Le modernisme y est présenté [dans la lettre encyclique Pascendi du pape Pie X] comme une entreprise concertée, presque un complot.
Or, l’histoire et les documents nombreux publiés depuis le début de ce siècle montrent qu’il n’en est rien. Ce qu’on appelé "le modernisme" est un effet d’ensemble, dans lequel il faut distinguer des causalités diverses, philosophiques, scientifiques, historiques, théologiques, un effet d’ensemble auquel ont contribué des hommes divers, qui se connaissaient plus ou moins, mais qui, en tout cas, et cela est certain, ne s’étaient pas concertés pour aboutir à un tel résultat. Non seulement ils ne s’étaient pas concertés mais, fort souvent, et sur des points majeurs, ils ne s’entendaient pas entre eux. Ils étaient, fort souvent, en opposition violente les uns contre les autres. Loisy ricane dans ses Mémoires au sujet de l’entreprise philosophique de Blondel et de Laberthonnière, mais Blondel attaque violemment Loisy au sujet de sa christologie. Blondel attaque violemment la philosophie d’Edouard Le Roy, et aussi celle de Bergson. A l’égard de son ami très cher le père Lucien Laberthonnière, il est dès le début très critique, et son opposition, sur un point fondamental, va s’amplifier à partir de 1920. […] L’abbé Hébert verse dans le monisme. Blondel est farouchement opposé à cette tendance. Et l’on pourrait dégager ainsi quantité d’autres oppositions entre les héros de la Crise moderniste. […]
Mais si l’auteur de l’encyclique Pascendi nous oppose que si en effet les héros de la Crise moderniste ne se sont pas concertés, il n’en reste pas moins qu’ils partaient tous, plus ou moins, de présupposés communs, qui sont d’ordre philosophique, dont ils n’avaient pas forcément conscience les uns les autres, et qui expliquent la logique générale de l’ensemble du modernisme que l’auteur de l’encyclique considère et traite comme un système.
A cet égard, il faut bien le reconnaître, il y aurait quelque chose de vrai dans cette manière de voir. Les héros de la Crise moderniste sont nés, ont été formés dans un milieu intellectuel, ils ont respiré un air, ils ont baigné dans une atmosphère, qui sont ceux de la fin du XIXe siècle. Qui commandait, du point de vue intellectuel, en cette fin du XIXe siècle ? Qui donnait le ton ? Quel était le système de référence dans lequel l’intelligence se mouvait tout naturellement ? C’était bien entendu Kant, les maîtres de l’idéalisme allemand, et tout particulièrement Hegel, le positivisme d’Auguste Comte, le scientisme matérialiste d’une armée de savants pour qui le matérialisme était le dogme incontesté et incontestable. […]
Ils partaient donc, en effet, souvent, de présupposés communs qui étaient ceux de leur époque et de leur milieu, et l’irrationalisme, l’anti-intellectualisme, la négation de la possibilité de toute métaphysique fondée dans la réalité objective, étaient l’un de ces présupposés.
Si l’on lit l’encyclique Pascendi quelque soixante-dix ans plus tard, un autre fait est saisissant. Ce que l’encyclique dénonce, au début de ce siècle, l’irrationalisme, l’anti-intellectualisme, la philosophie du sentiment et de l’ "expérience intérieure", conçue comme exclusive et seule suffisante, l’appel à la "vie", au "cœur", à l’ "action", le glissement de la pensée rationnelle au sentiment, jusqu’à la nausée – cela a subsisté aujourd’hui, cela se retrouve aujourd’hui, mais en pire, multiplié par dix ou cent, et sans le génie métaphysique des géants du début du XXe siècle […].
En somme, ce qui nous reste entre les mains, quelque soixante-dix ans plus tard, c’est un résidu de la Crise moderniste, ses pires défauts, sans sa grandeur et ses qualités, c’est-à-dire l’importance des problèmes posés, la force de l’analyse chez les plus grands, la profondeur des vues, le courage. […] Il nous reste l’irrationalisme qui atteint aujourd’hui un degré cliniquement hystérique, un refus de toute pensée métaphysique, une ignorance intégrale de toute théologie technique, un rejet a priori de toute théologie savante, une régression vers les formes les plus archaïques, celles des invertébrés mous, une véritable déliquescence.