À l'heure de l'intelligence générative, qu'est-ce que la pensée ?
La pensée humaine est ordonnée par le langage. Et c'est le langage qui façonne le cerveau humain, spécifique et unique
Il n'est pas un jour où l'on compare les superordinateurs doués d'intelligence artificielle (IA) et le cerveau, ce petit organe qui nous surplombe, et qui consomme 1/5e de l'énergie du corps (20W/h) pour 1/50e de son poids. Mais posons la question : qu'est-ce que la pensée de l'homme ?
Demandons au ChatBot ce qu'est la pensée. Le robot nous décrit : une pensée analytique, une créative, une critique et une intuitive. Tout y est énoncé, même ce que l'on omettrait. L'IA rassemble des données infiniment supérieures à l'ensemble des encyclopédies et bibliothèques les plus fameuses, et elle fournit, sur base de statistiques, les réponses les plus probables et textes les plus adéquats. L'IA nous apporte mille idées auxquelles l'on a pas pensé, mais l'IA ne pense pas. En fait, en quelques secondes, la réponse est époustouflante… mais ici, décevante !
La pensée humaine fonctionne grâce au cerveau. Les neurologues peuvent observer (par IRM à plus de 11 Tesla) des voxels jusqu'à 150 neurones. Et par reconstruction d'images de microscopie électronique, ils arrivent à observer les synapses neuronaux avec une définition de 2 microns. Les neurophysiologistes parviennent à suivre les méandres de nos pensées dans toutes les circonvolutions de nos aires cérébrales, seconde par seconde, et même avec l'électroencéphalographie computérisée en moins d'un centième de seconde. Les psychiatres peuvent localiser les dysfonctionnements du cerveau dans ce que l'on appelle les maladies mentales, telles les dépressions, schizophrénie, troubles obsessionnels-compulsifs et autres troubles de la pensée. On peut donc la suivre de mieux en mieux, mais tout cela ne dit pas grand-chose quant à son contenu.
Associations
Le cerveau est composé de milliards neurones, qui se connectent entre eux en réseau. Le tout est constitué de groupes de quelques neurones formant ensemble ce que l'on appelle des "neuronal assemblies", sorte de cristaux synaptiques. Et ceux-ci s'unissent également entre eux pour former des "building blocks", des signifiants primaires. Et ces associations se multiplient tant et plus, en fonction des informations sensorielles et cognitives.
Lorsque nous voyons une banane, celle-ci se projette telle quelle de la rétine vers le cortex visuel primaire. Mais aussitôt, cette image se diffuse dans les aires corticales associatives dites secondaires, et y suscite tantôt une odeur, un goût, on envisage de la flamber ou en faire une panade, mais également on la nomme et l'écrit, ou encore on évoquera une coupe de cheveux, ou osera toute autre idée grivoise. La pensée jaillit, d'abord au premier degré, puis au second, on la travaille par le langage, et on la sublime par la poésie et l'humour.
Notre pensée est consciente, mais elle est également inconsciente.
Car l'être humain est un être de langage, de logos. Dans le cerveau, les cristaux synaptiques sont également formés de phonèmes, qui s'associent en mots, puis en phrases, enfin en texte, avec du sens, ou pas. Ces cristaux synaptiques questionnent constamment l'ensemble des aires associatives du cerveau pour les coordonner en syntaxe. Notre conscience est basée sur la syntaxe, étymologiquement, une "mise en ordre". Lorsque nous pensons, nous nous parlons à nous-mêmes, avec une intention. De la même manière, lorsque l'on bouge, nous avons l'intention de déplacer un membre, nous savons alors où il se trouve. C'est du fait de cette intention initiale qu'il n'est pas possible de se chatouiller soi-même… sauf que les schizophrènes ressentent des idées qui ne viennent pas d'eux-mêmes, dont ils n'ont pas eu l'intention : leur pensée est chatouillée de l'extérieur, par leur délire et hallucinations.
Pièces de puzzle
Notre syntaxe se base sur le langage, avec sujet, verbe et complément, et également sur notre histoire, le passé qui nous constitue, le présent que l'on vit, et le futur dans lequel on se projette. Mais au-delà encore, nous pensons en fonction de l'histoire ontogénétique singulière à chacun d'entre nous, imprégné de l'Histoire phylogénétique de notre civilisation.
Notre pensée est consciente, mais elle est également inconsciente.
En effet, on peut comparer tous les cristaux synaptiques à des pièces de puzzle. Par la pensée consciente, on met "en ordre" toutes les pièces afin de constituer une image cohérente. Et le soir, on va dormir, et on remet toutes les pièces dans la boîte. Elles y sont alors bien dissociées, quoique certaines sont encore quelque peu associées. Pendant la nuit, les circuits monoaminergiques (grosso-modo, sérotonine, noradrénaline et un peu la dopamine) sont au repos. Or ce sont ces monoamines qui associent les pièces durant l'éveil, mais durant le sommeil, elles se désactivent. Dès lors, les pièces du puzzle se retrouvent dissociées. Cependant, quelques pièces peuvent encore fonctionner en associations incohérentes pendant les rêves, en séquences plus ou moins longues, avec des récits surprenants, parfois scandaleux, et qui nous apprennent souvent beaucoup sur nous lorsque l'on en décode leur contenu métaphorique et métonymique. Là se trouve notre inconscient, toujours présent, qui nous constitue tout autant que notre pensée consciente. On n'en a pas de souvenir, vu que les circuits monoaminergiques sont au repos durant la nuit (à noter que ces circuits sont encore inexistants chez le bébé, néoténique – ce qui explique pourquoi nous n'avons aucun souvenir de notre toute petite enfance). Cet inconscient peut surgir durant la journée, lors de lapsus, actes manqués, et autres.
Ingénieur et artiste
Résumons en termes psychanalytiques. Durant la nuit, nous sommes des artistes, influencés par nos processus primaires qui circulent de façon fantaisiste en associations libres. Et en journée, notre côté ingénieur repend le dessus grâce à nos processus secondaires qui remettent de l'ordre sur les primaires afin d'obtenir une pensée que l'on souhaite cohérente.
La pensée humaine est ordonnée par le langage. Et c'est le langage qui façonne le cerveau humain, spécifique et unique.
Conclusion : nous avons tous en nous un côté ingénieur et un autre artiste – pour qui veut bien l'entendre…