Mais une sorte de sensation obscure, qui fait gémir et trouble sa poitrine, une sorte de désir nouveau attire, chatouille, excite sa fantaisie et convoque imperceptiblement tout un essaim de fantômes nouveaux. Le silence règne dans la petite chambre ; la solitude et la paresse caressent l'imagination ; celle-ci prend feu, tout doux, tout doux, elle se met à bouillir, tout doux, tout doux, comme l'eau de la cafetière de la vieille Matriona qui s'affaire, imperturbable, à côté de lui, dans la cuisine, à préparer son café de cuisinière. Voilà son imagination qui lance de petits éclairs, voilà déjà que le livre, pris vainement et au hasard, tombe des mains de mon rêveur qui n'a même pas atteint la troisième page. Son imagination est de nouveau parée, tendue, et de nouveau, soudain, un nouveau monde, une vie nouvelle et envoûtante scintille devant lui dans sa brillante perspective. Rêve nouveau - bonheur nouveau ! Nouvelle prise d'un poison raffiné, sensuel ! Oh, qu'aurait-il à faire de notre vie réelle ? Pour son regard acheté, vous et moi, nous vivons dans une telle paresse, une telle lenteur, une telle pâleur ; pour lui, nous sommes si mécontents de notre destin, notre vie nous pèse tellement ! Et c'est vrai, regardez, c'est indéniable, comme, au premier regard, tout parmi nous est froid, austère - on dirait renfrogné... " Les pauvres ! " pense mon rêveur. Pas étonnant qu'il le pense ! Voyez ses ombres magiques, si envoûtantes, si fantasques, insouciantes, qui s'assemblent devant lui et composent un tableau magique et animé, où il se trouve lui-même au premier plan, dans le rôle du héros, évidemment, notre rêveur, dans toute sa chère personne. Voyez quelles aventures multiples, quels essaims infinis de rêves exaltés. Vous demanderez peut-être de quoi il rêve. A quoi bon le demander ! ...Mais il rêve de tout... (...) Que peut lui faire, que peut lui faire à lui, ce paresseux sensuel, cette vie que nous voulons si fort, et vous et moi ? Il la voit pauvre, pitoyable, et ne devine pas que, même pour lui, peut-être, un jour, cette heure triste finira par sonner où, pour un jour unique de cette pauvre vie, il donnera toutes ses années fantastiques. (...) Mais ce moment, ce terrible moment, n'a pas encore sonné, et lui, il ne désire rien, parce qu'il est au-dessus des désirs, parce qu'il a tout, parce qu'il est repu, parce qu'il est lui-même l'artiste de sa vie, qu'il l'a crée lui-même, d'heure en heure, selon ses nouvelles lubies. Et ce monde de contes, ce monde fantastique, quand il se crée, c'est tellement facile, tellement naturel ! Oui, je suis prêt à le croire, parfois - cette vie n'est pas une excitation des sens, un mirage, un leurre de l'imagination, elle est vraiment réelle, oui, présente - existante !