Le débat sur l’émergence de la vie
Jeremy England veut utiliser les lois physiques pour expliquer l’apparition de la vie et l’évolution des espèces. Ses théories divisent les spécialistes.
Comment la vie est-elle apparue, il y a 3,85 milliards d'années ? La question reste l'un des plus grands mystères de la science. En 1970, dans Le Hasard et la Nécessité, le biologiste français Jacques Monod, qui a reçu le prix Nobel de physiologie-médecine en 1965, avance l'idée que la vie a surgi grâce à un concours de circonstances exceptionnel, si improbable qu'elle n'a pas pu émerger ailleurs dans l'univers. Cette conception, largement répandue depuis, est battue en brèche par les travaux de Jeremy England et de son équipe de l'Institut de technologie du Massachusetts, qui cherchent à faire de la vie la conséquence de lois physiques.
Jeremy England avance deux idées révolutionnaires. La première stipule que dans certaines conditions, un groupe d'atomes plongé dans un environnement à une température donnée, et soumis à une source extérieure d'énergie (de la lumière par exemple), aura tendance à s'organiser spontanément pour adopter la forme la plus propice à capter cette énergie. Or la capacité à utiliser efficacement l'énergie est l'une des caractéristiques des êtres vivants. Cette théorie n'explique pas directement comment la vie est apparue, mais elle précise les conditions de son émergence. Autre point fondamental : elle rapproche le vivant du non-vivant. " Je ne prétends pas changer la liste de ce qui est vivant ou inanimé. Mais parmi les choses sans vie, certaines pourraient avoir plus de propriétés en commun avec le vivant que nous ne l'avions imaginé. Il pourrait y avoir plus d'étapes que nous ne le pensions entre ce que nous imaginons inerte et ce que nous estimons vivant ", suggère Jeremy England.
Sa seconde idée forte consiste à proposer une explication physique à la théorie de l'évolution de Charles Darwin. Selon le naturaliste britannique du XIXe siècle, les espèces qui survivent sont les plus douées pour s'adapter à leur environnement. C'est la " sélection naturelle ". England propose de placer derrière cette apparente sélection naturelle un facteur physique : la capacité à absorber l'énergie et à la dissiper sous forme de chaleur. " Toutes choses égales par ailleurs, les organismes qui arrivent le mieux à se répliquer (se reproduire, NDLR) sont ceux qui dissipent le plus de chaleur dans leur environnement ", déclare le jeune chercheur américain. Or une bonne capacité de reproduction assure plus de chances de survie à l'espèce. Le talent d'un organisme pour absorber et rejeter l'énergie autour de lui pèserait donc sur la survie de son espèce.
Les idées avancées par Jeremy England sont pour l'instant des pistes, dont les interprétations restent " spéculatives ", de son propre aveu. Une partie de ses travaux est en cours de vérification. Des expérimentations sont aussi prévues. Certains, comme Carl Franck, professeur de physique à l'université américaine Cornell (Etat de New York), sont enthousiastes. " Cela pourrait être un bouleversement comme la science n'en connaît que tous les trente ans ", a-t-il déclaré au magazine américain Ozy. D'autres sont plus sceptiques. " Je pense que Jeremy England surinterprète le caractère général de ses arguments ", rétorque Thomas Oulridge, de l'Imperial College à Londres.
" C'est très intéressant, estime, de son côté, Antonino Marco Saitta, physicien à l'université Pierre-et-Marie-Curie, à Paris. Mais à mon avis, la dissipation de l'énergie est plutôt une conséquence de la reproduction (et pas une cause, NDLR). Je me sens plus proche des idées de Robert Pascal. " Pour ce grand chimiste français, directeur de recherche au CNRS, qui travaille lui aussi sur l'origine de la vie, " on ne peut pas tout comprendre avec la dissipation de l'énergie, il manque la dimension chimique ". Une conviction, toutefois, fait consensus : grâce à l'apport croisé de la physique, de la chimie et de la biologie, et aux possibilités ouvertes par les simulations numériques, la science est plus proche que jamais de percer le mystère de la création.