Comme toutes les pièces, le petit salon rouge comportait un lit, équipé de plusieurs matelas superposés, et une surpopulation de chaises, car il s'agit de ne rien laisser perdre. Jeter une vieille chaise est en soi inimaginable. La maison avait donc tendance, au fil des années, à s'enrichir de tous les meubles usagés qui ne servaient plus dans la résidence principale de mes parents, mais qu'on entreposait en Auvergne, au cas où. Aucune de ses pièces qui ne fût encombrée de sièges, semblant toujours attendre que quelqu'un voulût bien s'y poser, ce qui n'arrivait jamais.

– Vous n’auriez pas dû venir ici. Ce n’est pas un endroit pour les gens comme nous. Les Belges, je veux dire. Ici, il y a plein d’étrangers. Trop. Moi, cela fait cinquante ans que j’habite ici. Avant, c’était bien. On pouvait naître, grandir, se marier, élever des enfants. Mais ils sont venus. Tout ceux-là.

Monsieur André ne dit rien, il pense avoir mal entendu.

- Mon mari disait " les rats ". Il a fait la guerre d’Algérie. C’est comme ça qu’on les appelait là-bas. Parce que, comme les rongeurs, ils se multiplient et il devient impossible de s’en débarrasser.

Monsieur André regarde Madame Verstappen droit dans les yeux. Il dit : – Je vous plains, Madame, de penser des choses pareilles, d’avoir de la boue dans la tête et dans la bouche.

Avant de partir, ils se servirent un nouveau cognac sous le châtaignier. La nuit était venue, calme et très claire ; au-dessus de leur tête, le châtaignier découpait dans le ciel un lourd nuage d’encre aux bords frisés qui jetait sur la terrasse une ombre plus noire, mais à travers sa frange de feuilles et jusque dans ses déchirures, on voyait briller un fouillis d’étoiles ; ils parlaient assez bas, paisiblement, avec des intervalles de silence ; la solitude, le parfum de forêt, l’ombre veloutée du feuillage énorme, la royauté fantomatique de ce village mort donnaient à Grange une impression de luxe singulier. La terre s’ensauvageait, toute rajeunie d’un parfum d’herbe haute et de campement nocturne, retrouvait l’humeur barbare de se loger au large ; il se faisait un silence frais à l’oreille, où quelque chose dans l’homme était vengé et ragaillardi : on eût dit que le ciel était plein d’étoiles neuves. Cachés dans l’ombre des arbres, où bougeait seul le point rouge de leurs cigarettes, ils regardaient dans la perspective de la ruelle pleine de nuit bleue les toits qui commençaient à se mouiller de lune. Les chauves-souris avaient cessé de voleter autour du châtaignier ; de la lisière de la forêt toute proche on entendait monter le qui-vive étrange de la hulotte.

Que ce soit un contremaître du BTP ou une personne coquette tatouée sur tout le corps, une femme enceinte ou une vieille dame, une personne limitée intellectuellement ou un universitaire - vraiment tous s'excusent pour leurs pieds lorsqu'ils retirent pour la première fois chaussures et chaussettes dans la salle de soins. Et cela indépendamment de leur état réel. La chose pour eux est nouvelle et inhabituelle, la rencontre un peu trop intime, une gêne s'installe. Voilà la raison de toutes ces excuses.

Il s'opère, grâce à certaines expériences, une rotation physique de notre rapport aux choses, une sorte de révolution poétique, qui contourne les fonctions, les identités et les usages, qui les tourne et les retourne, qui les éclaire autrement et les écoute, d'abord par leur matière, leur texture  par ce qu'elles nous disent en tant que telles. Le langage est impuissant à témoigner de ce retournement qu'exprime la musique. Si je veux expliquer pourquoi la musique le dit et les mots ne le disent pas, je bute à nouveau sur le langage. Seule la musique peut expliquer la musique.

On aime vraiment que lorsqu’on n’est pas amoureux.

Un an plus tard, lors d'une nouvelle réunion à la mairie où l'on devait délibérer au sujet de l'arrivée d'une famille de migrants au village, il provoqua une véritable onde de choc en déclarant, de sa voix fragile mais extraordinairement persuasive, que si nous ne faisions pas une place, une petite place, une place minuscule à ceux qui n'en avaient aucune, à ceux qui n'étaient rien, à ceux qui ne possédaient rien, à ceux qui n'avaient même pas les mots pour dire qu'ils n'étaient rien, à ceux qui dormaient la nuit dans les jardins publics et qu'on feignait de ne pas voir, à ceux qui essayaient au péril de leur vie de passer sous la Manche, à ceux pour qui le Christ, dans la version première, était mort sur la croix (avec cet argument, il frappa un grand coup), c'est que nous avions perdu définitivement une certaine idée de notre humanité.

Les villageois, émus, bien plus qu'émus, qu'on aurait pu le croire, eurent alors le sentiment qu'Augustin, le petit pédé, la mauviette, le fils à sa maman, contrecarrait avec un cran remarquable les positions paternelles peu favorables aux étrangers quand elles n'étaient pas franchement haineuses.

Le zéro de l'horloge, le dernier soupir du myocarde.

Les trois pétales violets se déplièrent devant son visage comme pour l'inviter à sentir le parfum. Fascinée, Gonna se dressa sur la pointe des pieds , mais le disque de graines s'ouvrit soudain et quatre doigts tentaculaires en surgirent, noirs et luisants comme du pétrole.

L'exobiologiste voulut reculer, mais les doigts agrippèrent son crâne et le tirèrent en avant pour le plonger au cœur de la fleur, et les pétales se refermèrent brusquement sur la nuque.

- Une plante carnivore ! s'écria Evelyn.

Gonna poussait des hurlements étouffés, incapable de libérer son visage de l'étreinte de la plante. Loan, Wipen et Evelyn s'élancèrent à son secours. Un quatrième colon s'empara d'une serpe et réussit à trancher la tige. Ils reculèrent tous les quatre en traînant Gonna, à présent inerte, le visage enveloppé par la fleur.

- Il faut la débarrasser de ce truc, grogna Wipen en la soulevant pour l'appuyer contre un tronc.

Loan tira sur un pétale qui se décolla en traînant de longs filaments de sang dans un horrible bruit de succion.

- Nom de...oh non.., hoqueta Evelyn en découvrant le visage de l'exobiologiste.

La peau avait été arrachée, la chair dissoute. L'os des pommettes luisait à la place de ses joues.

Paragordius Varius. C'était un ver qui s'attaquait aux criquets, expliqua Nathan. Son cycle de vie commençait dans un étang dans lequel étaient pondus des œufs. L'éclosion prenait quelques jours, au bout desquels la larve partait à la recherche de l'insecte. Elle se logeait alors dans ses intestins, et le dévorait lentement de l'intérieur en évitant soigneusement les organes vitaux. Une fois arrivé à maturité, le criquet n'était plus que l'ombre de lui-même. En fait, ce n'était presque plus qu'un ver déguisé en criquet. C'était à ce moment-là que le parasite prenait le contrôle de ce qui restait de l'insecte : il le poussait à se jeter dans une mare. Il s'y noyait, le ver crevait la carapace et se reproduisait dans l'eau. Et le cycle était complet.