguel